L’enfant de Marx et Hitler

Critique | Une bataille après l’autre de Paul Thomas Anderson, 2025

Par on ne sait quelle magie, Paul Thomas Anderson a toujours réussi à avoir deux tours d’avance sur le cinéma états-unien tout en ayant deux trains de retard sur son histoire. Ses films se déroulent volontiers dans le passé (les années 1970 pour Boogie Nights (1997) et Licorice Pizza (2021), les années 1950 pour The Master en 2012 et Phantom Thread en 2017) ; voire à l’époque des grands mythes fondateurs à l’instar de There Will Be Blood (2007), qui raconte d’autres origines aux États-Unis que ses salades habituelles avec son ample récit de grande ruée vers l’or noir. Il semble évident que l’histoire et la politique n’intéressent pas tellement PTA — elles sont tout au plus un prétexte et une valeur ajoutée à ce qui lui importe profondément : le lien, la nature du lien, la profusion des liens entre les humains. D’où cet attrait pour la fresque, et que l’on retrouve en partie dans ce nouveau film où se brassent et passent des dizaines de personnages, pour un temps ou pour toujours. 

Mais avec Une bataille après l’autre, le système Paul Thomas Anderson est mené à rude épreuve : budget gonflé à 150 millions (alors que son plus grand succès passait à peine la barre des 75), promesse faite à la Warner d’une comédie d’action grand public (il ne s’y limite jamais), et première incursion du cinéaste dans « l’époque contemporaine » — l’année précise des faits reste volontairement vague. Pour y raconter quoi ? Telle est la grande question à laquelle tous les cinéphiles politisés du dimanche essaieront de répondre, s’engouffrant illico dans la thèse du « film qui sonde les fractures profondes d’un pays divisé entre les wokistes d’un côté et les fachos de l’autre ». Thèse déjà entendue, défendue et déployée à peu près partout, prenant l’assassinat du suprémaciste Charlie Kirk pour illustration tombant à point nommé, ainsi que l’autoroute fascisante vers laquelle le second mandat de Trump mène le pays, pour une réalité cryptée à l’intérieur du récit. On aimerait presque leur dire : fallait-il monter si haut (c’est-à-dire très bas), et surtout si vite, pour regarder ce nouveau PTA ? Ne leur en voulons pas trop, le film est criblé de symboles à relever pour attester de son gauchisme éclairé : une métaphore de l’ICE par-ci, une évocation discrète du Black Power par-là… Mais quel grand film politique ! Peut-être aurait-il mieux valu n’aborder que la question raciale, celle qui est la plus pertinemment investie ici ? Revenons à la matière film et à ce qu’il est vraiment. 

Le problème, c’est lui

Bob Ferguson (Leonardo DiCaprio) est un activiste d’extrême gauche prêt à « s’enraciner » avec Perfidia (Teyana Taylor), une femme décrite par sa mère comme une « fonceuse issue d’une grande lignée de révolutionnaires ». Ils se rencontrent au sein des French 75, un groupuscule qui fait la guerre aux fascistes et promet l’arrivée du grand soir. Aucun autre détail ne permet d’en savoir plus sur cette faction, ni sur les motivations profondes de Bob : emportent-ils l’adhésion de la population ? sont-ils suffisamment nombreux pour que leur menace soit sérieuse ? Nul ne peut l’avancer. Ce que l’on sait en revanche, c’est que les marxistes américains ne courent pas les rues, et que la lutte armée n’est plus du tout l’unique ni le principal moyen d’action privilégié par une l’avant-garde contemporaine (le traitement réservé aux réseaux sociaux est balayé de manière assez boomer par PTA par exemple). Deux hypothèses quant à ce point de départ : 1) PTA use de la métaphore pour raconter l’Amérique d’aujourd’hui et les French 75 renvoient à quelque chose d’aussi abstrait que « le camp progressiste », avec toutes les approximations que cela présuppose ; 2) PTA se désintéresse de la question politique en tant que telle et n’y recourt qu’à des fins de charge émotionnelle, afin d’éclairer le véritable sujet de son film, la transmission et la prolongations des luttes du passé par la nouvelle génération. Ce détour lui permet alors de créer un effet de miroir et d’identification de ses préoccupations intimes à celles du champ politique, qu’il aborde avec peu de maîtrise ou de consistance. La première théorie paraît trop grotesque pour correspondre à un cinéaste auquel on reconnaît un minimum de finesse. La seconde, plus réaliste, n’en demeure pas moins à moitié problématique : peut-on sérieusement considérer aussi petitement l’engagement politique et n’en faire qu’un simple trait de caractérisation ? 

Le problème n’est pas tant d’en dire peu à leur propos, mais surtout de ne rien en faire d’autre qu’un amas de signes excitateurs pour le contemporain, ayant pour seul effet véritable d’évider la question de transmission au cœur du film. Si la politique n’est pas sérieusement investie par les personnages, que transmettent-ils alors à leur fille ? Peut-on croire à cette image de l’acteur le plus connu de la Terre hurlant, visiblement convaincu, que viva la revolution ? Leonardo DiCaprio : solution économique, problème esthétique. Écologiste qui se déplace en yacht aux conférences sur le climat, il est l’acteur tardif d’une Méthode qui lui demande par exemple d’apprendre à jouer l’idiot pour Scorsese (Killers of the Flower Moon). S’il est capable d’un tel exploi, c’est qu’il devrait bien pouvoir jouer le marxiste chez Paul Thomas Anderson, non !? Le défaut du film résonne alors en parfaite cohérence avec son acteur principal : une même méthode qui reste en surface et n’entre jamais véritablement dans la matière qu’ils se proposent comme point de départ. Ou plutôt, n’y entrant qu’à la manière de PTA, c’est-à-dire de biais pour mieux en ressortir, le cadre politique servant de porte vers l’intériorité des relations entre des hommes, des femmes, et, surtout, leurs origines.

War is sex, sex is war

Elles pourraient être de deux ordres : historique tout d’abord, à travers une forme de réactualisation de questions posées par le mouvement Black Power : possibilité d’une cohabitation raciale, culpabilité blanche, libre arbitre noir. Une relecture contemporaine de ces questions, traitées sous l’égide de l’intersectionnalité ? C’est encore léger : où sont George Floyd et Donald Trump, les militants à pancartes et les vrais gens qui souffrent ? Toutes les situations causées par la naissance de Willa (Chase Infiniti) de l’union de Bob et Perfidia ne prennent qu’une consistance dramaturgique, jamais politique. À l’arrivée de leur fille, Bob se désintéresse rapidement de la lutte pour vouer sa vie à son enfant. Il le peut : il n’est ni une femme, ni racisé ; les combats politiques s’inscrivent autrement dans sa chair. Une bataille après l’autre, c’est d’abord la manière dont chaque personnage hiérarchise les intérêts qui le concernent. La politique peut passer au second plan chez Bob. Mais ce qu’il y a de passionnant, c’est qu’on pouvait déjà le voir avant la naissance de l’enfant, puisqu’il n’éprouvait pas une excitation comparable à celle de Perfidia sur le terrain. La différence de traitement des deux personnages en est alors lourde de conséquence : si l’on peine à pleinement saisir ce qui fonde l’engagement de Bob, on imagine bien les raisons qui ont politisé Perfidia, et la jouissance qu’elle éprouve en menaçant le colonel S. J. Lockjaw (Sean Penn) à l’aide d’un pistolet (dont on a suffisamment illustré le rapport phallique). Le lien direct établi entre militantisme et libido constitue sans doute l’idée la plus originale et pertinente du film. La lutte excite, la guerre donne envie de baiser en soi — avec son amant ou un facho, peu importe (c’est en tout cas la thèse de PTA), l’idée de désir prime dans son abstraction. Et pourtant, c’est Perfidia qui trahira tout le monde pour s’en sortir, le cinéaste ayant l’élégance de nous laisser imaginer le poids de ses remords en abandonnant le film politique avec son arrestation, pour mieux nous laisser en la compagnie d’un papa DiCaprio, disciple high du Big Lebowski, héros principal d’un autre genre de film, le buddy action movie.

L’autre forme de quête des origines à laquelle s’adonne PTA serait donc celle, plus traditionnelle, de l’ordre généalogique. Dans la deuxième partie du film, après une ellipse de seize ans, Willa se retrouve en danger. Récupérée in extremis par les French 75 avant que le colonel ne la kidnappe par esprit de revanche, Bob essaie lui aussi de retrouver sa fille, mais ne peut plus communiquer avec le groupuscule auquel il a appartenu, ayant oublié le mot de passe qu’ils se donnaient au téléphone. Politisation à échelle variable disions-nous. Le chassé-croisé tout altmanien entre les différents personnages donne alors une belle épaisseur aux personnages secondaires. Sensei Sergio (Benicio del Toro) d’abord, prof de karaté de Willa et ami de Bob, dont le mode de vie se révèle bien plus politique sans appartenir à aucune organisation ; mais surtout Lockjaw, qui intègre à son tour un groupuscule (d’obédience nazie si l’on s’en tient aux techniques d’élimination par gaz et four crématoire qu’ils utilisent), le Club des Aventuriers de Noel. Pour y adhérer, il doit prouver sa blanchité, et souhaite donc éliminer Willa, dans l’hypothèse où celle-ci serait née d’une relation passée avec Perfidia. Serait-elle l’enfant de Marx et Hitler plutôt que de Marx et Marx ? Que peut bien dire, faire ou penser cette métaphore pure de l’Amérique à laquelle fantasme PTA ? Par cette quête d’identité, qui abandonne définitivement la matérialité des questions politiques introduites en amont, le film achève alors son projet de mutations successives en une simple histoire de famille. « Qui es-tu ? » demandera-t-elle à son père dans une scène finale d’une grande puissance dramatique, survenue à l’issue d’une longue déambulation dans le genre du film d’action. Qui sont-ils ? Le savent-ils eux-mêmes ?

Un film d’action comme les autres

En perpétuelle redéfinition de lui-même donc, Une bataille après l’autre fait circuler ses motifs et les agence d’un genre à l’autre. La bataille politique s’est ainsi vue muter en un film de guerre familial à ramifications (paternelles) multiples au milieu du film. Il n’est donc guère surprenant que cet enjeu prenne, dans le dernier acte, la forme d’une course poursuite : le film revient enfin à une pure affaire de mise en scène et de matérialité à travers les grandes routes américaines cabossées où s’élancent les voitures. Mais avant cette séquence de pure ludicité, le film prend déjà le temps de ralentir et de s’amuser, porté par le personnage de Sensei Sergio. DiCaprio joue au stressé (de sa propre Méthode ?), tandis que Del Toro l’assure méthodiquement, à l’arrière-front. Reconnaissons dans ces oscillations de tempo et de topographies, la découverte en cours de route d’une rythmique pure et véritablement unique, asservie à la musique de Jonny Greenwood. Le film arriverait presque à mi-chemin d’un Wes Anderson décoincé de lui-même (symétrisme borné et répétition de quelques plans à l’instar des femmes des deux générations qui tirent à la mitraillette, mais la présence de Del Toro y participe aussi), et du cinéma de Kleber Mendonça Filho (L’Agent Secret notamment, qui use de sa bande originale d’une manière toute similaire). Une bataille après l’autre est donc à la fois gravement empêtré et terriblement libéré des contraintes des genres qu’il fait valser. Peut-être n’a-t-on jamais connu plus belle partition de Greenwood pour le cinéma, et d’époque où les cinéastes collaborent à ce point avec leurs compositeurs. Ici, et c’est sans doute l’aspect le plus émouvant du film, la parole compte autant que la musique, sinon d’avantage : il y a plus de mélodies que de dialogues. La poésie et la politique, une coexistence difficile mais nécessaire à tenir, et l’impossibilité d’en abandonner une au profit de l’autre, les deux se conférant mutuellement sens et raison d’être.

Et c’est à ce prix seulement qu’Une bataille après l’autre devient — quand même, enfin — un bon film (d’action). Dans l’impressionnante scène finale de course-poursuite à quatre voitures, la musique, comme le relief des routes, dicte son rythme à la mise en scène, la courbe des montées et des descentes épousant  l’adrénaline, chaque bosse devenant l’occasion de mesurer si la distance entre les véhicules s’est resserrée. Le savoir-faire de PTA en matière de film choral atteint ici une apogée évidente, d’autant plus regrettable qu’elle se trouve arrimée à un engagement politique évidé de toute substance, mais qui continue malgré tout de toucher, par la sincérité de la relation père-fille qu’il déploie. Meilleure comédie que film politique, meilleur film d’action que film politique, Une bataille après l’autre cherche quand même à être un film politique. Cette obstination est un mystère, un mystère raté, mais un mystère dont l’intériorité est traversée par au moins deux autres grands films. Film-Frankenstein de l’année, il rêve de manier Marx et Hitler, mais comme tant d’autres avant lui, n’approche véritablement ni l’un ni l’autre, préférant se réfugier dans un extrême centre confortable. PTA aurait dû, à la manière d’un LVT, oser parler d’avantage en son nom des problèmes qu’il projette chez les autres. Les corps noirs sont ici observés et appréhendés par des jumelles blanches : le colonel scrute Perfidia, Bob pointe furtivement son sniper sur Willa. Par là, le cinéaste assume parler depuis sa position. Elle est évidemment la bonne. Mais pourquoi semble-t-il en avoir presque honte, au point de la dissoudre dans ce nébuleux et généralisant gloubi-boulga ?

Une bataille après l’autre de Paul Thomas Anderson, au cinéma le 24 septembre 2025