Critique | Là-bas (2006) | Événement Chantal Akerman
Une fenêtre ouverte, une autre fermée. Une scission dès le premier plan. La commande d’un film sur le dehors, sur le pays, Israël et le rendu dans un dedans, un intérieur tel un monde clos sur lui-même, sur elle-même, Akerman et son identité – comme quiconque – disparate. Une identité derrière les volets. Une id-entité ; derrière, cachée, recluse, guetteuse, une vue qui n’ose pas. Un œil qui contemple, indiscret, perturbé d’illégitimité – ou d’un trop-plein trop gros, grossier, facile. Ou fac-île comme un îlot, ou isolé dans l’inconnu, l’autre connu, car là-bas c’est l’ailleurs. Puis un coup de fil ramène à la présence terrestre. Non, non, je ne vais pas à la mer. Il faut que je travaille. Naufragée sur commande. C’est Akerman au milieu d’un territoire qui n’est ni le sien ni celui d’un autre et qui, dans un même temps, est le sien et celui de bien d’autres. Une sorte d’exil ? Une quête ? Non non, une sollicitation.
Une solli-citation. (Je ne me sens pas appartenir.)
Une soll-ici-tation.
Une seule-ici-tation.
Une seule ici – action !
C’est un confinement organisé. L’État Hébreu et son calme ciel turquoise. Les voisins sur la terrasse d’en face. Les travaux de la ville. L’air est doux. Les architectures polies. La frontière entre dedans et dehors, indépassable. Car c’est aussi une guerre en soi, en soi-même. La dualité est complexe, perturbante, assiégeante. Les frontières veulent tout dire – veulent rien dire. La stridence des sonneries du téléphone fixe viennent perturber le calme ambiant. Quand Akerman décroche, elle parle français, anglais, hébreux, familier, professionnel, historique, ça varie. Puis elle regarde les autres regarder les autres. Elle observe les voisinages guetter depuis leurs balcons. Tout le monde se zieute, mais Akerman filme. Elle sollicite sa caméra.
Il y a quelque-chose en moi qui a été abîmé. Mon rapport au réel, au quotidien.
Akerman, après des mois de réflexion, accepte d’aller faire un film en Israël. Mais elle a perdu ses notes. Elle les a perdus en Espagne. Elle se retrouve dans un lieu qu’elle ne connaît pas. Elle n’a pas osé encore sortir, ou juste pour quelques tâches importantes. Elle ne sait quoi faire ici. Elle doute. Elle tâte. Elle lit. Elle aspire à faire une œuvre intime. Alors elle attend. Elle aimerait ne pas en faire trop, mais surtout ne pas en faire pas assez. Alors elle va filmer la mer. De loin, de près, de loin, de près. Elle filme un horizon et des avions qui passent. La mer, le ciel, les vagues et ses nuages. Il y a des amoureux sur la plage. Des promenades, des promeneurs, des promeneuses. Des vagabonds, des vagabondes, du temps qui passe et l’espace qui trépasse et l’on stagne à nouveau, confiné, reclus, perdu. L’espace du dehors est un espace du deux-hors – hors de soi comme d’un double, cette fameuse dualité, frontière, discorde ou doute sur soi. Où sommes-nous ? Dans le reflet de nos vitres par lesquelles nous guettons. Et le bruit des claviers, le travail qui reprend.
Il faudra bien qu’un jour nous regardions Israël en face. Sans réserves ni détours ; nous n’y échapperons pas. Nous y voilà. J’y suis. Et bientôt, je repars.
Les terreurs du passé peuvent ressurgir à tout moment. Un enchaînement de plans fixes comme une Histoire à tout jamais figée dans le monde.
Le flou de la plage et du bleu de la mer et du ciel, le blanc aveuglant, une étendue infinie, un horizon et encore un avion, un départ en venir. Il y a des Israéliens et des Israéliennes qui tentent de vivre, malgré le vent qui se lève, sur le sable de ces plages. Akerman les enregistre. Elle capture un instant. Un moment de vie et de vague que le monde rend incertain. Une femme porte sa chaise jusqu’au devant des vagues comme une contemplation éternelle d’un horizon éternel. Le double de la cinéaste ? Encore cette histoire de scission, de frontière, de division ? Une sollicitation pour un dédoublement. Les films ne sont que des films tandis que les êtres humains sont bien plus. Les individu·es diviseront le temps et l’espace – s’enraciner dans l’espace ; ça j’arrive à comprendre. Il y a des vies qu’il faut savoir entendre pleinement. Et pour ça, rien de mieux qu’un silence confiné. Confiné en nous-mêmes. La scission. Derrière les volets, les rideaux, les fenêtres. Une accélération. Une fen-être, des fen-êtres. La vie qui file – brusquement, violemment, et la nuit, le verbe comme l’instant. Tout en-soi comme chez-soi.
Là-bas de Chantal Akerman, ressortie au cinéma le 23 octobre 2024