Critique | Journal d’Amérique, Arnaud des Pallières, 2023
En ouverture, silence, faire rouler, dévier, faire ensemble, d’un bloc, puis la maison se déplacera. Sera-t-elle là après la mort ? Les humains fondent et refondent sans jamais savoir jusqu’à quand. À tout et pour tout, il y a une fin, non ?
La première image résonne comme un signe, un geste à suivre. On ne peut qu’interpréter – ou surinterpréter – les mouvements. À l’inverse des journaux intimes de tout un chacun, ici, rien n’est fermé, tout est accessible, ouvert comme nos yeux épatés, nos pensées dilatées. Arnaud des Pallières construit, monte et démonte pour élargir nos idées, nos sens et nos imaginaires intrigués. Une architecture prend vie. Elle est à créer (ou à recréer). Elle vient des mots et des images, elle forme un tout, un assemblage improbable. En entremêlant rigoureusement quelques images du siècle dernier à quelques passages de son journal personnel, de son journal de pensées, Arnaud des Pallières provoque la survie des deux bords, ce binôme improbable. Toutefois, ici, les images sont des autres. Elles sont d’archives. Récupérées sur Prelinger Archives, elles existent mais ne sont rien. Elles sont les captations d’américains et d’américaines du siècle dernier. De leur vie privée, de leurs travaux, de leurs familles, leurs camarades et collègues. Il faut les ramasser, les stocker puis les faire voir, or si personne ne se décide à le faire, elles disparaîtront dans les méandres. Car, oui, tout peut disparaître, toujours, tout le temps, et même elles. Surtout elles… L’architecte prend les formes, les fait vivre. Il est créateur. Artiste. Il fait des mots et parfois des images. Il fait des touts, des œuvres. Il assemble et il monte, dresse et façonne. Ici, le journal est le sien. Il existe mais n’est rien. Il faut le partager, le montrer, le faire lire, or si l’auteur ne le fait pas, il disparaîtra à sa mort. Dès lors, l’architecture sera celle-ci – celle des images d’un côté et des pensées de l’autre, le tout agrafé sur l’écran comme d’une bâtisse, une seule. Elle instaure une nouvelle œuvre, une métamorphose des deux premières, une création singulière d’un Journal d’Amérique.
Le vingtième siècle a été celui des premières captations, celui d’un monde enfin filmé, capturé, d’un monde de preuves et d’intimités mouvantes et pourtant figées. Aujourd’hui, le trop plein d’images est une overdose, une saturation, un épuisement. Le monde de pierres précieuses, celui de la rareté des images, celui d’hier, aujourd’hui nous n’en avons qu’une relique, qu’un détail rabougri, usé, qu’un vieux rêve éteint comme l’américain. Que faire alors de ces souvenirs ? De ces images ? Et si il n’y avait plus de propriétaires ? L’appartenance des captations filmiques a quelque-chose de foncièrement ridicule, alors pourquoi donc un instant de vie devrait appartenir à celui qui, par un objet qui n’est d’ailleurs pas le sien (pas sa création), l’a enregistré ? Le rapport de propriété aux images semble infiniment relatif. Arnaud des Pallières ouvre la question : où commence et où s’arrête la possession d’un patrimoine ? Qu’est-ce qui relève de l’intime, du personnel, et qu’est-ce qui relève du commun, du public ? Journal d’Amérique tente un lien, il expérimente une nouvelle injonction. Et pour ça, il se fera donc le Jonas Mekas d’un temps clos, d’un pays perdu, d’un monde en fin de vie : l’Amérique, ce pays de mille facettes, et le plus souvent peu reluisantes. Capitalisme et malbouffe. Surconsommation et temps de guerre. Terre cruelle et virilisme. Culture des violences et des carnages. Dans ces conditions, rêves et réflexions seront les deux bords d’un monde où seul le dedans, le passé, sera en ligne de mire. Et la destination en sera la mémoire, la remembrance d’un monde oublié (ou en instance d’oubli). Par les écrits intimes comme des panneaux pour film muet, les archives en gagneront de nouveaux sens. Ils les structureront, par les profondeurs, d’histoires multiples – des songes ou des pensées que seul le montage saura accroître, fructifier, voire raviver.
À notre mort, les souvenirs décèdent au même instant que le reste. Ils trépassent puis disparaissent à tout jamais. Alors, c’est forcé, il faudra les fixer, les visser, les clouer au dehors si l’on veut (pourquoi pas ?) les ancrer, à l’inverse, au dedans. Journal d’Amérique sera donc ce passage. Un passage du mortel à l’immortel, une issue vers la vie.
Journal d’Amérique d’Arnaud des Pallières, sortie le 22 novembre 2023