Édito | Événement José Luis Guerín
Le geste cinéphile qui consiste à chercher partout et par tous les moyens des images dignes, importantes et mémorables, se voit dédoublé à l’intérieur du cinéma de José Luis Guerín et sa perspective archéologique. Dans son chef-d’œuvre En construcción (2001), le cinéaste montrait les mutations (la gentrification) d’un quartier populaire de Barcelone, Barrio Chino, en y documentant à la fois ses habitants invités (forcés) à partir, leurs prédécesseurs par les fouilles et divers trous creusés pour la construction des nouveaux bâtiments, ainsi que leurs successeurs au moment des visites des nouveaux locaux. Le (non-)dialogue de ces trois générations d’habitant·es d’un même lieu était ainsi exempté de tout romantisme, et rendu à sa part de violence véritable : on quitte un endroit parce qu’on meurt ou qu’on en est viré. Rapportée à l’activité cinéphile, cette autre forme, joyeuse cette fois-ci, d’exploration du passé, la (re)découverte des films de José Luis Guerín à l’occasion de la sortie des Histoires de la bonne vallée le 17 décembre fait indéniablement office de grand événement.
Osons les mots : il est scandaleux de découvrir « par hasard » des films comme En construcción alors que leur réalisateur se situe dans la lignée de grands cinéastes contemporains : Pierre Creton en premier lieu, dont l’amour pour les espaces verts et les petites communautés reconstituées ne sont pas sans rapport avec Histoires de la bonne vallée. Jonas Mekas ensuite, à qui ce nouveau documentaire est dédié, et dont la correspondance avec Guerín donna lieu à un film à la croisée du ping-pong et de la carte postale (Correspondencia(s), 2011). Il serait également possible de remonter la chaîne des correspondances jusqu’à des amitiés esthétiques engageant des artistes plus anciens comme Robert Bresson pour n’en citer qu’un, auquel on ne peut que penser devant la magnifique déambulation strasbourgeoise de Dans la ville de Sylvia (2007). Il suffit donc d’un film « d’actualité » et de deux ou trois rattrapages pour respirer à nouveau. Voilà ce qu’est un événement pour la critique : une sortie qui sert de prétexte pour faire une mise à jour de l’histoire du cinéma, enrichie de films mal vus ou sous-évalués à leur sortie. José Luis Guerín est l’un des grands cinéastes de notre temps, tant pis si peu le connaissent, dommage qu’on lui ait donné si peu d’argent dans sa vie pour le laisser filmer. Maintenant, il reste quand même les images qu’il nous donne. Et en l’espèce, au moins une trilogie dédiée à une ville chère à son cœur, Barcelone, composée des films : En construcción (2001), Recuerdos de una Mañana (2011) et Histoires de la bonne vallée (2025).
Pourquoi ces films nous touchent-ils autant ? Tout d’abord, parce qu’on se sent bien en les regardant, à notre place, accueillis à bras ouverts. Nous aurions pu nous arrêter devant les ruines barcelonaises et discuter avec les habitants de ces crânes découverts, ou de la perte d’identité qui pend aux murs de ce quartier. Dans la bonne vallée, nous aurions pu les rejoindre pour nous baigner dans l’eau interdite du canal, ou nous asseoir avec eux autour d’une bonne caña bien fraîche, rire et nous émouvoir des mésaventures de cette vendeuse de 4 000 chaussures journalières. Les images de Guerín sont une véritable terre d’accueil parce qu’elles montrent des enfants, des jeunes, des vieux, des vivants, des morts, des vivants qui attendent de retrouver leur moitié dans l’au-delà ainsi que des morts qui rêveraient de vivre encore un peu avec nous. Ses films sont du cinéma, pas de la culture ; ils sautent la case « rendre la dignité à ces petites gens », et montrent au contraire l’indignité du traitement de ces camarades par les pouvoirs municipaux. En ce sens, le geste-signature de Guerín entérine la fonction proprement accueillante de ses images (et pas « démocratique », encore un mot vidé de son sens au cinéma) : si vous regardez l’un de ses films, vous découvrirez sa passion pour filmer des vitres, objet trivial et magnifique dont la nature permet la coexistence du dehors et du dedans, sur cette fine ligne de verre faisant office de frontière. Mieux que la 3D, cet effet se verra d’ailleurs dédoublé par votre propre reflet si vous découvrez ses films depuis un ordinateur, comme pour vous inclure, vous aussi, à l’intérieur d’un plan en partage.
José Luis Guerín a 65 ans. Creton en a 59, Mekas approchait les 90 au moment de sa correspondance. Nous nous sentons bien en la compagnie de ces jeunes-vieux (tous des hommes, certes), et c’est un autre monsieur qui nous a accompagnés dans notre réflexion sur le cinéma documentaire de Guerín : Jacques Rancière. On s’est enrichi de la façon qu’a le philosophe d’entrer dans le film, de le dépouiller de toutes les conceptions que nous effleurions par les procédés de mise en scène que nous décrivons, pour parvenir directement au cœur du film, dans sa toute simplicité : « ces fleurs, ces couronnes de fleurs, la fille aux fleurs, tout cela, en quelque sorte, crée une sorte de conjonction, et c’est ça qui me touche […] C’est ça que José Luis Guerín parvient à faire : conjoindre deux régimes de sensibilité censés être immédiats ».
Alors faisons de la philosophie à notre tour, empruntons cette idée au philosophe et faisons-lui un enfant dans le dos. Deux régimes de sensibilité nous touchent particulièrement ces temps-ci : l’attention portée à la terre et le partage de ce « territoire » (le mot est de Rancière) avec tout le monde et tous les âges. On pourrait faire fleurir cette interrogation à une échelle historique : ces deux motifs traversent un certain nombre de nos films préférés du XXIe siècle (L’amour sur le chemin des roncettes de Sophie Roger, The Human Surge d’Eduardo Williams, les derniers films d’Agnès Varda ou Chantal Akerman). À l’heure de la réalisation lente d’un techno-fascisme à visée mondiale, Tsounami ajuste sa montre : voici venu le temps des revues critiques, paysannes et gérontophiles ! N’attendons pas 67 ans pour prendre notre retraite de ce monde de mauvaises herbes, il en reste tant d’autres à découvrir…
Histoires de la Bonne Vallée de José Luis Guerin, au cinéma le 17 décembre

