Entretien avec Alexe Poukine pour la sortie du film Kika
La curiosité de découvrir Kika, premier long-métrage de fiction réalisé par Alexe Poukine, était importante. Sauve qui peut, sorti en juin dernier, avait ému la rédaction : un regard anthropologique sur le réel, une porosité systématique entre la fiction et le documentaire, tous ces éléments définissent son cinéma et rejoignent notre appréciation de cet art. Il fallait donc s’entretenir avec Alexe Poukine. Prétexte par ailleurs pour écouter et réécouter Jean-Jacques Goldman et son titre « Pas toi », en fermant les yeux.
Tsounami : J’ai vu Kika à deux reprises, lors du Festival de Cannes, puis plus tard, au Festival du Film de Fesses à Paris, et je dois dire que le film ne cesse de grandir en moi, de prendre en densité, et que par ailleurs, Kika semble s’inscrire logiquement dans la continuité de tes documentaires.
Alexe Poukine : Merci d’avoir vu Kika deux fois… C’est hyper touchant,
parce que parfois, les journalistes ne regardent pas trop les docus. Et donc, les gens disent « Super, une première fiction, un premier film », comme si le documentaire ne comptait pas vraiment.
Ça me fait toujours plaisir de savoir que les gens qui ont vu mes documentaires les considèrent comme des films.
T : Kika ressemble d’abord à une comédie romantique : deux personnes se retrouvent enfermées dans un magasin avec une clé qui tourne mal. Ensuite, on se demande si le film va s’articuler autour d’un triangle amoureux, avec un coup de pied dans la stabilité conjugale… Et puis, il y a cette mort brutale. Comment as-tu imaginé la structure de ton film ? Comment l’idée de l’ellipse est-elle venue ?
AP : Parfois, j’ai du mal à répondre à certaines questions parce que j’ai l’impression que je me mets à faire du storytelling, à raconter une espèce d’histoire bien jolie, bien linéaire, alors qu’en réalité, ce n’est pas comme ça que se construisent les films. C’est tout un tas d’accidents. Disons qu’il y a plein de strates dans Kika qui m’intéressaient. Donc, après, c’était comment faire un film avec toutes ces strates. On dit beaucoup dans les écoles de cinéma et aux commissions du CNC : « C’est quoi le sujet du film ? ». Les gens sont obsédés par le sujet du film. Or, moi, je préfère les lasagnes aux spaghettis, j’aime les strates. J’ai essayé de retranscrire des expériences personnelles, et parfois dans la vie, tu as l’impression de vivre une comédie romantique, et puis un événement a lieu, et tu te retrouves dans un drame familial en une seconde. Tu changes de film, complètement. Et j’ai l’impression qu’il n’y a qu’au cinéma où l’on est sur l’autoroute du genre. Ce qui est un peu pauvre. Pour nous, ça a été compliqué de financer le film parce que les gens ne comprenaient pas le ton. Et moi, c’était ça que je voulais : un ton un peu indéfini. Parce que le film reprend ce thème-là, et ici par rapport aux clients, il y avait plein de représentations, de clichés, de stéréotypes… On se dit qu’on sait qui est cette personne, alors qu’en réalité, non, on ne sait pas. Les gens ne sont pas ce qu’ils représentent, contrairement à ce que l’on croit souvent. Donc je voulais que ça commence un peu comme un film social, comme chez les Dardenne. Elle arrive dans son bureau, c’est une assistante sociale, on va alors avoir un film sur les problèmes sociaux. Et puis non, en fait, elle tombe hyper amoureuse. On dit « Ah mince, elle a dû se planter de séquence la réalisatrice, elle a dû vouloir faire une comédie romantique ». J’aime bien tirer le tapis sous les pieds des spectateur·ices pour qu’iels soient dans un état de vigilance, comme dans la vraie vie. C’est pour ça que j’ai décidé de faire le film comme ça. Je voulais jouer avec les attentes des gens.
Et aussi, pour une raison plus politique. On parle beaucoup en ce moment du bourgeois gaze… Les gens qui sont dans la précarité n’ont que des problèmes de tune. Il n’y a rien d’autre, ils n’ont pas d’enfants, ils ne vivent pas d’histoire d’amour, ils n’ont pas de problèmes avec leurs parents… C’est pour ça que je dis que pour moi, le film est une lasagne. C’est horrible de citer cette personne là (Chirac, ndlr), ce grand penseur français qui a eu quelques punchlines – même si je n’aimais pas sa politique – pour lesquelles je lui tire ma référence… Ma révérence ! Voilà, le lapsus ! « La merde, ça vole en escadrille ». En général, quand on a une merde, quinze autres arrivent derrière. À un moment, je voulais même appeler le film« Escadrille ».
T : Tu mélanges donc les genres. Tu avais déjà réalisé Palma (2020), un moyen-métrage de fiction, mais là, tu réalises ton premier film de fiction, après plusieurs longs-métrages documentaires. Kika était-il un projet que tu voulais nécessairement traiter par la fiction ? As-tu songé à passer par le documentaire ?
AP : Pour Kika, j’avais envie de raconter tellement de choses assez précises. La personnalité de Kika, c’est un mélange entre moi et un ami qui est assistant social et dominateur. Et en même temps, ce qui arrive à Kika, c’est soit des trucs qui me sont arrivés, soit à des gens que je connais, avec qui j’ai eu de longs entretiens, soit des choses que je redoutais de vivre, et je voulais les mettre en scène pour les conjurer, les exorciser. Ça, je ne pouvais pas le faire en documentaire qui a une autre exigence… J’ai fait de longs entretiens avec des assistantes sociales, avec des travailleuses du sexe. Mais les clients, ça a été très difficile pour moi d’en trouver. Donc, faire un documentaire là-dessus qui ne serait pas qu’un documentaire sur le BDSM, ça me paraissait délicat… Et puis Clarisse Hahn l’avait très bien fait déjà avec Karima (2002), je n’avais pas envie de faire Karima 2. Maja Borg, aussi l’avait fait, en autofiction avec Passion (2021). C’était hyper beau. Le travail ayant déjà été fait, je n’avais pas envie de le refaire. Et j’avais envie de faire de la fiction car je flirte souvent avec la fiction dans mes documentaires. Je voulais aller voir ailleurs si j’y étais… Comment ça fait d’être Dieu. C’est chouette. Mais parfois, je n’ai pas aimé. Avec le documentaire, le réel est toujours plus surprenant que ce qu’on en imagine. Avec la fiction, il fallait travailler d’une autre façon. J’ai envie de faire de la fiction depuis longtemps, peut-être que je ne me suis pas autorisée avant parce que j’avais peur d’échouer, et les années passant, j’ai moins peur d’échouer.
J’adore le documentaire, je vais continuer à en faire. Je ne me dis pas que j’ai fait mes armes avec le documentaire, et que maintenant je peux faire de la fiction – comme les gens disent parfois et j’hallucine. Je ferai toujours du documentaire, je ne fais pas de hiérarchie. Le passage entre le documentaire et la fiction est fluide, qui plus est. Mon dernier documentaire Sauve qui peut (2025), qui était le film le plus cher de mes trois documentaires, coûte dix fois moins que Kika. Il y a quand même une hiérarchie. Je n’ai jamais eu autant de presse pour un de mes documentaires, autant de visibilité, donc ça change quelque chose, je ne peux pas faire comme si ça ne changeait rien. Pour les autres, ça change énormément. Puis, une journée de Kika, c’est 56 000 euros, et ce n’est pas comme une journée dans un documentaire où si ça ne l’a pas fait, on se dit que demain, ça sera mieux. Ce n’est pas pareil, il y a d’autres enjeux.
T : Il se retrouve dans tes documentaires autant que tes fictions une approche anthropologique : noter l’observable, observer l’observable. J’ai l’impression que c’est un peu le fil conducteur de ton cinéma, est-ce que je me trompe ?
AP : Je pense qu’il y a plein de trucs que je ne sais pas faire, ou pas encore faire. Avant de faire du cinéma, j’ai fait de l’anthropo’. Là où je suis bonne, c’est pouvoir dire « Ça c’est bien ! cette personne-là est géniale, il faut la filmer ». C’est pour ça que Kika, c’était parfois difficile pour moi puisqu’il fallait créer ce qui était bien. Quand on filme dans une pièce, que quelqu’un vient et me dit « tu veux que le mur soit rouge ou bleu ? ». Et je réponds que s’il est blanc, pourquoi ne pas le laisser blanc… Intervenir sur le réel, j’ai dû apprendre. J’avais une espèce de révérence absolue pour le réel, et j’ai dû désapprendre pour le film. Si je fais une autre fiction, je ferais différemment. Et aussi, pour revenir à la question du documentaire : Kika vient de plein de choses différentes que j’ai observées, et j’ai essayé de tout mettre dans un même film, donc ça ne pouvait pas être un documentaire. J’étais obligée d’en faire une fiction. Sinon, il n’y aurait pas eu de structure, de narration. Et par rapport à l’ellipse dont on parlait tout à l’heure : tout le monde sait ce que c’est d’être amoureux, tout le monde sait ce que c’est que se séparer, je n’ai pas besoin d’expliquer. Le premier montage faisait 3h50, et je pense que les séquences coupées étaient parfois les meilleures que j’ai jamais tournées de ma vie. Mais une succession de bonnes scènes ne fait pas un bon film. Après, je pense que d’une certaine façon, les scènes coupées apparaissent dans la coupure. On sentait que les acteurs les avaient vécues. Et il faut faire confiance aux spectateurs qui savent. Ils ont déjà vécu la plupart des trucs que je raconte.
T : Peut-être que je me trompe, mais j’ai l’impression d’entendre de l’amertume quand tu dis que les plus belles choses tournées ont été coupées…
AP : Non, il n’y a pas d’amertume. Mon premier film, je crois qu’il y a septante heures de rushs, mon deuxième quatre-vingt et le dernier, deux cent… Donc je suis habituée à couper des trucs que je trouvais très beaux. Ça fait partie de mon travail… Une succession de bonnes scènes, ça ne fait pas un bon film. Pour Kika, il y avait tellement de scènes géniales, je me disais « la vache, tout le monde a tout donné, c’est hyper beau ». Plein de scènes seront dans le DVD du film. Je suis allé au Festival Numéro Zéro à Forcalquier qui est génial, avant Cannes, et j’y ai montré toutes les scènes coupées de Kika. C’était une sorte de masterclass même si je n’aime pas ce mot, une espèce de présentation de toutes mes erreurs. J’ai trouvé intéressant aussi de montrer les coulisses et pas que le film fini.
T : C’est un peu la même logique qu’étudier un texte à travers les brouillons. Il y a toujours les frottements, les ratures… et c’est profondément émouvant.
AP : Quelqu’un avait publié dans le New York Times, je crois, un texte de Raymond Carver – que j’adore – avec les ratures, ce qu’avait enlevé son éditeur. Et en fait, on s’apercevait que c’était son éditeur – comme moi avec la monteuse de mes films – qui avait créé le style de Carver en enlevant tout ce qui était en trop dans son texte. Et j’ai trouvé ça tellement magnifique ! C’est la même chose avec les gens avec qui je travaille. On dit que c’est un film d’Alexe Poukine, c’est vrai et ce n’est pas vrai non plus.
T : Je repense aux scènes fortes du film, et notamment à celle où David (Malika Samba) chante « Pas toi » de Jean-Jacques Goldman, la musique est en intradiégétique favorisant l’impression du réel. Pourquoi avoir choisi cette chanson ? Est-elle prémonitoire de la peine à venir ?
AP : Mon snobisme aurait fait que normalement cette séquence n’aurait pas dû être dans le film. Depuis que Joachim Lafosse l’a fait dans À perdre la raison (2012), tous les cinéastes français·es font leur petite séquence de chanson française de variétoche. D’une certaine façon, j’aurais aimé ne pas la faire. En même temps, force est de constater que c’est la variété française qui a fait mon éducation sentimentale et politique, en l’occurrence avec Jean-Jacques Goldman, que c’était un truc d’enfance et j’avais envie que ça soit dans le film. Aussi, c’est une chanson d’amour qui date des années 1980, pas contemporaine. Et qu’un mec connaisse par cœur les paroles et se permette de les chanter, qu’il ouvre son cœur comme ça en se montrant vulnérable, moi je me dis «Ce mec-là, je tombe amoureuse de lui ». Et qu’il ose dire qu’il aime Jean-Jacques Goldman, qu’il ne soit pas là à sortir un rappeur new-yorkais obscur pour faire du name dropping comme les gens font… Le mec assume ce qu’il aime vraiment plutôt qu’essayer d’épater la galerie. Moi c’est sûr que je tomberais amoureuse de ce gars. Si j’avais dû faire une chanson prémonitoire, ç’aurait été « Fermer les yeux » de Goldman, qui pour moi, est la chanson qui révèle complètement le film. Mais en termes de mélodie, c’était trop dark. Ça aspirait la séquence. Donc, j’ai choisi « Pas toi », et je remercie énormément Goldman qui nous a fait un prix de malade, qui a été hyper conciliant. Franchement, je l’adore.
T : Il a vu le film d’ailleurs ?
AP : Je ne pense pas, il faut qu’on l’invite. Donc Jean-Jacques, si tu m’entends…!
T : Ça tombe bien, il est dans la pièce à côté !
AP : (rires) Ah, ça serait génial !
Et après, oui, ça pourrait être un petit clin d’œil prémonitoire quand on écoute un peu les paroles, mais ce n’était pas ça qui m’intéressait.
T : Le rôle de Malika Samba m’a fait penser aux Olympiades (2021) d’Audiard… Est-ce que tu as pensé à un casting précis pendant l’écriture ?
AP : Je n’ai pas vu Les Olympiades de notre cher ami Jacques… La seule personne à laquelle j’ai pensé est Bernard Blancan qui joue le rôle de Jean-Pierre, le beau-père un peu psychorigide. Le personnage de Kika, je l’ai cherché pendant deux ans, en France, en Belgique, au Québec. À un moment donné, j’ai même pensé que ça serait moi qui le jouerais tellement c’était dur de trouver quelqu’un. Au début, je trouvais que Manon Clavel était trop jolie, trop jeune, je voulais quelqu’un qui ait plutôt mon âge. Et puis, quand je l’ai vue, c’était une évidence. On l’a beaucoup abîmée, la pauvre. C’est une très bonne comédienne, et une très bonne camarade. Et puis Makita, il fallait que ça match avec Manon ! Écrire une séquence où l’on dit qu’ils ont l’air de s’aimer énormément, c’est facile. Après, la filmer et que ça marche entre deux corps, c’est encore autre chose. J’ai proposé plusieurs personnes à Youna de Peretti qui a fait le casting en France, elle m’a proposé aussi plusieurs personnes, et entre Manon et Makita, il y avait quelque chose qui était assez évident. Ils s’entendent super bien. C’est horrible de tourner avec eux, tu les mets dans une scène, et ils ne font que rigoler. Ça marchait, simplement !
T : Effectivement, il y a une forte alchimie qui se ressent à l’écran…
AP : Il y a un truc que font les Américains quand ils font le casting et qu’il faut que ça match entre deux personnes. Je crois que c’était dans Normal People (2020)… Ça s’appelle un chemical test. Tu mets les gens ensemble pour voir si la chimie marche. On a vu de très bons comédiens, mais même s’ils étaient bons, ça ne marchait pas ensemble.
T : Tu viens de citer Normal People, et je me demande justement : est-ce que tu as travaillé avec une coordinatrice d’intimité ? Si oui, peux-tu m’en dire plus sur la direction d’acteur·ices avec la coordination d’intimité ?
AP : C’était avec Monia (Aït El Hadj, ndlr), elle est géniale. On a tourné énormément de scènes d’intimité, la plupart ont été coupées… Pauvre Monia. Mais c’était évident que vu ce qu’on tournait, on ne pouvait pas faire l’économie d’une coordinatrice d’intimité, c’était hyper important. Et il y avait aussi une coordinatrice de cascades pour toutes les séquences de BDSM parce qu’on ne voulait pas faire de mal aux gens, ou leur faire peur. Donc on a travaillé avec Monia et Émilie (Guillaume, ndlr) conjointement. C’est hyper important parce qu’il y a une hiérarchie malheureusement dans le cinéma, et c’est difficile pour un acteur ou une actrice, étant donné la précarité de ce métier, le fait que ça soit hyper concurrentiel, de dire non, ils ont peur de ne pas être rappelés. Il y a de la domination dans le cinéma. Donc, c’était important d’avoir une triangulation et que tous les comédiens et comédiennes puissent parler de leurs limites à Monia. Par exemple, il y avait des comédiens qu’on pouvait toucher partout, qui pouvaient être filmés sous toutes les coutures, mais pas les pieds. C’est le genre de limite qu’on ne peut connaître que si on demande. Il faut vraiment que quelqu’un les questionne précisément. Et puis, je fais un film sur le BDSM, qui pour moi a inventé le consentement, s’il n’y avait pas eu de consentement dans le film, ça aurait été la cata.
T : Dans les imaginaires – erronés et fantasmés – on voit le BDSM comme quelque chose de violent, mais le maître-mot du BDSM, c’est le consentement qui n’apparaît pas systématiquement dans les relations hétéronormées. Les études montrent d’ailleurs que c’est dans le foyer que se produisent en majorité les agressions sexuelles, viols. C’est fort de renverser les imaginaires.
AP : Oui, et aussi, il n’y a pas de violence dans le BDSM, de la brutalité peut-être, mais pas de violence. C’est ça que je trouve intéressant. Souvent, les gens ont peur de ce sujet. Et d’ailleurs, avec les distributeurs et les producteurs, on s’est beaucoup demandé comment résumer le film parce qu’on a peur que les gens n’aillent pas le voir à cause des représentations erronées que le cinéma a d’ailleurs largement contribué à véhiculer. Le film, lui, est très tendre, je trouve. Mais ces clichés autour du BDSM persistent.
T : Oui, c’est très contractualisé. Et à ce titre, dans la scène avec l’homme qui souffre constamment, Kika lui demande pourquoi il continue, ce à quoi il répond qu’ici au moins il peut contrôler la douleur. C’est le seul moment où il est maître de son corps et de ses désirs. Cette scène est-elle inspirée de tes entretiens ?
AP : Ça vient de quelqu’un que j’ai rencontré quand j’ai fait un atelier BDSM. Quelqu’un qui avait une maladie chronique et qui a dit ça. « À un moment donné, je peux te dire un mot et ça s’arrête. » J’ai trouvé ça tellement beau. « J’aimerais tellement qu’il y ait un bouton off pour pouvoir arrêter la douleur. » : c’est pour moi tout le sujet du film, ce que tu fais de ta souffrance et de celles des autres. En l’occurrence, le premier métier de Kika est beaucoup plus violent que son second métier. Tellement.
T : Il y a un motif récurrent dans ta filmographie, la reconstitution intime. Dans Sans Frapper (2019), il y a l’idée de faire revivre un récit intime à travers plusieurs voix. Dans Sauve qui peut (2025), faire vivre des situations dans le cadre médical à l’hôpital. Avec Kika, les personnes qui pratiquent le BDSM revivent d’une certaine manière des épisodes traumatiques et traumatisants. L’acmé est la scène à la fin que j’ai vécue comme une étreinte mais qui réalité fouette entre la dominatrice et Kika. Vois-tu cette scène comme une catharsis ? Comment as-tu dirigé cette scène ?
AP : Je pense que l’interprétation, les rôles, le reenactment, comment on finit par coller parfois aux rôles qu’on interprète, ça fait partie de mes obsessions autant dans mes documentaires que dans mes fictions. Fake it until you make it, je trouve ça particulièrement intéressant. La façon dont l’interprétation et le jeu peuvent parfois changer la réalité. Dans Kika, j’ai l’impression que c’est la même chose. À un moment donné, elle se confond avec son rôle. Ça lui permet d’être dans le contrôle, elle est dans l’illusion d’être dans le contrôle. Le salut ne va pas passer par le contrôle ou la domination, mais plutôt par la vulnérabilité et la consolation d’être ensemble. Le fait de pouvoir se déposer dans les bras de quelqu’un, ne pas essayer de lutter contre la vulnérabilité. Et puis, il y a la séquence où la personne rejoue son inceste. J’adore cette séquence parce que ça m’émeut vachement, les gens qui vont chercher comment se réparer. Étant donné que notre société est très pauvre en solution et dans le déni par rapport à la souffrance en général, je trouve qu’évidemment, les gens sont amenés à aller voir ailleurs pour essayer de trouver comment aller mieux, et comment reprendre le contrôle sur leur vie. Ça m’émeut vraiment de voir cet homme faire ça.
Par rapport à la séquence de fin, avec cette dominatrice, c’est une chorégraphie mise en place avec une coordinatrice de cascades. Il y a une première partie de la séquence où elle se fait frapper, et puis la deuxième partie où Kika s’effondre, on savait qu’on ne pourrait pas la jouer beaucoup. À ce moment, Manon ne joue pas, elle vit vraiment le truc. On l’a tourné trois fois, parce qu’elle ne pouvait pas la faire plus, humainement. C’était aussi une séquence où il n’y avait que l’ingé son et le chef op’ qui sont dans ce décors que je voulais être un peu utérin (le rideau). C’était une danse à quatre, car il ne fallait pas que le chef op’ filme l’ingé son, etc, en même temps, il faut croire aux coups : c’était un petit défi.
T : En tout cas, merci beaucoup pour ce film.
AP : Merci à vous. Et juste, je voulais dire un truc par rapport à un article Tsounami qu’il y a eu à Cannes, j’ai dit à mon équipe que je ne vous le dirai pas, mais je vais quand même vous le dire. Ton collègue a écrit que l’appartement de Kika était trop grand. Toute l’équipe m’a dit : « Ne leur dis pas que Bruxelles, ce n’est pas Paris, sinon tous les Parisiens vont débarquer à Bruxelles… » Chez nous, les appartements sont beaucoup plus grands, déso.
Entretien réalisé en visio par Sacha Maunoury, le lundi 03 novembre 2025

