Chie Hayakawa:  « J’avais envie de faire le portrait de cette petite fille qui profite aussi de ce qu’être seule a à offrir »

Entretien avec Chie Hayakawa pour Renoir | 2025

Il y a de ces films qui ont le goût d’un bonbon d’enfance. On ouvre le papier, on découvre la sucrerie et on la laisse fondre sur la langue. On passe par l’excitation acide de la découverte, l’amertume du bonbon qui s’épuise au contact des papilles, puis la déception lorsqu’on réalise que c’est fini, que l’instant est passé. On retourne à autre chose, mais le bonbon est toujours là : il a laissé sur notre langue ou notre palais une trace colorée, parfois rouge parfois bleue, qui nous accompagne un instant, se remarque par les connaisseurs, mime la présence d’une absence. En découvrant Renoir au festival de Cannes, on a eu le sentiment pendant de longues heures, de longs jours, de garder dans notre bouche le goût de l’adolescence de Fuki. Son innocence, sa solitude et sa grâce. Se replonger dans ce que nos jeunes années ont de mieux comme de pire, alors que le chaos cannois retentit autour. C’est ainsi qu’entre deux projections, nous avons pu échanger quelques mots avec Chie Hayakawa, calme et sûre d’elle, pour tenter de comprendre le mystère qui se joue autour de cette deuxième magnifique réalisation après Plan 75 en 2022. 

Tsounami : Renoir adopte le point de vue de Fuki, une jeune fille très attachante. Était-ce pour vous un point de départ, ce retour à quelque chose de presque régressif en suivant les yeux d’une enfant ?

Chie Hayakawa : J’ai toujours voulu faire un film sur l’enfance, et cela même alors que j’étais moi-même encore une enfant. J’ai donc toute ma vie consigné des notes, des souvenirs dans des cahiers. Je n’ai eu qu’à puiser dans mes anecdotes pour pouvoir écrire mon scénario !

Tsounami : En même temps, on ressent que l’enfance est pour vous associée à de la mélancolie et de la solitude. 

CH : J’avais effectivement envie d’écrire à la fois cette solitude et cette mélancolie que ressent le personnage. Mais en même temps, je crois qu’une partie d’elle apprécie cette solitude. J’avais envie de faire le portrait de cette petite fille qui profite aussi de ce qu’être seule a à offrir. 

Tsounami : Le film se passe dans les années 1990. Pourtant vous faites le choix de tourner en numérique et d’utiliser un montage assez contemporain dans sa rythmique. Ce mix crée une forme d’ambivalence entre la modernité des outils utilisés et celle de la temporalité du récit qui a lieu dans le passé. Comment l’avez-vous conceptualisé ? 

CH : J’aurais beaucoup aimé tourné en pellicule. Ça n’a pas forcément été mon choix de tourner en numérique. Quant au montage, j’imaginais aussi quelque chose de plus contemplatif, mais on m’a fait des retours en me disant que le film était un peu difficile d’accès… Il a fallu trouver un équilibre entre ce que j’imaginais au départ et les attentes autour de mon film. 

Tsounami : De même, vous initiez beaucoup de brides narratives nous donnant l’impression que le récit va s’embarquer dans une direction ou une autre. Mais le récit se décale toujours ailleurs. Ça crée un effet de mosaïque narrative. Comment avez-vous géré la question de la fragmentation du genre et de ses tonalités ?

CH : Au départ, j’avais rassemblé toutes les anecdotes que j’avais envie de voir dans mon film. Une fois fait, j’ai choisi celles qui permettaient de donner corps à une histoire, pour que ça ne soit pas trop disparate. Puis on a tourné le film, et on a réalisé un premier montage très conforme au scénario. Mais on s’est rendu compte que ça ne fonctionnait pas du tout. Il a fallu déconstruire petit à petit tout ce qui a été fait pour ne garder que l’essentiel. Un peu comme une peinture impressionniste qui, par touches, fait se dégager l’essence du film. La forme définitive du film est finalement très semblable à tous ces points qu’utilisent les peintres impressionnistes. C’est quand on prend un peu de recul qu’on voit se dégager le tout. Pour obtenir ce résultat, on a passé beaucoup de temps en salle de montage, et ça nous a demandé de nous creuser les méninges ! 

Tsounami : Il y a en effet beaucoup d’ellipses dans le montage du film. C’est un procédé très associé à la solitude, mais aussi à la rêverie. 

CH : Pour moi, l’ellipse, c’est vraiment donner au spectateur la possibilité de combler le vide à travers son imagination : donner du temps, de l’espace, de la liberté, pour que le spectateur puisse s’emparer du film. J’avais envie que ce dernier soit associé au déroulé de l’histoire, ça joue pour moi un rôle clé. 

Tsounami : Dans le film, on suit une famille qui a de grandes difficultés à communiquer, ce qui les pousse – chacun à leurs façons – vers des croyances alternatives : la télékinésie, la voyance, un médicament miracle… La question de la foi semble pour vous être décorrélée du religieux. Renoir parle beaucoup du besoin de continuer à croire, en les autres mais aussi en l’avenir, en tout… 

CH : Oui, tout à fait. C’est une famille qui, n’arrivant plus à se retrouver, a tendance à aller chercher du secours à l’extérieur ; quitte à parfois s’en remettre à des choses qui semblent assez peu fiables. Et je crois que cet élan vient aussi du fait qu’ils n’arrivent plus à parler mais ont besoin de se sentir compris. Ils ont besoin de trouver quelqu’un à l’extérieur, une âme sœur avec laquelle ils pourraient être compris sans même avoir à se parler. Je trouve qu’il y a quelque chose d’assez attendrissant, et en même temps fragile dans le portrait de ces trois personnages. 

Tsounami : Parmi ces moyens de communication avec l’extérieur, il y a aussi l’art, et bien-sûr la peinture, ainsi que les animaux, notamment le cheval avec lequel Fuki s’amuse à communiquer. Des compagnons autres que les hommes et les femmes, et qui semblent parfois mieux nous comprendre… Et qui permettent de créer une solitude saine et heureuse !

CH : Je suis très contente que vous ayiez remarqué ce lien qu’il peut y avoir entre la solitude et le fait de pouvoir se sentir comblé dans notre rapport à l’art et aux animaux. Moi-même, quand j’étais petite, j’étais comme ça : très souvent éblouie par un tableau, un beau paysage de la nature, un animal… Je crois que j’avais envie de restituer cette émotion que j’ai ressenti et qui m’a beaucoup construite et portée. Ça me touche que vous l’ayez remarqué. 

Tsounami : C’est la première fois que vous êtes en compétition pour la Palme d’Or. Qu’est-ce que représente Cannes pour vous ?

CH : Evidemment, j’ai été très heureuse. Mais, je me suis sentie dans mes petits souliers, me disant que j’allais entrer dans un lieu hautement sacré pour moi. J’ai trouvé ça vertigineux. Et en même temps, j’aime tellement ce personnage de Fuki, j’aime tellement le charme qu’elle dégage, que je me suis dit que c’était quand même une opportunité formidable qu’elle soit vue par un plus grand nombre. Je crois quand même que c’est cette joie qui a pris le dessus par rapport à mes appréhensions personnelles !

Entretien réalisé à Cannes le 18 mai 2025
Retranscription : Johana Fargeon