Entretien avec Federico Luis pour la sortie du film Simón de la montaña
C’est un vieil entretien que nous exhumons à l’occasion de la sortie de Simón de la montaña, réalisé par Federico Luis, et qui avait gagné très justement le Grand Prix à la Semaine de la Critique l’année dernière. Nous l’avions découvert en projection presse, avant même son triomphe à la Semaine, et nous savions déjà que nous étions face à un objet qui allait compter. C’est donc l’année dernière sur une plage cannoise que nous nous sommes entretenu avec Federico. Il avait une belle chemise bleue, un grand sourire, une moustache et des lunettes.
Tsounami : Le titre du film est très bien trouvé. Ce n’est pas une montagne, ce n’est pas la montagne de ni le Mont Quelque-chose, c’est juste la montagne, elle n’a pas de nom. C’est comme si Simón se retrouvait investi par la puissance mystique de la montagne. Est-ce que le mysticisme à l’œuvre dès le titre était volontaire ?
Federico Luis : Au premier abord, on peut trouver une dimension propre au documentaire dans le film dans la mesure où il y a un un travail très important avec des acteurs non professionnels, complètement au naturel. Et en même temps, le personnage principal de Simón est, lui, une sorte de construction fantastique qui permet de regrouper toutes les questions qu’on peut se poser en tant que spectateur, par rapport à ce qui se trame. Il agit comme une construction d’idées qui s’approche presque de la mythologie. Ce faisant, ça me permet d’adopter un ton propre au conte de fées. Et quant à la montagne, elle incarne un lieu qui, dans sa dimension humaine, nous met face à quelque chose d’énorme, nous affronte, quelque chose qui est marquant, qui s’impose à nous-mêmes. C’est un lieu qui est propre à la philosophie, à la méditation, à la réflexion, et qui nous impose de nous recentrer.
T : Sur le double jeu entre documentaire et fiction, comme l’acteur professionnel qui joue Simón est au milieu d’acteurs non-professionnels, ça donne quelque chose de savoureux. C’est comme s’il faisait le lien entre le monde du documentaire et le monde un peu trivial des gens neuroatypiques, et celui de la fiction, de la puissance fantastique qu’incarnent ces gens.
FL : L’intérêt que j’y voyais, c’était l’idée de la construction d’un monde commun, où on serait au même niveau. Une même dimension où on pourrait se faire rencontrer tous ces personnages, et qu’ils se retrouvent à égalité sur un terrain commun. Étonnement, au moment du tournage, et je ne m’y attendais vraiment pas, la partie la plus difficile était de travailler, non pas avec les acteurs non professionnels ou dits naturels, mais avec les acteurs professionnels. Puisque ces acteurs n’en sont pas vraiment, devant la caméra, immédiatement, ils présentent une vérité totale absolue, alors qu’avec des acteurs professionnels, il s’agissait de construire le personnage. Il fallait vraiment un travail important pour qu’ils arrivent au niveau de vérité des acteurs non professionnels. De cette façon, l’approche avec les acteurs non professionnels était celle de la fiction et avec les acteurs professionnels, j’ai plutôt dû travailler comme un documentaire. Les choses se sont finalement inversées.
T : En fait, l’acteur qui incarne Simón, c’est comme si tu lui avais demandé de jouer à jouer. C’est comme si ce n’était plus un acteur au premier degré, mais un acteur second degré. Tu as réussi à le ramener vers le documentaire, mais moi j’ai l’impression que c’était presque de de la fiction au carré !
FL : Je pense que ça se rejoint, d’une certaine manière. Oui, effectivement, cet aspect bidimensionnel est très intéressant. En réalité, quand on a commencé à travailler avec Lorenzo Ferro sur le personnage de Simón, pendant toute la partie préparatoire, on a vraiment calibré et déterminé qu’il y avait Simón 1 et Simón 2. Il y avait les deux dimensions, les deux personnages en un. Quand toute la préparation et la construction du personnage était terminée, au moment du tournage, il y avait une grande maîtrise des personnages. Il me suffisait de lui indiquer : là tu es Simón 1, là tu es Simón 1, là tu es Simón 2…
Après, il y a un élément qui a été assez particulier à vivre. On a vécu une espèce de moment de crise pendant le tournage. J’avais demandé à Pehuén (l’acteur/le personnage qui accompagne celui de Simón – nldr) que lui-même, en quelque sorte, dirige Lorenzo pour la partie des mimiques. Il devait lui faire incarner physiquement ce quelqu’un qu’on qualifierait de handicapé. Évidemment, j’aurais pu le faire moi-même, mais il me semblait plus intéressant que ce soit Pehuén qui lui indique des choses à faire plutôt que moi qui lui demande de prendre tel élément de Pehuén. A un certain moment, pour Lorenzo, c’est devenu assez lourd et compliqué à vivre. Notamment, au moment de l’apprentissage des mouvements de tête, il était assez gêné de les faire puisque ce sont des mouvements qui sont naturels et propres à Pehuén. Avec tout ce contexte et ces automatismes de mouvements de tête, ça a commencé à entrer en crise, donc j’ai dû stopper. On a tout arrêté, on a pris le temps de se poser, de parler pendant trois heures et de réfléchir à tout ça. De se poser la question : qu’est-ce que ça veut dire que représenter, que se représenter, donner à voir l’autre, incarner l’autre, et questionner les relations de pouvoir qui sont là, dans l’idée de donner à voir et de représenter quelqu’un d’autre. De s’interroger sur comment est-ce que l’on peut jouer sans être dans l’imitation, ou peut-être insultant, et que tout le monde puisse se sentir mieux.
T : Je trouve très fin le parallèle qu’on peut établir entre le film et la manière dont on peut psychiatriser certaines catégories de personnes, notamment les personnes transgenres. Elles doivent sans cesse prouver leur transidentité au corps médical, faire des entretiens avec des psychologues qui attendent de ces personnes une manière préconçue de performer la transidentité. Il faudrait qu’elles performent le personnage qu’elles sont censées vouloir incarner à terme. Dans le film, il y a ce quelque chose qui pousse à la performance Simón, et au fur et à mesure, ça prend le pas sur tout le reste. A force de performer, Simón devient un peu comme eux.
FL : C’est la question qu’on me pose le plus souvent en sortie de projection. Est-ce que Simón joue ou est-ce qu’il devient réellement handicapé ? Est-ce que c’est un jeu, est-ce que c’est volontaire, ou pas ? Je trouve ça assez étonnant, et intéressant, ce besoin systématique de définir, de toujours devoir définir. Alors que mon propos, c’était surtout de créer un personnage comme s’il incarnait cette question, et pas tant de donner une définition. C’est intéressant d’interroger ce que l’on semble être, ce que l’on voudrait être, et c’est dans le lieu où se rejoignent ces deux questions qu’un territoire commun peut exister. Ce territoire commun, qui finalement nous intéresse tous, c’est la question de l’identité. Et l’identité semble se définir beaucoup dans le regard de l’autre. Ça va dépendre de l’autre, ou bien d’une démarche bureaucratique, on va avoir besoin que l’administration, la bureaucratie ou le regard de l’autre, nous donne le tampon, pour décider de si oui on l’est, ou si non on ne l’est pas. Alors qu’au fond, on aimerait peut-être ne pas choisir, et Simón, dans sa quête de pouvoir choisir librement, voudrait surtout avoir le droit au doute.
T : Oui ! Je crois que Simón se sent bien dans ce monde qu’il découvre, mais qu’en même temps, au fond de lui, il se retient. Par exemple, il n’est pas forcément sûr de vouloir coucher avec la jeune fille. Il évolue dans un monde un peu flou qui lui convient comme ça, et c’est le fait de lui imposer de devoir choisir entre l’un et l’autre qui le met dans cet état-là, dans ce malaise et ce mal-être.
FL : Ce droit au doute, ce droit au choix, on va le gagner, on va le mériter, ce n’est pas automatique. Pendant toute la période de construction du personnage, pendant l’écriture du scénario, je recevais plein de conseils, des avis de personnes autour de moi. Systématiquement, on me disait qu’il fallait que j’amène plus de d’explications, que je donne des raisons au comportement qu’adopte Simón, qu’il fallait que je sois plus clair, qu’on sache quelles sont ses motivations. Il fallait des réponses. Est-ce que c’était pour des questions purement économiques, pour avoir la pension d’être handicapé ? Est-ce que c’est pour obtenir les avantages qui vont avec, comme par exemple celui qu’on peut voir au cinéma ? Ça, c’est quelque chose que j’ai appris avec Pehuén. Lui, il utilise plutôt sa carte de handicap comme quelque chose qui lui amène des privilèges, que comme une carte qui montre ses manques. Donc finalement, il inverse la situation. Mais on me demandait de donner des explications. Or, c’était vraiment l’inverse de tout ce que j’avais construit avec ce personnage de Simón. Tout tout ce qui m’intéressait avec lui, ce n’était pas les raisons, mais plutôt le moteur. Et le moteur de Simón, c’est la passion, l’obsession. Ca appartient au monde de l’émotionnel, de l’irrationnel. On n’amène pas d’explication aux émotions brutes qui sortent. Et moi, c’est ça qui m’intéressait chez Simón.
Entretien réalisé au Festival de Cannes en mai 2024.