T’as déjà vu une glotte en si gros plan au cinéma ? Julia Ducournau : « En scope, peut-être pas ! »

Entretien avec Julia Ducournau pour Alpha | 2025

Nous sommes encore loin d’avoir tranché le cas que pose Julia Ducournau au cinéma français. Après avoir réalisé un premier film considéré comme un culte instantané (Grave), puis un deuxième, Titane, dont l’auréole de la Palme d’Or a plutôt eu comme effet d’éclipser le travail de suivi de la réalisatrice, Alpha arrivait à point nommé pour éclaircir le dossier. Manque de pot, rien ne s’est passé comme prévu : celles et ceux qui l’attendaient le plus à la rédaction ont été mitigé·es pour ne pas dire extrêmement décu·es, tandis que d’autres, à peine intrigué·es, y ont vu une œuvre inclassable, inattendue, géniale parce que mal aimable. 

Alors on en a discuté avec la première intéressée, Julia Ducournau, dont la clarté du propos nous a particulièrement marqué·es : nous voyions en face de nous une cinéaste parfaitement au clair sur l’évolution de son esthétique, qui parle de son film avec un amour dans la voix qui témoigne de la précision avec laquelle elle a pensé l’ouvrage. Pour celles et ceux qui verrons, comme nous, le film de cette façon, cela ne fera plus aucun doute : voici une cinéaste qui avance, un film après l’autre, jusqu’aux confins de son art, et dont les cauchemars n’ont pas fini d’enrichir notre perception d’un autre monde tout aussi terrifiant : celui qu’on partage.

Tsounami : Le film a divisé notre rédaction, et ceux qui l’ont aimé ont pris du temps à comprendre pourquoi. Pour nous, c’est la marque d’un grand film. Avec cette troisième réalisation, on a l’impression que l’on voit plus tangiblement vers où tu veux te diriger en tant que cinéaste, quel geste tu veux affirmer. Tu sors d’une Palme d’Or (Titane, 2021, ndlr), on pourrait penser que tu allais faire un film américain, ou quelque chose avec un budget démesuré ; mais tu restes assez fidèle à ton cinéma, ta sensibilité. Est-ce que la Palme d’Or a eu un impact important sur la production d’Alpha ?

Julia Ducournau : Non, pas vraiment. Certes, les financements étaient plus rapides que d’habitude, mais ils n’ont pas été démesurés non plus. Je vois ce que tu veux dire dans le sens où, effectivement avec Alpha, si on parle purement de réalisation, je continue en effet de creuser mon univers, mes intentions. Et qu’en cela, on voit bien que c’est un film de moi. Pas un gros truc américain avec des steadycam, des drones de partout. Mais c’est un film qui est quand même assez différent. C’est bizarre, parce qu’à la fois je ne l’ai pas fait de la même manière que les autres, et en même temps j’ai approfondi ce vers quoi je me dirigeais. Donc c’est difficile comme question. 

Pour commencer, c’est la première fois que je fais un film où il y a autant de dialogues. Donc dès l’écriture, il y avait quelque chose de différent pour moi. Étant donné que le film traite d’un trauma qui n’a pas été résolu – précisément parce qu’il n’a pas été nommé et que la mort a été rendue taboue, donc pas digérée, ni acceptée –, je me sentais obligée d’avoir des personnages qui se confrontent et qui nomment les choses. Donc d’en passer par le dialogue. Et c’était assez vertigineux, parce que j’ai une grande méfiance vis-à-vis des mots au cinéma (et dans la vie aussi un petit peu !). C’est-à-dire que j’ai toujours peur que ça amoindrisse l’émotion viscérale, que les mots soient explicatifs. En tant que spectatrice, je n’aime pas qu’on m’explique le film, ni une situation ou les ressentis des personnages par des dialogues. J’ai vraiment une sainte horreur de ça ! Quand j’ai écrit, je pesais énormément mes mots. C’était un double travail de vigilance et un combat vis-à-vis de ma pudeur, ce qui a été assez difficile. 

La deuxième chose, c’est qu’une fois qu’on a écrit des dialogues, il faut diriger les acteurs sur ces mots. Or, étant donné qu’habituellement, j’en utilise très peu, j’ai tendance à beaucoup diriger les acteurs avec leur corps. C’est ce que j’ai fait sur ce film, mais il fallait aussi que je les dirige sur des intentions de jeu liées aux dialogues. J’avais déjà expérimenté ça dans une certaine mesure, mais poussé à ce point-là… C’est une zone d’inconfort pour moi, même si c’est toujours une bonne chose : on ne fait rien de bon dans le confort. Si on est tranquille à répéter ce qu’on a fait avant, créativement c’est incroyablement stérile, ça m’ennuie profondément. J’apprécie cet inconfort-là, ça c’est très positif. 

La troisième chose, c’est qu’une fois que tu as dirigé les acteurs sur des scènes où les émotions passent par ce que les gens se disent,  sans forcément nommer ces émotions en tant que telles, mais que la douleur se verbalise – je pense par exemple à la scène dans la chambre d’hôtel, où Tahar est presque en train de supplier Golshifteh de le laisser partir, mais qu’elle ne veut pas lâcher, qu’il y a une forme d’incompréhension entre eux, ce qui sera sûrement la source de la culpabilité du personnage de Maman – une fois que ces dialogues sont écrits, que les acteurs jouent extraordinairement bien, où est-ce qu’on met la caméra ? La pudeur de la caméra, c’est la même pudeur qu’avec les mots pour moi. Je pense que c’est beaucoup plus facile de diriger un plan séquence de cinq minutes sur une grue avec quatre-cents figurants comme j’ai fait dans Titane, que de réaliser un champ contre champ avec des dialogues, ce contexte, ces émotions. Je me demandais quelle était la bonne distance, j’avais pas envie d’être trop intrusive – pas envie de débarquer alors qu’il y a quelqu’un en train de pleurer – et en même temps, j’avais envie d’être avec eux, dans leur souffrance. Donc la question du cadrage, de la lentille choisie, la distance, sont extrêmement importantes. C’était de nouveaux questionnements, et j’en suis ravie. Parce que je pense que chaque film force une remise en question en tant que réalisatrice, en tant qu’autrice et en tant qu’individu. 

Golshifteh Farahani et Mélissa Boros dans Alpha / © Diaphana

T : Tu parles de l’innommable lié au traumatisme et justement, Golshifteh Farahani, la mère, Maman, n’a pas de prénom. On peut se poser la question du point de vue adopté : d’un côté, on a l’impression qu’on regarde à travers les yeux d’Alpha – par exemple, dès le début du film, la scène dans la salle de bain, quand Maman lui nettoie le tatouage, les cadrages semblent retranscrire le point de vue de la fille – et en même temps, c’est la mère qui fait revivre son frère, et elle impose à Alpha la présence d’Amin.

JD : Pour moi, tout le film est du point de vue d’Alpha, et quand je dis tout le film, je dis même les scènes où elle n’est pas là.

Ce que tu dis, sur le regard de la mère qui fait renaître Amin et que la petite finit par le voir alors aussi, oui tu as raison. Mais au début du film, je montre Alpha comme un bébé qui est complètement en co-dépendance, dans la fusion avec sa mère. Donc à partir du moment où Maman voit, Alpha voit aussi. Car elle est le récipiendaire de la souffrance de sa mère et du trauma transmis par elle. Si Maman voit, Alpha voit, et si Maman pense que Alpha est malade, alors Alpha dit qu’elle est malade. Et évidemment, l’arche d’émancipation d’Alpha va être de sortir du regard et du trauma de sa mère, pour revivre ce qui s’est passé et réussir finalement à s’en émanciper, en devenant la mère de sa mère. C’est comme ça qu’elle résout cette équation.

Mais pour revenir plus précisément à la question du point de vue, je ne crois pas que ça soit définitif, et je n’aime pas graver les choses ; chacun est libre d’interpréter toute œuvre d’art de la manière qu’il le souhaite. Mais je pense quand même que c’est intéressant d’imaginer le film à travers les yeux d’Alpha. Ça voudrait aussi dire que les flashbacks seraient une espèce de fantasme, des faux souvenirs qu’Alpha se ferait de la vie de sa mère, ou de la relation entre sa mère et son oncle à cette époque-là. Et vu que le temps du trauma n’est jamais linéaire – c’est un présent qui est constamment troué de résurgences du passé et de l’angoisse du futur –, il pourrait englober toutes les temporalités en même temps. Donc c’est pour ça qu’on pourrait voir tout le film du point de vue d’Alpha : elle revit, malgré elle, un trauma qui ne lui appartient pas en le prenant chez sa mère, puisqu’elle est poreuse à tout ce que cette dernière lui donne ; et en même temps, elle essaye aussi de reconstituer ce qui a pu vraiment se passer… Cette reconstitution l’amène à la double temporalité où là, pour le coup, il y a un vrai souvenir qui resurgit : ce qui s’est passé dans cette chambre d’hôtel et qu’elle avait totalement oublié, puisque Maman dit « j’espère qu’il n’est pas trop tard pour qu’elle oublie »… Ce qui implique évidemment qu’elle a tout fait pour qu’elle oublie (son oncle, ce qui s’est passé dans cette chambre ce soir-là…). Donc pour moi, le point de vue est très clairement celui d’Alpha. 

T : Elle veut qu’elle oublie et pourtant, au début du film, quand Alpha parle de la mort de son chien, Maman lui dit « pourquoi tu veux que ça s’arrête ? ».

JD : Exactement. À partir du moment où la petite réagit à la présence du chien alors qu’il est mort, c’est exactement ce que fait Maman avec Amin : réagir encore à la présence de son frère alors qu’il est décédé. C’est comme ça qu’elle fonctionne. C’est le paradoxe de ce personnage : quelqu’un qui sauve des vies mais qui nie la mort et qui la refuse complètement. Et il n’y a que sa fille qui peut l’amener à cette réalisation-là. 

T : Pourquoi plus précisément Maman n’a pas de prénom ?

JD : Parce qu’elle est la mère de tout le monde. C’est Maman avec un grand M majuscule, qui prend toute la place. C’est la mère d’Alpha, la mère de son frère, la mère de toute la famille, la mère de ses patients, la mère de gens qui ne sont même pas ses patients, c’est la mère de tout le monde ! Et c’est ça qui fait que l’émancipation d’Alpha est encore plus dure, qu’il y a cette co-dépendance aussi forte. Maman existe par sa vocation de mère, mais même plus largement de sauveuse pour tout le monde. Donc ça ne rend pas les choses faciles pour Alpha d’exister par elle-même. 

T : Au sujet de l’innommable, il y a aussi un mot qui n’est pas dit : SIDA. Ce qui est troublant, c’est qu’avant que le film ne soit montré, on l’a vendu comme « un film sur le SIDA ». As-tu choisi de ne pas utiliser le mot afin de ne pas orienter ou limiter le regard du spectateur…? 

JD : Oui. Ce n’est pas un film sur le SIDA. J’ai inventé une maladie de toute pièce qui s’appelle DIPP-219 – et dans la scène où Maman dit à l’infirmière qu’elles vont refaire un test, il y a un poster avec ce nom. La thématique principale de mon film, c’est comment le trauma se transmet de génération en génération avec une brutalité tellement forte qu’on ne peut pas en faire le deuil. Or, quand on me demande quand est-ce que j’ai ressenti ça, c’était à l’époque du SIDA. Un état de sidération et de maltraitance à l’égard d’une partie de la population, de shaming… Et tout cela fait que c’est un trauma qui se transmet. Après, je préfère effectivement ne pas le nommer. Déjà parce que si j’avais dû faire un film sur le SIDA, je n’aurais pas fait celui-là. Je pense que j’aurais fait un documentaire ou quelque chose de beaucoup plus historique, en tout cas de beaucoup plus ancré dans la réalité. Avec Alpha, ce qui m’intéressait c’était de parler de la peur de la contamination et de ses répercussions sur les générations d’après.

Et si on élargit, je pense que beaucoup de gens vont penser au COVID. Mais pour moi c’est très différent, parce qu’il n’y a pas eu une ostracisation de tout un pan de la population. Il n’y a pas eu la honte pour un certain type de mode de vie, en disant « vous méritez ce qui vous est arrivé ». En revanche, ce qui à mon avis est source de trauma présent et futur, c’est le fait d’imposer à une génération de complètement s’arrêter dans son élan par un confinement, mais surtout par la crise économique et sociale qui s’en est suivie. On impose à une génération de se dire : « c’est comme ça et pas autrement, démerdez-vous !  Vous gérerez les conséquences dans vingt ans ! ». Et ce non-dit-là, cette manière de mettre les choses sous le tapis, à mon avis ça laissera des traces monstrueuses. Chaque période a ses traumatismes. Et je me rends compte qu’à chaque fois, ça touche non seulement l’intégrité du corps lui-même, mais aussi l’intégrité du corps social ; et la réaction par le rejet, la peur et le tabou est systématique. C’est comme si on ne retenait aucune leçon de l’Histoire, et ça me choque terriblement. 

T : Si on revient à une lecture plus individuelle, on peut dire qu’une chose qui t’intéresse, c’est tout simplement la contamination : comment un corps réagit à quelque chose d’étranger qui grandit en lui. Et dans Alpha, tu montres ça d’une façon différente. Il y a notamment ce plan dans la bouche. Il dure peut-être trois ou quatre secondes, mais dans un autre film, il n’aurait peut-être duré qu’une seconde. Le tien dure assez pour qu’on se dise que c’est vraiment bizarre de montrer cette partie-là de notre corps. On est vraiment à l’intérieur ! Dans un autre entretien, tu disais que de tes trois films, Grave parlait de dépasser l’humain vers l’animal, Titane allait de l’humain vers le transhumain, et dans celui-là, de l’humain replié vers l’humain… 

JD : Oui, l’humain sans issue ou solution. 

T : Rien que par la scène d’ouverture, on rentre déjà dans le corps. Puis la scène de la bouche d’Alpha, et aussi celle du dos d’Amin… La façon dont tu montres le corps se renouvelle vraiment dans ce troisième film. Était-ce un enjeu particulier pour toi ?

JD : Comme j’en parle à chaque fois – du corps  –, je dois toujours me demander sous quel prisme je vais le traiter cette fois-ci. Pour revenir sur le plan à l’intérieur de la bouche, c’est marrant parce que moi je ne le trouve pas bizarre du tout (rires)  ! À la limite, si j’avais fait un truc comme une fibroscopie – quand on te met une caméra dans l’estomac, ce qui peut-être intéressant par ailleurs comme images à récupérer – j’aurais pu trouver ça bizarre. Mais à l’intérieur de la bouche, on le voit tous les jours, non ? Quand tu te brosses les dents par exemple !

T : Mais t’avais déjà vu une glotte en si gros plan au cinéma ?

JD : En scope peut-être pas (rires) ..! Mais pour moi c’est un endroit qui n’est ni choquant, ni tabou. Et d’ordre général, le corps ne l’est pas pour moi. Je n’ai aucun problème à parler de ça. Mais c’est marrant que toi tu l’aies trouvé étrange !

T : C’est charnel.

JD : Oui ! C’est drôle parce que si tu restes un peu longtemps, tu peux presque y voir un paysage, ou même j’ai envie de dire, un appareil génital féminin. Il y a quelque chose effectivement de charnel à ce niveau-là. À un moment, je me suis même dit que ça ressemblait à une toile de Georgia O’Keeffe. Si tu restes assez longtemps, tout change, c’est ça qui est intéressant. J’aurais même peut-être dû rester plus longtemps ! Mais bon, je me serais peut-être encore plus faite allumée si j’étais restée une minute à l’intérieur de la bouche (rires) ! Voilà, en tout cas je vois très bien ce que tu veux dire. Pour moi, tout ce qui est de l’ordre de la bizarrerie du corps, c’est un lieu de communion et d’empathie. Parce que ça ressemble à peu près à la même chose chez tout le monde, même s’il y a des différences de dents ou de ce que tu veux… 

T : Tu as réussi à me le rendre fascinant. 

JD : C’est cool ! C’est vraiment un endroit d’empathie, presque un endroit de comédie pour moi – et quand il y a de la comédie, il y a nécessairement de l’empathie derrière. Ce qui change dans la mutation des corps par rapport à Titane et Grave – et tu as raison, j’avais en effet dit ça dans une interview – c’est que dans Alpha, l’humanité n’est plus vue comme une transcendance, plus vue comme quelque chose dans laquelle on peut trouver une solution, puisque la mortalité n’a pas de solution. Dans ce film, je vois vraiment l’humanité sans sortie, sans secours. Et je pense que c’est aussi pour cela que j’ai changé mon rapport à l’utilisation d’une iconographie disons de « genre ». Même si Alpha n’est pour moi pas un film de genre, il est clair que j’utilise une iconographie qui n’est pas réaliste. 

Par rapport à Titane et à Grave, ma manière de traiter cette iconographie est différente : je n’utilise plus la distance de sécurité qu’impose le genre. Quand tu vois un film de genre – y compris mes deux précédents, mais tous les films de genre, et d’horreur en particulier – la salle devient un endroit safe où tu peux ressentir tes peurs, en sachant pertinemment qu’elles n’existent pas, que tu ne risques pas de te faire attaquer par The Host à la sortie ou un serial killer ! Donc, tu as une distance de sécurité. Ce que j’ai essayé de faire ici, c’est d’enlever cette distance, et d’utiliser cette aberration physiologique, qui est la maladie que j’ai créée, au contraire comme un vecteur de transmission de notre peur de la mort. Et c’est pour ça que j’ai choisi la pierre et le gisant (qu’on voit dans les cathédrales, et qui signifie la maladie). La pierre c’est un matériau qui n’est pas mutable. Or pour moi, la mutation signifie la vie. La dernière fois, on me demandait en interview ce qu’était la mort à mes yeux : c’est l’absence de mutation. Or la pierre est comme ça ; elle ne peut devenir ni gaz, ni liquide, contrairement au métal de Titane, qui peut devenir mou, qui peut fondre, changer d’état. Pas la pierre. Donc cette aberration du côtoiement de la chair vivante et réactive avec de la pierre immuable et minérale qui ne changera jamais, c’est une image qui m’a semblé être la plus proche de ma propre peur de la mort. Le moment où le dos d’Amin s’effondre, la première fois que mon monteur son a vu l’image, il m’a dit : « Putain ! On dirait la bouche de l’enfer ! ». Mais pour moi, c’est à ça que la mort ressemble. Le fait qu’il réagisse très fort, qu’il soit dans la vie et dans la peur, et qu’en même temps, cette partie de lui soit totalement immuable… Pour moi, ça transmet bien cette peur de la mort. 

La deuxième chose, c’est aussi que dans le gisant il y a quelque chose de sacré. On parle de saints qui sont éternisés dans la pierre. C’était ma manière à moi d’élever les morts et les vies de tous ceux qu’on a perdus pendant la pandémie du SIDA si on parle de ça, mais aussi de celle du COVID si on a envie. En général, de ceux qu’on a perdu. Le gisant les élève à un niveau sacré, mais un sacré humain qui n’est pas religieux, et crée une forme de monument à la mémoire de ceux qu’on a perdu. C’est pour ça qu’à la fin, Alpha a plein de poussière sur son visage : pour montrer que la mémoire des morts reste sous la peau, malgré tout. Elle peut être emportée par le vent – et il le faut – mais ça reste malgré tout, sous la peau.

Mélissa Boros dans Alpha / © Diaphana

T : D’ailleurs, ce vent rouge, d’où vient-il ? Parce que Google ne le sait pas (rires) !

JD : Ah tant mieux ! Moi je suis quelqu’un de très logique : à partir du moment où je crée cette maladie, je dois créer les symptomes de cette maladie, et je dois savoir comment ça se passe quand, par exemple, le dos d’Amin s’effondre. Qu’est-ce qui en sort ? Et je me suis dit que justement, pour pouvoir garder un rapport avec notre humanité, je ne pouvais pas faire sortir de la poussière blanche du dos. Il fallait montrer que le sang lui-même s’était rigidifié, qu’il s’était pétrifié. Donc j’ai eu l’idée de cette poussière rouge pour signifier le sang pétrifié. J’imagine que tu vois où je veux en venir : à la fin, Amin s’effondre et rejoint tous les morts qui l’ont précédé, la poussière est alors forcément rouge.

T : Revenons sur l’idée magnifique des gisants. C’est très beau de mélanger à quelque chose associé à la culture française dite « classique » (son patrimoine, les rois de France enterrés à la Basilique de Saint Denis…), avec la culture berbère. D’où est-ce venu ?

JD : Je suis biculturelle : moitié française et moitié algérienne, kabyle. Donc je viens de deux cultures, et ça se voit forcément dans mes films. Dans Alpha, c’est vrai que ça se voit de manière assez évidente, en raison de purs référents religieux : les gisants ou le fait qu’ils fassent le déjeuner de l’Aïd chez la grand-mère. Je pense que mon instinct pour l’hybridité, que ce soit celle avec le genre et ses iconographies, ou même avec la porosité des temporalités, vient de cette double culture… Toute mon appétence avec quelque chose d’œcuménique vient probablement du fait que moi-même je me sens hybride. Même si on sait très bien que tout est toujours dans un mouvement perpétuel, qu’on est nourri en permanence par plein de choses différentes. Mais être d’une double culture implique que tu appartiens à rien, ce qui peut être quelque chose de douloureux parfois, notamment à l’adolescence, parce que tu ne sais pas vraiment qui tu es, d’où tu viens, quelles sont tes racines selon que tu es plus proche d’un côté de la famille que de l’autre. Mais l’avantage de n’appartenir à rien, c’est que tu n’appartiens qu’à toi. Ça, tu le comprends quand tu grandis, des années plus tard. Moi je m’en suis rendue compte à partir du moment où j’ai commencé à faire du cinéma, à vingt-six ans. Donc comme je n’appartiens qu’à moi, il n’y a pas de limite dans ce que je peux montrer ou nommer. Parce que quand tu es hybride, tu n’as pas de contour, tu es en expansion permanente. Et moi je me sens comme ça. 

T : Une grande scène d’hybridité, c’est celle du repas de l’Aïd justement. Elle est très finement écrite. Chaque personnage incarne par exemple une posture vis-à-vis des personnes issues de l’immigration en France : Alpha est quand même en retrait, la mère est une transfuge de classe, puis le personnage de Benny qui n’est pas de cette culture mais est pourtant complètement intégré au groupe, à la famille…

JD : Et pourtant il est raciste ! 

T : Oui, exactement. La finesse vient aussi du fait qu’il se passe mille choses en même temps, et c’est le propre d’un repas. Il y a une forme de chaos, et presque la métaphore du trouble identitaire d’Alpha. On capture des choses par-ci par-là qui semblent en même temps contradictoires. C’est magnifique quand Alpha tombe sur sa grand-mère dans le couloir, et qu’elle a une incapacité à communiquer avec elle, par la barrière de la langue certes, mais aussi parce qu’elle se sent un peu loin d’elle… Et là pour le coup les dialogues… J’imagine que ça a dû être un vrai enjeu !

JD : J’avais écrit évidemment les dialogues du film que vous entendez, mais il fallait aussi créer toute l’impro qu’il y a autour, tout le bordel. J’ai fait une journée entière de répétition avec toute la tablée. On a mangé ensemble et je leur ai raconté ma vie. On était tous des kabyles autour de la table et on se remémorait nos souvenirs de famille et de déjeuners. En général, ils se ressemblaient pas mal dans l’énergie, dans le fait que ça s’engueule, mais qu’en même temps ça rit. Tout ça, c’est un peu la famille. Quand on me demande ce qu’est pour moi la famille, je réponds toujours que les liens du sang ne suffisent pas. Dans une famille, il faut quand même que l’on se choisisse, qu’on s’adapte, qu’on travaille ensemble. Et je pense que cette scène montre ça. 

C’est aussi l’idée de ne pas le prendre mal quand quelqu’un te gueule dessus et en même temps d’accepter ton rôle à ce moment-là – ne pas participer si on est introverti comme Alpha, par exemple. Moi j’aime beaucoup les plans où on la voit rire. Alors qu’elle est complètement paumée, tu sens bien qu’il y a cette appartenance ou ce désir d’appartenance qui reste chez elle. C’est aussi lié à la classe sociale dans laquelle est cette famille. Quand Alpha dit que Benny est raciste et qu’on lui répond que c’est vrai, elle s’indigne et ne comprend pas pourquoi on l’invite, encore plus à l’Aïd. Mais la mère répond que « on a grandi ensemble, c’est la famille ». Evidemment, Alpha ne peut pas comprendre ça, puisqu’elle a grandi dans un milieu bourgeois et que sa mère est transfuge de classe, qu’elle est devenue médecin. Mais dans une cité – du moins c’était le cas dans les années 1990 dans la cité où habitaient mes grands-parents –, et particulièrement à Paris où toutes les cités sont en banlieue, il y avait des tours entières de gens qui se connaissaient par cœur, des gens qui allaient les uns chez les autres. Les enfants jouaient sur le parvis en bas avec d’autres enfants d’autres cités, mais c’étaient des gens que ma mère connaissait depuis la naissance. C’est un espèce de vivre ensemble qui aujourd’hui paraît presque insensé vu comment le monde est devenu. Mais ce vivre ensemble là, au-delà des croyances religieuses, au-delà de l’appartenance ethnique ou des opinions politiques, était possible. Parce que c’était des gens qui, de toute façon, étaient unis malheureusement par le fait qu’ils étaient démunis, que le système les laissait pour compte. C’est ça aussi, d’une certaine manière, la famille. En fonction des circonstances, il y a un moment où on est tous dans la même merde. 

T : Parlons de la musique. Il y a trois grands moments musicaux dans le film : tu commences avec Portishead qui pose directement une ambiance presque hypnotique, puis Nick Cave et Tame Impala qui sont deux énergies très différentes. Comment as-tu travaillé la disposition des musiques ? Tu en aurais voulu plus ?

JD : Non. J’écris des scénarios qui sont très précis et ils sont tellement précis que la musique que j’utilise est déjà écrite. Donc il faut se démerder pour avoir les droits à tout prix, parce que ça ne peut pas être autre chose ! La raison pour laquelle je choisis telle chanson plutôt qu’une autre, c’est d’abord les paroles. Elles expriment presque quelque chose à ma place, et ça vaut aussi pour mes deux précédents films. D’une certaine manière, c’est aussi ce que je fais avec le poème d’Edgar Allan Poe qui est lu par le prof d’anglais. Voire même avec Terry Gilliam, puisqu’on entend bien ce que dit le Baron de Münchhausen (Les Aventures du baron de Münchausen, 1988, ndlr) : « nous vivons une période à laquelle personne ne croit ». Quand tu revois le film une deuxième fois… J’utilise les mots de quelqu’un d’autre pour pouvoir exprimer soit une émotion, soit donner des pistes. Donc je n’ai pas envie d’en mettre plus, j’en mets là où je pense que c’est bon. Let it happen (de Tame Impala, ndlr) arrive à un moment où, dès qu’on l’entend, on comprend qu’Alpha va devoir revivre ce qui s’est passé. 

T : C’est beau puisqu’on l’entend, et avant le drop, il y a comme un moment de décalage. C’est l’un des moments les plus vertigineux du film !

JD : Oui. Et j’interromps Tame Impala pour garder le silence sur la réalisation d’Alpha : Amin est en train de faire quelque chose de grave, elle lui a fait une promesse et quelque chose va devoir se rejouer. Pour moi, c’est là qu’on commence à rentrer dans la double temporalité. D’ailleurs, juste après, on voit bien que Maman se met à courir, de la même manière qu’Alpha court. C’est exactement les mêmes plans, puis on est dans la même auberge, mais le décor diffère, c’est une réceptionniste différente… 

T : Quand Tame Impala retentit enfin, ça sonne comme le commencement de quelque chose. 

JD : Oui, totalement. Et il y a plein de gens qui n’ont pas compris ça. Mais pour moi, à ce moment-là on passe à une étape du film qui va être celle où tout va vraiment se rejouer sous nos yeux. C’est un kick, un début de chanson que tout le monde connaît.

T : Mais est-ce qu’on peut se remettre d’un traumatisme ? 

JD : À partir du moment où il est nommé, oui. À partir du moment où on vit la souffrance et qu’on l’accepte. Et surtout, qu’on accepte ce qui s’est passé. Je pense que oui. Après, on parle du traumatisme. La question du deuil, c’est encore autre chose, puisque d’abord il y a le trauma, et après il y a la possibilité ou l’impossibilité de faire son deuil.

Et moi je pense que le deuil par contre, une fois qu’il est fait, devient un état éternel pour nous – de la même manière que mes gisants deviennent éternels. Ce n’est pas quelque chose de temporaire. On dit « faire son deuil », comme si c’était une période de notre vie, alors que tu changes d’état, ça dure jusqu’à la fin de ta vie. C’est une nouvelle mutation, un autre toi, une autre manière d’aborder le monde. 

Entretien réalisé à Paris le 18 juin 2025
Retranscription : Johana Fargeon