Oliver Laxe : « Un geste d’immolation en tant que cinéaste. […] Cannes est le lieu pour ce genre de gestes »

Entretien avec Oliver Laxe pour Sirāt | 2025

Au deuxième jour de la Compétition cannoise, entre 22h et minuit, un film nous fait l’effet d’une déflagration à laquelle rien ne nous avait préparé : Sirāt. Moins de vingt-quatre heures plus tard, nous attrapons Oliver Laxe pour lui poser quelques questions, les neurones encore engourdis et toujours en train de refroidir depuis la veille. Nos questions tâtonnantes, ses premières réponses aux journalistes, notre fascination pour son film, son assurance pour en parler… Tout cela contribue à créer une drôle de bulle dont le résultat est retranscrit ci-dessous, à l’image du film : sans filet ni parachute de secours, parti à l’aventure dans les abîmes de la vie et de la création.

Tsounami : Entre Viendra le feu et Sirāt, il est impressionnant de voir comment vous donnez une importance aux lieux et aux décors. Est-ce que vous êtes parti de l’espace qui vous entourait pour écrire le scénario ?

Oliver Laxe : Je vivais au Maroc et bien évidemment pour moi, les lieux ne sont pas un décor. La nature… Il n’y a pas une feuille des arbres qui nous entourent qui ne bouge pas pour une raison parfaite, millimétrique et pensée. C’est pas parce que le paysage était beau, c’est parce qu’il me parlait ! Non ? Il était habité, il s’exprime. La manifestation s’exprime. Je ne sais pas… je suis de culture anthropocentrique, et je trouve que l’être humain est un… jardinier (rires) !? Être anthropocentré te rend plus responsable de ton rôle. L’être humain et la nature sont indissociables. J’ai fait des films sur le feu… où on se fond dans la nature.

T : Mais par où on commence pour écrire un film comme ça ? Le film semble constitué de plusieurs couches et trouvailles, même au montage.

OL : (rires) Complexe, délirant… Mais c’est un film assez précis et écrit. Cette folie était déjà conçue comme ça, avec ces couches et cette dématérialisation permanente. Bon, évidemment, des séquences sont plus abouties que d’autres, mais bon, mon cinéma en est un qui va du langage vers sa fin. Tout mon cinéma se dématérialise, le paysage dans ce film, le son, le récit…

T : Même les personnes, puisque vous filmez des corps amputés ?

OL : Les corps se dématérialisent… et se spiritualisent ! D’ailleurs dans la tradition, les mutilés étaient des personnes connectées, ils étaient respectés pour être des messagers.

T : Le film est-il parti d’une idée ?

OL : De beaucoup d’idées, d’un mélange de choses. D’une image surtout, au début c’est surtout l’image en réalité. J’avais envie de filmer une course de camions dans le désert. C’est un archétype qui me plaît. Ensuite j’ai rencontré cette communauté au Maroc, quand un soir j’ai commencé à entendre ce beat techno ; en fait il y avait une free party qui s’organisait à côté.

T : Mais vous n’êtes pas tellement de cette culture techno donc ?

OL : Non mais je suis quand même d’une culture contre-culturelle. Jeune, j’étais plutôt dans le noise, le hardcore, les musiques rock industrielles. Mais bon, la musique électronique me plaît beaucoup. Surtout, j’avais envie de faire un film où l’on médite un peu la mort, faire un rite de passage, une cérémonie, enfin pour moi, dans laquelle j’invitais le spectateur à faire une méditation de cette mort, et le provoquer pour qu’il regarde à l’intérieur.

T : Et pourtant, la techno est une pulsation, un rythme très associé à la vie. Un personnage dit d’ailleurs que « la techno n’est pas faite pour être entendue mais pour être dansée ».

OL : Oui, danser c’est prier, c’est transformer l’énergie, c’est très important.

T : Cela doit être très agréable de filmer de telles scènes de danse. Je pense au premier plan où l’on voit la foule notamment, qui déborde de tous les côtés. Comment les avez-vous filmées ?

OL : On a organisé une teuf. On a fait une recherche de collectifs techno travellers, en France, ceux qui défendaient la culture rave, surtout parce qu’on voulait à l’essence de ça, le côté vrai et radicalement authentique, cohérent. Donc voilà, ils ont vu mes films, ils y ont vu une vérité, une quête, une radicalité aussi.

T : Et une prise au sérieux, que ce n’était pas pour faire un film sujet…

OL : Oui, voilà. Alors bien évidemment, ils ont eu peur, puisque c’est une culture qui a toujours été très mal représentée. Ils étaient là hier, c’était très touchant, ils se sont sentis vraiment représentés. Ce film n’est pas une thèse sur la teuf, il parle aussi d’autres choses, mais il est quand même fait par un punk, avec une attitude jusqu’au boutiste, qui se jette dans l’abîme… et qui essaie de se reconnecter avec l’intérieur, sa blessure.

T : Un compositeur a travaillé sur le film, David Kangding Ray. Comment l’avez-vous rencontré ?

OL : J’ai fait un casting musical, et c’est avec lui que je me suis le mieux entendu. Pour faire un travail sur la première partie qui était plutôt enragée, avec une techno plus triviale et guerrière, mais avec un voyage aussi, où le son devait se matérialiser, mais aussi chercher le son le plus primordial, le premier son de l’Univers, ces arpeggio (harpe en italien, ndlr) de la fin. On ne sait pas si ce sont des anges qui chuchotent à l’oreille de nos personnages, et ces enceintes qui ne sont plus des enceintes… Vous avez aimé vous ces arpeggio, quand ça fait « tululuuu ; tululuuu » ? C’est pas un peu bizarre ? J’ai entendu des gens rire hier… ça fait pas un peu… Pac-Man ?

T : Non ! Il y a justement un accompagnement des personnages à travers la musique… Puis tous les plans où l’on voit la route défiler à grande vitesse avec les lignes et les rails peuvent déjà faire penser à Lost Highway plus qu’à Mad Max. On se dirige clairement vers une abstraction.

OL : Ce sont les deux choses, enfin ce sont des archétypes universels. Mad Max, c’est quand même se souvenir… d’une fin ? Cette saveur qui est populaire, elle est en nous et elle nous habite, c’est pour ça qu’on y connecte. Et David Lynch, bien évidemment, c’est quelqu’un qui était connecté à cette étrange inquiétude qui est le monde, non ? Aux désirs et aux peurs de notre temps aussi…

T : Le film est donc traversé par ce mouvement qui l’amène ailleurs, mais au lieu de se diriger vers une totale abstraction, d’un coup, le bloc séquentiel du terrain miné ramène le film à quelque chose de complètement concret. La mise en scène devient comme un échiquier, tout devient palpable. Nous n’avions pas ressenti une telle peur au cinéma depuis des années, où chaque pas, chaque geste devient aussi dangereux.

OL : Vous avez ressenti de la tension au moment de la traversée ? Pour ce passage d’eux deux à la fin, je pensais beaucoup à Nostalghia de Tarkovski, quand ce monsieur traverse avec la bougie… c’est vraiment un moment de foi : « Allez ferme les yeux Josh, on y va, on va sauter, on va sauter dans l’abîme. »

T : C’était une séquence difficile à tourner ?

OL : On a eu en tout sept semaines de tournage. Pour cette scène, c’était au Maroc, avec des effets spéciaux. On a choisi un lieu très épuré au moment des repérages, qui nous permettait d’avoir ces deux récits : physiques et métaphysiques en même temps. C’est très difficile de faire ça, d’aller dans un symbolique très fort, alors que c’est du concret, du narratif, du monde matériel. Mais tu sens quand même qu’il y a un monde subtil qui vit derrière, une étrange inquiétude. Et c’est compliqué d’être à la fois concret et tellement polysémique ou ésotérique, que les images parlent de tellement de choses… Enfin, je ne sais pas encore si elles parlent de tellement de choses, mais au moins, il y a en nous une confiance dans l’image et un pouvoir infini de collision et… « pfiouuu ! », de résonance dans tous les sens.

T : Si le film tient, c’est d’abord par la durée des séquences, qui les ancre dans la matière. Les grands retournements de situation du film arrivent de manière très brutale, et la seconde d’après c’est déjà de l’ordre du passé. Il faut continuer. La multiplication des retournements de situation nous renvoient à la possibilité bien présente que tout cela arrive. Et pourtant, vous y parvenez avec un scénario complètement déraisonnable, sans cynisme ni sadisme.

OL : Ouais… On sent de l’amour..? Je ne sais pas si la poésie ou mes choix stylistiques sont affirmatifs. Je ne suis pas Haneke ou Von Trier, je n’ai aucun intérêt à jouer avec le spectateur. Au contraire, il y a une notion de service forte, de guider le spectateur, un rite de passage, une expérience forte qui le secoue et le fasse regarder vers l’intérieur.

T : Vous pensiez que votre film serait sélectionné en Compétition à Cannes ?

OL : Oui ? Le film peut être mieux ou moins bien fait, il peut plaire plus ou moins… mais le geste ! Bon. Le geste, il est téméraire, pas de calcul, c’est vraiment du cinéma kamikaze que j’ai fait. Sauter à l’abîme. C’est ce que les personnages sont poussés à faire aussi. Et les spectateurs d’ailleurs ! C’est vraiment un film irréaliste, un geste d’immolation en tant que cinéaste. Ce qu’il se passe dans le film remet en question les règles de ce qu’il ne faut jamais faire au cinéma. Donc oui, je trouve que Cannes est le lieu pour ce genre de gestes téméraires, jusqu’au boutiste.

Entretien réalisé à Cannes le 16 mai 2025,
par Johana Fargeon et Nicolas Moreno
Retranscription : Nicolas Moreno