José Luis Guerín : « Quand je suis fâché avec le monde, un bon élagage de mes oliviers me réconcilie »

Entretien avec José Luis Guerín pour Histoires de la Bonne Vallée | Événement José Luis Guerín

Lors de notre passage au festival de San Sebastian en septembre dernier, Histoires de la Bonne vallée de José Luis Guerín fut notre plus belle découverte de la sélection. Nous en annoncions la teneur par un « Comment expliquer que le cinéaste a juste réussi à filmer la vie dans toute sa beauté ??? » dans un reel Instagram, et nous n’avions qu’une chose en tête : en discuter, le partager à qui voulait l’entendre, et surtout, parler à son réalisateur. Ce désir d’échange demeuré intact, se réalise dans un café bruyant du 11e arrondissement, où nous rejoignons José Luis Guerín. Il avait appris avant notre arrivée que nous allions parler de son film avec le philosophe Jacques Rancière, ce qui le rendait très curieux. Il s’excuse de ses difficultés à parler français (il est en réalité parfaitement compréhensible), puis nous lançons l’enregistrement, avec d’emblée cette première question, qui le désarçonne :

Tsounami : Êtes-vous content du film ?

José Luis Guerín : Oui ! En quelque sorte, il me représente bien, je me sens représenté par mon travail. À la différence d’un tournage classique qui peut se dérouler pendant sept semaines, mon travail est toujours une dialectique entre tournage et montage. C’est une scénarisation qui se déroule maintenant depuis deux ans et demi. Ça n’est pas modeste de le dire, mais je crois avoir donné un regard juste sur ce quartier.

T : On vous pose la question parce que le film change la mention « réalisé par » en « work in progress ». Donc on voulait savoir si le film était réellement fini, ou si vous comptiez le retravailler…

JLG : Je voulais que le film ait la forme du quartier, que la Bonne Vallée modèle la structure. Et c’est un quartier en work in progress, pas fini, qui cherche encore son identité. Donc le film est comme ça : il commence avec quelques plans en Super 8 en noir et blanc, car c’est ainsi que j’ai commencé à m’approcher de ce quartier. Puis ensuite le casting, pour la transmission de la parole avec les habitants. Tout le processus de création est visible dans le film, il est en mutation permanente. Quand on commence à l’explorer avec les séquences des habitants, il y aussi une évolution de notre présence. Au début, on a quelques adresses à la caméra, et très vite ça s’efface, mais c’est assez classique dans le documentaire. Le modernisme du film se situe dans sa restitution des traces de sa fabrication, en parallèle de sa description du quartier toujours en train de se faire. J’invite le spectateur à être cinéaste, à participer aussi au processus.

T : On en revient à un autre de vos films, En Construccion (2001), dans le fait de s’ancrer dans un lieu très précis, d’en faire sa topologie, de décrire son évolution. Histoires de la Bonne Vallée est-il une réponse à ce film ?

JLG : Pas consciemment. Mais paradoxalement, ces deux films sont des réponses à des commandes. Ça n’est pas important qu’un film vienne d’abord d’une commande ou de mon imagination : ce qui compte c’est l’implication que l’on met dedans. Il y a une sorte de trilogie involontaire entre En Construccion, et un moyen métrage pas du tout connu produit par le Festival coréen de Gwangju, Souvenirs d’une matinée (2011, ndlr), qui se déroule dans le quartier d’Eixample à Barcelone, dans lequel j’ai habité. Pour En Construccion, c’est le quartier de Barrio Chino, qui est le centre historique au XIXème siècle, dont le nom populaire est El Raval, dérivé d’Araval, ce qui signifie « terrain vague ». Comme l’est un peu en substance la Bonne Vallée, il y a un passage entre la campagne et l’urbanisme. Il y a donc trois films sur la même ville. On part du centre historique pour aller vers la périphérie. Mais ce n’était pas conscient !

T : Vous avez mentionné les commanditaires du moyen métrage, mais qui sont ceux des deux autres films ?

JLG : En Construccion, c’était une proposition de l’Université Pompeu Fabra, dans le cadre d’un Master de création documentaire. Dans les premières années, ils avaient convoqué trois cinéastes pour trois films : Jean-Louis Comolli, Joaquim Jordà et moi. Les élèves faisaient le choix de participer à l’un de nos tournages. Je pense être celui qui a poussé l’expérience jusque dans ses limites, dans le sens où En Construccion ne s’est fait qu’avec les élèves. Maintenant, ils sont tous devenus des techniciens réputés, je ne peux plus tourner avec eux, ils sont trop chers…

T : Il y avait donc déjà une notion de work in progress !

JLG : Et pour Histoires de la Bonne Vallée, cela vient du MACBA, le Musée d’Art Contemporain de Barcelone, pour faire une vidéo dans un espace d’exposition sur un quartier défavorisé de Barcelone. Et on m’a proposé Valbuena. Cette vidéo a été faite, un petit film Super 8 noir et blanc, qui se retrouve dans les images d’introduction. Et j’ai eu le désir d’approfondir, de développer, ce qui a donné le film.

T : Ça a pris du temps j’imagine ? Par rapport au précédent film, il y a eu dix ans d’écart !

JLG : Oui. Le processus du film m’a pris environ deux ans et demi. 

Il marque un temps.

Et oui, je suis trop lent, je regrette ça souvent. L’écart de dix ans était déjà là entre mon premier et mon second film… Mais après, il faut accompagner chaque film. Je suis un peu comme un trouvère qui accompagne son film dans plein de villes de provinces… Comme ce sont des films qui ont besoin de ma présence pour qu’ils puissent être distribués, cela me prend du temps. 

T : Vous avez évoqué le fait d’accompagner le spectateur dans le processus de création d’un film, comme un cinéaste. Est-ce que des séquences comme celles du casting ont été fabriquées avec la conscience qu’elles seront sur la table de montage ?

JLG : Ce sont des décisions prises dans la dialectique montage-tournage. Pendant longtemps, cette séquence était très longue, trente minutes. Je pense que le film a une durée idéale de quatre heures. L’idée d’un film sur un quartier que personne ne connaît qui dure quatre heures, c’était un geste que j’aimais bien. Quand Johan van der Keuken tourne Amsterdam Global Village (1996), il se permet de faire de grandes digressions où il va dans les pays d’origine de ses personnages qui peuplent la ville d’Amsterdam… j’avais ça en tête. Et le casting était là aussi pour que le spectateur voit comment je découvre mes personnages. Une règle du jeu ! Même les petites histoires qu’on entraperçoit, on les développe plus tard dans le quartier avec des variations sur ce qu’ils nous ont dit.

C’est l’évidence de la structure work in progress qui nous a aidé au montage. Après, il y a eu des débats : est-ce que je dois favoriser ce jeu de la structure en différentes parties, ou est-ce que je privilégie la temporalité qui se dégage durant le film, le jour et la nuit, les saisons… ? C’est un quartier où il reste beaucoup de terres agricoles, et cela me paraissait important de respecter cette temporalité, ce temps biologique. Ce sont deux manières de monter qui entraient souvent en conflit.

T : Est ce que le fait de travailler avec une dialectique rallonge le temps de tournage ?

Non. Le tournage n’a pris que vingt-cinq, trente jours… Mais dispersées sur deux ans ! On a eu le temps de connaître les habitants, de parler, de voir ce qu’il se passe… Des personnes sont même mortes durant le tournage. On intègre ce qu’il se passe. Le pire dans cette méthode, c’est ce à quoi on renonce. On aime bien quand on voit l’évolution d’un personnage petit à petit, et c’est un peu terrible de voir qu’au montage, on doit y renoncer. Le cinéma est un art du renoncement. Surtout si on travaille sans scénario.

T : Il n’existe pas de version longue, pour plus tard ?

JLG : Non. Il faut que ce soit un choix dramatique. C’est cela qui donne de la valeur. C’est cette séquence qui est choisie, pas une autre.

T : Comment est constituée l’équipe de tournage, son dispositif ? Il y a beaucoup de séquences où il y a une omniscience de votre regard. Est-ce dû au fait que vous ayez eu plusieurs caméras ?

JLG : Mon dispositif a aussi beaucoup évolué. Si on travaille sans scénario, on n’a pas d’argent parce qu’on ne peut pas constituer un dossier. C’est quand le film commence à être construit que je comprends beaucoup de choses, et que je peux écrire pour constituer le dossier. Les séquences de casting se sont faites avec deux élèves de cinéma et moi : trois personnes et une caméra. Et quand de l’argent est rentré, et que c’était plus confortable, on a pu s’améliorer.

Il marque un temps.

Je n’aime pas tellement parler des deux caméras, parce que ça va un peu à l’encontre de mon éthique. Je crois au point de vue unique. Mais s’il faut parler de secrets de cuisine… On se pose la question dans les séquences de dialogues : quand on est face à des personnes qui ne sont pas acteurs, qui ne vont pas répéter ce qu’ils vont dire, on est un peu obligé de peindre ce moment de vérité selon deux angles. C’est un problème d’écriture : avec des dialogues du quotidien, très fragiles, qui contiennent un degré de poésie, il faut les donner d’une certaine façon. Il faut travailler avec une écriture qui remarque ça, sans que ça soit une chose accidentelle. Il faut que ce soit cadré, dans un plan fixe, pour donner tout le sous-texte que contient une phrase. Cela, je l’ai appris avec En Construccion. Une phrase n’est pas reçue de la même manière par le spectateur si elle est filmée avec une chasse à l’image, ou si elle est filmée dans un cadre composé voulu. Tout cela est difficile à théoriser, mais l’idée est que rien n’est accidentel, tout est choisi. C’est une façon de dire que tout cela est essentiel.

T : Dans cette question du work in progress, on sent que les personnages gagnent en confiance au fur et à mesure du film, et que vous devenez un habitant vous aussi. Cela se sent dans la manière dont s’immisce la fiction dans les plans et les séquences, mais aussi au début quand les habitants sont suspicieux face à la caméra… Vous le percevez ce sentiment, durant le tournage ?

JLG : C’est un processus naturel. Il s’agit de ne pas cacher ça.

T : Par exemple, avec la séquence du bar au début du film, où la jeune vendeuse raconte qu’elle vend quatre mille chaussures par jour, on se dit que c’est bizarre ! Ils font des blagues entre eux… Et quand arrive la séquence où une personne âgée raconte comment elle dansait le tango, on se dit que cette séquence ne pouvait pas arriver avant. Il y a une  notion de progrès dans le film.

JLG : C’est là qu’il y a une différence avec En Construccion, car c’était un quartier où tout est beaucoup plus visible ou exposé à la rue, et ce n’est pas le cas à Valbuena. Quand je suis arrivé la première fois, je ne voyais rien, je ne savais pas comment cadrer. J’ai compris que pour pouvoir filmer, il faut pénétrer son imaginaire. Le film devient de plus en plus introspectif, sans toutefois perdre la considération que cela doit être un documentaire sur un quartier. Quand je filme dans des reflets, cela me permet cette double perspective de montrer les habitants et le quartier. Picturalement, on a le visage et le paysage, et ça permet des jeux de perspectives avec l’arrière-plan. Tout est à proximité.

T : C’était la première fois que vous alliez dans ce quartier ?

JLG : J’ai découvert le quartier durant le tournage. Mais j’ai un ami économiste qui m’a rappelé qu’en 1977, juste après la mort de Franco, j’étais venu l’aider à réaliser une enquête pour le Parti Communiste dans ce quartier. Et j’ai souvenir que c’était un quartier qui était loin, dans un passage incompréhensible entre le rural et l’urbain. Étrangement, je n’avais pas établi la connexion. 

T : Vos films mettent en avant une certaine idée de la mémoire, de la trace qu’on laisse dans les lieux. Et cette idée est à la fois et avant tout politique et poétique : il y a un phénomène de gentrification, et on filme des gens qui boivent, dansent, vivent. Comment arrivez-vous à mêler le politique et la poésie ?

JLG : Tout est donné par le quartier. Si on cherche en profondeur son identité, les choix formels étaient évidents, avec toujours cette idée d’apporter un regard juste. Après il y a des goûts personnels dans le choix des personnages au moment du casting, mais chaque individualité apporte une nouvelle facette : comment ils habitent l’espace, leurs rapports avec la terre… J’ai beaucoup essayé de travailler la géographie du lieu. Que représente ce paysage assez informel pour eux ? Ils se remémorent pour la plupart cette mémoire paysanne perdue, les enfants qui se baignent dans le canal en rêvant de la mer… Tout cet imaginaire se juxtapose avec les images matérielles et physiques du quartier. Il s’agissait de faire des cadrages qui respectaient ces imaginaires. 

T : Ce qui est beau c’est que vous filmez des personnes âgées et des enfants, donc des affects différents !

JLG : Oui. Il y a beaucoup moins de jeunes en vérité, parce qu’ils partent. Dans ce quartier il y a deux réalités très différentes. Les habitants pionniers, qui ont construit des petites maisons dans la clandestinité, puis ce qui est maintenant la ville dortoir, les nouveaux logements de protection sociale, remplis de monde qui viennent uniquement pour dormir. Plein de tonalités différentes, qui convergent parfois au fleuve ! Ce fleuve est une utopie pour moi. Et pourtant il y a la fuite dans les dernières images avec l’arrivée potentielle de la police. Il y a l’idée de la menace. 

Il marque un temps.

J’ai beaucoup pensé à Pasolini, surtout quand il filmait des terrains vagues dans ses premiers films qui se déroulent en périphérie. Pasolini vivait ça comme une tragédie, la fin de la culture paysanne, avec des personnages porteurs de cette culture, et qui n’arrivent pas à s’adapter à l’extension de la ville capitaliste. Et cette idée est peut-être le dénominateur commun de tous les divers personnages de mon film. Ils sont sur un terrain vague.

T : Dans ce rapport aussi à la trace, vous acceptez pleinement les archives, les photos, la musique dans les bals dansants ou celle de la pianiste avec son mari…

JLG : Toutes ces archives viennent des habitants. La séquence du piano, c’était effectivement la femme qui voulait réactiver la mémoire de son mari par la musique. Et l’idée d’avoir un personnage qui perdait la mémoire se mettait bien en parallèle avec les nouveaux bâtiments, et en opposition avec le vieillard au début du film qui se rappelait de sa femme, qui décrivait chaque ruines… Je voulais montrer une symétrie.

En tout cas je n’ai pas voulu montrer la périphérie comme victimiste, même s’il manque des services classiques de la ville. J’ai voulu montrer la singularité de la périphérie, une forme de vie éradiquée du centre urbain. J’aime bien le côté sauvage et festif de cet endroit. 

Il ne fallait pas non plus idéaliser, parce que cela reste un quartier avec beaucoup de suicides. Mais il reste des espaces pour chanter, pour la tradition orale, pour des choses perdues. J’adore la femme portugaise dans le film, car elle préserve une culture païenne de la forêt qui a disparu, qui est capable de donner une lecture poétique de chaque fleur. Si un arbre est sec, elle l’associe à la mort de son fils… Pour moi c’est comme Daphné qui est en train de se transformer en arbre ! Toute une mythologie qui a survécu à travers des femmes de la forêt ! Et retrouver ça dans la ville de Barcelone, ça me touchait énormément. C’est le seul quartier où l’on trouve cela. On peut y imaginer un western, des amants cachés hors-la-loi ! Tout ça va disparaître avec les travaux des lignes de TGV. Et la disparition de cet espace sylvestre va entraîner la disparition d’une morphologie humaine. C’est incroyable de constater ce que l’urbanisme change dans nos rapports aux autres.

Par exemple ici à Paris, j’ai appris qu’avant l’urbanisme de Haussmann, toutes les tavernes étaient populaires, il y avait de grandes tables où l’on mangeait avec des inconnus. On partageait la table. Et maintenant avec Hausmann, les cafés sont devenus des petites tables individuelles, circulaires… 

Il regarde les tables du café, qui sont de tailles plutôt moyennes.

Bon là ça va encore ! *rires*

On a encore quelques exemples de cette tradition, mais cela reste quelque chose de touristique maintenant… Polydor garde des grandes tables de partage, mais je m’égare un peu là.

T  : Vous avez beaucoup filmé Barcelone. Qu’est ce qui y a le plus changé depuis En Construccion ?

JLG : Dans En Construccion on remarque maintenant une chose, c’est qu’il y a beaucoup de gens dans la rue qui sont là pour parler, dans la séquence des morts par exemple. Aujourd’hui, c’est très difficile à trouver dans l’espace public, des conversations. C’est une conséquence des chaînes commerciales, des grandes surfaces, de la disparition des petits commerces qui préservaient ce tissu social. Maintenant, ce que j’entends par la vie quotidienne, la vie populaire, je ne la retrouve qu’en périphérie. Je pense que c’est un phénomène qui se passe dans toutes les grandes villes européennes. Et mon cinéma est un cinéma périphérique, je ne peux pas filmer dans le centre, ce n’est pas mon espace naturel.

T : A la fin, vous dédiez le film à de nombreuses personnes. Le premier nom est Jonas Mekas, mais on ne connaissait pas les autres. Vous pouvez nous en parler ?

JLG : Il y a Marie-Pierre Duhamel, qui est une femme qui travaillait beaucoup sur le cinéma documentaire ici, en France : elle a passé quelques années au Cinéma du réel, elle travaillait sur Arte durant une bonne période… Elle a été une guide pour moi. Chaque documentaire que j’ai fait, avant de finir le montage, on le discutait avec Marie-Pierre. Sa présence me manque. Après, j’ai mis le nom de personnes qui sont des amis liés au cinéma, que j’ai perdus pendant que je faisais ce film. C’était ça. Et comme dans le film, on arrive à entendre jusqu’à douze langues différentes, je trouvais que c’était une bonne idée d’écrire chaque dédicace dans la langue correspondante. Il y a aussi Ahmad Nachte, une amie à moi, une cinéaste palestinienne qui est morte pendant le conflit, Jonas Mekas, et un cinéaste colombien avec qui j’étais très ami, Luis Ospina. 

T : Le film est-il sorti en Espagne ?

JLG : Nooooon ! Il y sortira après la France, le 13 février ! Donc il n’y a été vu qu’au Festival de San Sebastian.

T : Vous avez pu en discuter avec le public durant le Festival ? On se demandait comment allait réagir le public, parce qu’on en garde le souvenir d’une salle qui réagit beaucoup, quelque chose de très populaire…

JLG : J’ai été très très bien accueilli. Parler, parler… J’ai surtout parlé avec des médias. Mais oui, je pense que San Sebastian était l’espace le plus adéquat pour présenter ce film. Parce que même si je pense qu’il sera compris dans n’importe quel coin du monde puisqu’on cherche toujours à ce qu’un travail local construise quelque chose de l’ordre du récit universel… voilà. Il y a des petites choses comme la diversité linguistique, les goûts pour les accents :  c’est quelque chose que j’ai découvert avec Jean Renoir et son cinéma dès années 1930, on discerne la région dans laquelle se passe un film par rapport à l’accent, la façon de parler du peuple… Non ? C’est quelque chose qu’on ne peut pas apprécier avec les sous-titres. C’est pour ça que j’ai choisi de le présenter là-bas.

T : Depuis la France, on trouve que le cinéma espagnol va très bien : le documentaire d’Albert Serra Tardes de Soledad avait gagné la Coquille d’or l’an dernier, Sirat a fait beaucoup d’entrées en Espagne… Vous êtes cinéphiles ? Vous continuez d’aller en salle et de découvrir de nouveaux films ou cela ne vous intéresse pas ?

JLG : Oui, oui. Je n’aime pas trop parler de mes camarades de travail, mais je vais énormément au cinéma, au moins une fois par semaine, et je vois normalement un film par jour, plutôt des classiques. Je dialogue avec les classiques, en solitaire, comme s’il s’agissait de lire un livre… Mais si c’est possible de les voir en salle, j’aime beaucoup la salle ! C’est rare qu’un film me plaise vraiment, mais presque toutes les projections m’apportent quelque chose, même de partiel. Je ne suis pas fâché. Parfois je suis fâché avec un film, mais… Je suis surtout attiré par ces secondes face à l’écran, quand il est encore blanc et que tout est possible. Peut-être que ta vie va changer avec les images qui vont arriver… Ça n’arrive presque jamais, mais il y a cette attraction fatale qui me ramène toujours à cette quête. 

T : Et on se demandait si vous connaissiez Pierre Creton ?

JLG : Non ?

T : C’est un cinéaste et documentariste français qui filme beaucoup la nature. Il est aussi jardinier, et vos cinémas pourraient être amis…

JLG : Vous pouvez m’écrire son nom ? J’ai été étonné par le discours écologiste qu’on a vu dans mon film. Je n’aurais jamais imaginé que je ferais un film écologiste… Et j’ai gagné le prix GreenPeace ! D’abord, j’ai plutôt un préjugé quand en Espagne on dit qu’il faut voir ces films parce qu’ils sont sociaux ou écolos ou n’importe quelle cause… La bienveillance de la cause, ça me fait peur en tant que cinéphile, parce que ça provoque un regard un peu paternaliste. Dans les premières années de la démocratie, on voyait arriver beaucoup de cinéma latino américain très engagé et politique, tandis que j’avais envie de voir des comédies de Vicente Minelli ou des mélodrames de Douglas Sirk ! Par contre, maintenant que tout ça a perdu du prestige, j’aime bien récupérer au visionnage quelques classiques de ce cinéma latino américain des années 1960 et 1970. 

T : Vous avez gagné le prix écologiste, mais vous, est-ce que vous avez la main verte ?

JLG : Ah oui oui ! J’habite en province, donc l’un de mes privilèges et qu’on imaginerait jamais à Barcelone ou à Paris, c’est que j’ai un petit jardin avec six oliviers, et quand je suis fâché avec le monde, un bon élagage de mes oliviers me réconcilie avec la nature et le monde. D’ailleurs demain, je dois faire la récolte des olives…

T : Quel est le budget du film ? On a l’impression qu’il n’a pas coûté cher… D’où notre dernière question : si on vous donnait tout l’argent du monde, quel film feriez vous ?

JLG : C’est une question difficile dans la mesure où, quand on écrit ou rêve un projet, certaines idées sont déjà auto-censurées parce qu’elles sont chères. On a évolué avec cette pensée : ce n’est pas une bonne idée si c’est une idée chère. Aujourd’hui, et je pense que c’est une différence importante : les cinéastes contemporains ne peuvent pas séparer la production de la création. Dans le cinéma classique, c’étaient vraiment des catégories différentes. Une personne fait un film, et une autre le finance. Maintenant, les cinéastes, ou en tout cas ceux qui sont du côté de la modernité, pensent la production au même moment de la gestation du film. Quand je fais un projet, je pense au même moment où je peux héberger l’équipe, si le terrain ira pour l’équipe, si ce sera des jeunes ou des vétérans, quel type de film peut-on faire avec cette équipe, à quelle saison tourner, il y aura de la figuration ou pas… Toutes ces questions arrivent au même moment de la conception du film. Donc je ne suis pas habitué à cette question… Je ferais… Un film sur la construction d’une cathédrale au XIIIe siècle. J’aimerais beaucoup. Si j’avais tout l’argent du monde, je ferais ça. Une grande collectivité de la création où il y aurait la science, l’art…

T : Un work in progress illimité en quelques sortes ?

JLG : Oui… Voilà… Si tu me donnes beaucoup d’argent, je le ferai volontiers.

T : Vous travaillez déjà à un nouveau film ?

JLG : J’ai des difficultés à commencer à rêver un nouveau film sans avoir montré le précédent. Un film est fini quand le public se l’est approprié. Il me faut fermer le cercle pour commencer à rêver à nouveau.

Entretien réalisé le 5 novembre 2025 à Paris

Retranscription : Corentin Ghibaudo et Nicolas Moreno