Entretien avec Kleber Mendonça Filho pour la sortie du film L’Agent Secret
La sensation cannoise qu’a été L’Agent Secret, récompensé par le Prix de la mise en scène et celui de l’interprétation masculine, semblait annoncée dès la montée des marches de l’équipe du film, lorsque Kleber Mendonça Filho s’était présenté accompagné de musiciens de frevo (genre musical emblématique du carnaval d’Olinda et, plus largement, des fêtes de l’État du Pernambouc, dont Recife est la capitale). La fête ne faisait en réalité que commencer : avec déjà 1 million d’entrées au Brésil, le film vient d’être nommé aux Golden Globes et entame désormais sa course aux Oscars. Pour nous, elle se prolongera au cours d’un entretien express en langue originale, vingt minutes montre en main pour repartir sur les traces et légendes du Pernambouc des années 1970. Compter dans notre équipe un rédacteur lusophone, dont la famille est elle aussi originaire de Recife, présente quelques avantages…
Tsounami : Pour commencer cet entretien, revenons sur votre court métrage Noite de Sexta, Manhã de Sábado (2006, Vendredi soir, samedi matin, ndlr). Le film s’achève sur une conversation entre deux personnages, chacun sur une rive de l’Atlantique : le personnage brésilien se tourne vers l’Europe, où se trouve l’être aimé… Cette scène m’est revenue à l’esprit lorsque j’ai appris que vous aviez écrit L’Agent secret à Bordeaux. Avez-vous aujourd’hui le sentiment d’inverser ce mouvement et de regarder le Brésil depuis l’extérieur ?
KMF : Je crois que j’étais alors dans une très belle période de ma vie, en famille, à Bordeaux. Ma compagne, Émilie, est bordelaise, et j’avais très envie d’écrire ce scénario. Le cinéma Utopia avait déjà projeté mes films et j’entretenais avec eux d’excellentes relations. Au cours d’une conversation très informelle, ils m’ont proposé une salle dans la tour du bâtiment – l’Utopia est installé dans une ancienne église médiévale – et, pendant près d’un an, je me suis rendu tous les jours à vélo à l’Utopia, le matin et l’après-midi. Ce fut un moment extraordinaire. Là, dans cette tour devenue cinéma, je me connectais au site de la Bibliothèque nationale de Rio de Janeiro et j’accédais au Diario de Pernambuco (quotidien de l’État de Pernambouc, dont Recife est la capitale, ndlr) des années 1960 et 1970. Je passais des heures à explorer le passé de Recife et du Brésil, puis j’en tirais une multitude d’idées et de documents pour écrire le scénario. C’est assez paradoxal : le scénario se déroule à Recife et je l’ai écrit à Bordeaux, mais j’étais au Brésil au travers des archives. C’est un travail dont je suis presque nostalgique … Même si je continue de penser que l’écriture du scénario est la partie la plus difficile de tout le processus de création d’un film. C’est très éprouvant : il y a des semaines où l’on se sent inutile et improductif, mais quand cela fonctionne, c’est merveilleux !
Tsounami : Le fait d’avoir pris vos distances, géographiquement, en plus de la distance temporelle, vous a-t-il aidé à porter sur Recife un regard, disons avec un peu plus de recul ?
KMF : Je crois que le souvenir de Recife devient peut-être plus fort quand on est loin, je ne sais pas. Mais j’ai aussi écrit une partie du scénario à Recife. Chez moi et chez mon oncle, qui m’avait prêté son bureau pour que je puisse travailler seul, surtout pendant la pandémie. Je pense que lorsque l’on est vraiment concentré on peut écrire de n’importe où. Ça me fait penser au Magnifique (1973), le film avec Belmondo (dont on voit un extrait dans L’Agent Secret, ndlr). Les éléments qui se produisent dans la vie de l’auteur finissent par envahir le film qu’il est en train d’écrire. Je pense que certains aspects de ma propre vie ont, eux aussi, pu déteindre sur le film. Mais j’ai passé un bon moment en l’écrivant à Bordeaux.
Tsounami : Dans vos films se trame généraelement en fond une sorte de violence sourde qui surgit à la fin. Dans Les Bruits de Recife (2012) et Bacurau (2019), l’explosion finale prend la forme d’une vengeance populaire qui finit par éclater ; dans Aquarius (2016) et L’Agent secret, ce sont au contraire les dominants qui l’emportent. Cette alternance a-t-elle à voir avec le contexte dans lequel vous écrivez vos films ? Avec un climat politique qui rend plus ou moins optimiste ? Dans le cas de la pandémie, au Brésil, la situation était tout de même particulièrement tendue…
KMF : Je me laisse vraiment guider par l’histoire. Je vais là où elle m’emmène. Je pense que ce n’est jamais bon de vouloir manipuler un récit. Par exemple, on raconte une histoire qui se tient, et au moment de la conclure, on tient absolument à ce qu’elle ait une fin déprimante ou au contraire une fin heureuse, coûte que coûte, même si ça ne fonctionne pas. Pour moi, le parcours d’Armando a bien plus de sens avec la fin qu’elle a eue. Au Brésil, beaucoup de personnes ont disparu ou ont été gommées de l’Histoire. Une fin heureuse, où il s’enfuirait en avion avec son fils, non seulement serait illogique, mais presque irrespectueuse. Je pense aussi que le Brésil est un pays où l’on tue beaucoup, un pays où l’on compte de très nombreux pères absents ou disparus et où beaucoup de femmes élèvent leurs enfants seules. Cette fin-là fait donc pour moi vraiment sens.
Tsounami : Dans Portraits fantômes (2023), vous rappelez qu’au début du XXᵉ siècle, Recife était un pôle majeur de production cinématographique. Aujourd’hui, on a le sentiment qu’un véritable écosystème s’est constitué autour de vous, avec des personnes que l’on retrouve de film en film. Par exemple, Fellipe Fernandes, qui était troisième assistant à l’époque d’Aquarius est désormais premier assistant. Comment voyez-vous cet ancrage à Recife et ce noyau de collaborateurs dans votre travail ?
KMF : Fellipe est quelqu’un de formidable et un réalisateur remarquable qui travaille sur un nouveau film en ce moment (son précédent, Rio Doce (2021), n’a pas été distribué en France et nous n’avions pas manqué de le souligner dans notre liste des 10 films qu’on n’a toujours pas réussi à voir de notre numéro 10 L’Abécédaire, ndlr). En tant que producteur, je n’ai pas vraiment d’ambition. En tout cas pas d’ambition commerciale. J’aime pouvoir aider des films que j’aime, ou auxquels je crois. J’ai ainsi contribué, mais de façon très modeste, à la restauration d’Iracema de Jorge Bodanzky (1979), par exemple. J’essaie d’apporter mon aide à un film qui est en train de se faire, quand je le peux. De son côté, Émilie a produit plusieurs films. Elle a produit celui de Nele Wohlatz, une réalisatrice allemande qui a tourné à Recife. Elle va produire le film de Leonardo Lacca, Sábado Morto (Samedi mort, ndlr), dont le scénario est excellent. Elle a aussi produit Sans Cœur (2023), de Nara Normande ; c’est d’ailleurs ainsi que j’ai rencontré Evgenia Alexandrova, la directrice de la photographie de L’Agent secret. Notre société de production, Cinemascópio, est une toute petite structure, sans aucune ambition commerciale. Elle se résume à Émilie, moi, et deux personnes qui travaillent avec nous. Dès le début, nous avons été très clairs : nous ne voulions pas faire ce que tant de sociétés de production finissent par faire, à savoir des publicités, des documentaires institutionnels, et toutes sortes de films destinés à conquérir le marché. Je crois que parler « d’ambition » est déjà excessif : il s’agit plutôt du simple désir d’aider certains films et d’avoir le plaisir de voir mon nom associé à quelques-uns d’entre eux.

Tsounami : Il semble y avoir toute une génération de cinéastes actifs à Recife désormais. Par exemple Marcelo Gomes, dont vous êtes de la même génération..?
KMF : Marcelo est un peu plus âgé… Mais oui, je dirais que nous sommes de la même génération.
Tsounami : Il a réalisé un court métrage sur la Perna Cabeluda (littéralement « Jambe poilue », figure d’une légende urbaine de Recife, apparue sous la dictature militaire et associée à des meurtres jamais élucidés, ndlr). Elle occupe une place si importante dans l’imaginaire des habitants de Recife de votre génération ?
KMF : Son court métrage date de 1993, a reçu de nombreux prix et a circulé dans beaucoup de festivals. À l’époque, je l’avais trouvé très intéressant. Mais la Perna Cabeluda, je la connaissais déjà depuis l’enfance : c’était une histoire qui circulait partout en ville. On nous disait : « Sois sage, sinon la Perna Cabeluda va venir t’attraper ! ».
Tsounami : Mais à quel point cette histoire a-t-elle marqué votre génération ?
KMF : Pour nous, c’est très marquant ! Chico Science (chanteur et compositeur, figure de proue du mangue beat, mouvement musical et culturel né à Recife dans les années 1990 qui mêle rythmes populaires locaux, sons électroniques et influences rock, ndlr) a chanté la Perna Cabeluda dans la chanson Banditismo por uma questão de Classe. Je trouve ça très bien qu’une même génération ait partagé des expériences et des émotions similaires. J’ai toujours voulu faire entrer la Perna Cabeluda dans un film, et j’étais très content de pouvoir le faire en stop motion. J’adore Ray Harryhausen et Jan Švankmajer, ce sont pour moi des références essentielles.
Tsounami : Un autre élément de l’imaginaire local que vous mettez en scène, c’est l’immeuble Ofir (Edifício Ofir), où Armando se réfugie. Il a la réputation d’être hanté ?
KMF : Je ne le savais pas en préparant le film ! Ofir c’est d’abord un endroit où je suis allé, et que j’ai trouvé incroyable. Et puis il y a eu quelque chose de fascinant : après avoir écrit le scénario en pensant à l’immeuble et à ses espaces, au moment où nous nous préparions à tourner, nos amis de la direction artistique et des costumes, Thales [Junqueira, ndlr] et Rita [Azevedo, ndlr], se sont mis à nous raconter des histoires extraordinaires. C’est là que j’ai découvert que dans les années 1960 et 1970, Ofir a réellement accueilli des personnes de gauche qui restaient là un certain temps, pas cachées, mais hébergées par les familles qui y vivaient. C’était un véritable bastion d’opposants politiques. Je l’ignorais complètement et je trouve cela incroyable. En revanche, je ne savais pas qu’on le disait « hanté ». Ce n’est pas pour ça que ce lieu m’attire : à mes yeux, c’est un endroit très joyeux.
Tsounami : En France presque personne ne connaît l’histoire du Cais José Estelita (projet de tours de luxe sur l’ancienne zone portuaire du Cais José Estelita à Recife, dénoncé comme spéculatif et vivement contesté pour la défiguration du quartier, ndlr). Je ne sais pas si cet épisode a inspiré le scénario d’Aquarius, mais on remarque qu’au début du film, vous avez fait disparaître les tours.
KMF : [Rires.] Non, ce n’est pas une source d’inspiration directe. Je dirais qu’Aquarius est né d’un ensemble de situations à Recife qui concernent aussi Estelita, mais pas seulement. Cette volonté du marché immobilier de détruire la ville pour en tirer de l’argent existe depuis très longtemps. J’ai effacé les tours [rires] comme un petit acte de rébellion. Dans mes films, je peux effacer ce que je veux ! [Rires.] Et c’est amusant, parce que je les ai effacées une deuxième fois pour L’Agent secret, parce que la skyline de la ville en 1977 n’a plus rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Mais dans Aquarius, c’était vraiment un petit geste de rébellion !
Tsounami : Parmi les détails de reconstitution pour L’Agent Secret, on peut voir des affiches « Marcos Freire pour le Sénat » (slogan de campagne de Marcos Freire, opposant à la dictature militaire au Pernambouc dans les années 1970, ndlr), ou un t-shirt Pitombeira dos Quatro Cantos (groupe de carnaval de rue d’Olinda, emblématique du frevo, ndlr)… Que cherchez-vous à faire avec ces éléments ? Est-ce une manière de tendre vers un certain naturalisme ? D’autant que tout cela coexiste avec une séquence en stop motion qui n’a a priori rien de naturaliste…
KMF : Pour moi, la séquence en stop motion est totalement réaliste, si l’on admet que le cinéma peut vraiment rencontrer la réalité – et c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup, dans mon rapport à la culture. Cette séquence se déroule dans le Parc 13 de Maio, qui existe, et qui est un lieu où les gens se retrouvent le soir. Et ça pour moi, c’est fantastique. Quant au t-shirt de la Pitombeira, c’est un vrai t-shirt de la Pitombeira dos Quatro Cantos, un groupe de carnaval de rue d’Olinda. D’ailleurs, ce t-shirt est aujourd’hui devenu particulièrement prisé ! J’aime les détails très concrets, parce qu’ils créent des liens très forts avec la mémoire affective ; c’est quelque chose d’essentiel pour moi. Je pense que notre mémoire fonctionne aussi de cette manière : cette affiche, par exemple, ici (il montre une affiche de Jean-Luc Godard dans la pièce, ndlr), est une mémoire affective. Il s’agit d’une rétrospective Godard, et chacune de ces images renvoie à un moment du cinéma de Godard, mais aussi à notre propre histoire du cinéma, à ma relation avec Godard. C’est pour cela que j’aime beaucoup travailler ce type de détail. Il y a, par exemple, un tableau de Bajado (peintre naïf d’Olinda, ndlr) dans l’appartement où loge le personnage de Wagner Moura, et j’aime beaucoup qu’il soit là, accroché au mur. Le film ne s’y arrête pas, ne le met jamais en avant, mais il est là : il fait pleinement partie du décor.
Tsounami : Vos choix musicaux sont-ils eux aussi liés à cela ? Par exemple Lula Côrtes (musicien psychédélique de Recife des années 1970, ndlr).
KMF : Oui, c’est exactement la même logique. Mais le travail sur la musique est peut-être encore plus complexe, parce que le film doit accepter la musique. Je peux bien sûr proposer un morceau pour une scène, mais c’est le film qui décide. Il y a des musiques que j’inscris dès l’étape du scénario et qui, une fois au montage, ne fonctionnent pas : le film les refuse. C’est une question de rythme. La musique dialogue avec l’image d’une manière très particulière. C’est presque un élément de mise en scène, mais ça se joue encore à un autre niveau.
Tsounami : Une dernière question sur le mot pirraça, qui apparaît sur le carton au début du film (« 1977, est une époque pleine de pirraça ») et qui est très difficile à traduire.
KMF : Très difficile.
Tsounami : Comment expliqueriez-vous ce mot à un public français ?
KMF : C’est une méchanceté soi-disant pour rire, mais qui ne fait pas rire du tout. [Rires.]
Entretien réalisé traduit du portugais et retranscrit par Matthieu Neiva,
le jeudi 27 novembre 2025 à Paris

