Lenny et Harpo Guit : « Grosse info : Melvil Poupaud adore se curer le nez ! »

Entretien avec Lenny et Harpo Guit pour la sortie du film Aimer perdre

Quand on arrive au 123 Boulevard Sébastopol, on se dit qu’on est au bon endroit. Au-dessus du bar, des noms qu’on connaît. Jean-Paul Belmondo, Danièle Thompson, Ennio Morricone… un peu plus loin des tables avec comme pied des trépieds. Au sous-sol une salle de cinéma : ambiance. On s’installe, on papote succinctement, on dit notre plaisir à avoir découvert Aimer Perdre. María Cavalier-Bazan, l’actrice principale, nous demande si nous avons bien vu le film, oui oui bien sûr promis on a même beaucoup ri ! Alors qu’on s’extasie sur son t-shirt à l’effigie du film et qu’elle nous promet de nous en dégoter, nous nous dirigeons vers le patio avec les deux frères, Lenny et Harpo, dont la parole est précise et rigolarde – avec María et son compère Axel Perin, nous parlerons plus tard, en vidéo. Avec eux, on s’amuse bien, et on comprend mieux dans le titre l’importance prévalente du verbe aimer, devant le verbe perdre.

Tsounami : Commençons par la première phrase du film : « c’est quoi cette galère ». L’écriture d’un film comme Aimer Perdre, aussi bien construit qu’imbriqué, ça a dû être une galère à écrire. Par où commencer ?

Lenny Guit : Avec Harpo, on aime bien l’idée de tout résumer au début du film, d’essayer de tout mettre dès la première réplique pour qu’elle infuse dans tout le reste. La suite, on l’écrit un maximum pour que ce soit clair et précis pour notre équipe, qu’elle ait une idée concrète du film avant le tournage. Mais on aime bien donner cette impression d’improvisation. Notre manière de filmer, c’est presque l’envie de copier le documentaire, de faire croire qu’on vit la chose pour la première fois lorsqu’elle se déroule devant nos yeux. Le meilleur compliment qu’on peut recevoir, c’est quand notre public nous dit : « mais vous n’avez pas fait exprès là !? »

T : Il n’y a donc pas d’improvisation du tout ? À aucun moment ?

Harpo Guit : Si, si… Il y en a. Mais on ne le dit pas, comme ça on peut prendre tous les lauriers et on dit que c’était notre idée ! (rires)

T : On a l’impression que vous posez des fusils de Tchékhov partout sans jamais appuyer sur la gâchette. Il y a plein de petits moments où il y a un élément qui n’a l’air de rien parce qu’il est pris dans le dans le maelström du récit, et puis finalement il revient. On sent que vous aimez jouer avec nos attentes, nous laisser le droit d’être surpris. 

LG : On a été biberonné aux films depuis tout petit, donc on a nécessairement le goût de la forme classique, les gros films américains et leur structure. Mais comme on a aussi envie d’être des petits malins, on essaye de tout détourner. Ce qui nous excite, c’est de mettre des indices, des pay in, et parfois de mettre les pay off et parfois non. Justement, essayer de détourner. 

T : Quelles sont vos influences ? Pour nous, Aimer Perdre c’est presque une comédie des frères Safdie. 

HG : Je crois qu’on est un peu comme tout le monde qui aime les films. Les Safdie, ils font partie des plus forts, donc oui ça nous inspire à fond. En plus, je pense qu’ils sont aussi très fans de comédie, même si leurs films ne sont pas toujours que de la comédie. Mais quand ils prennent Adam Sandler par exemple, ça ressort dans leurs films d’une manière ou d’une autre. Mais on a plein d’inspirations. Par exemple, la série de Larry David, c’est de la folie. Justement en termes de pay in et pay off : il y a toujours quelque chose qui est installé au début, et parfois c’est genre dix sur un épisode. Mais on regarde autant de comédies que de drames. 

T : La tonalité d’Aimer Perdre est toujours un peu sur le fil entre la comédie et le drame. Armande est très drôle mais jamais caricaturale et vraiment dans la galère. Comment vous trouvez cette justesse ?

HG : On essaye de faire un personnage que nous on aime, et on fait en sorte que le spectateur l’aimera aussi. C’est comme dans la vraie vie : Armande c’est une personne avec plein de défauts, des contrastes, des parts sombres et des parts cool. On essaye de retranscrire ça. Après, on sait qu’il y a des gens qui sont un peu réticents, qui n’adhèrent pas au personnage. Mais je crois que quand on adhère, on adhère à fond. 

T : Armande Pigeon, rien que son nom, c’est déjà très drôle. Quasiment un chef d’œuvre. Vous vous servez de l’humour pour contrebalancer une réalité sociale terrifiante. À la fin du film, on s’est rendu compte qu’on rigolait mais qu’en réalité, ce qu’elle traverse, c’est tragique, c’est terrible même. Et elle garde le sourire, elle continue sa vie.

LG : On a calculé, c’est censé infuser 6 heures après le visionnage, le moment où on se rend compte que c’est triste ! (rires)

HG : Une de nos grosses influences, c’est aussi le cinéma italien des années 1970, ce goût de faire des comédies sur des sujets pas évident dans un contexte post Seconde Guerre mondiale. Des histoires très dures mais toujours avec un ton léger et de l’humour. Nous, on est comme ça : on est davantage touchés par ce qui se passe chez les gens qui galèrent que de se moquer des gens riches. Raconter avec amour la vie de ceux qui rament, parce qu’il se passe des trucs drôles chez tout le monde. Donc avoir un regard comique, sans avoir de jugement, ou de morale. Surtout, observer. 

T : Vous ne filmez pas dans un Bruxelles pittoresque, mais dans le quartier de Saint-Gilles et des Marolles. Armande Pigeon, c’est forcément là qu’elle doit exister ? 

Armande Pigeon à l’aise dans la ville / Aimer perdre (© UFO Distribution)

HG : C’est surtout guidé par les endroits où on vit. A l’époque, Lenny habitait à Saint-Gilles et moi j’habitais encore aux Marolles, donc c’était un peu une espèce de connexion entre nous. Et comme c’est des endroits où on traîne tout le temps, on se disait : « ah ça serait bien de filmer ici ou là ». Il y a donc une espèce de mélange entre des endroits où on passe tous les jours et des endroits qu’on trouve marrant à Bruxelles. C’est surtout des coins vivants, plus intéressant que des quartiers bourges ou business.

LG : Oui, il y a de la vie dans les rues, des boutiques et des trucs ouverts tout le temps, et comme on voulait créer un personnage qui circule en permanence, il fallait que ça vibre autour d’elle. 

T : Et pour les repérages…?

HG : J’ai une petite anecdote très bruxelloise sur la question des repérages : il y a eu un moment où on repérait plein d’endroits boulevard Anspach, et on s’est dit que ça pourrait être drôle que le film ne se passe que boulevard Anspach. Qu’elle évolue d’un bout à l’autre… (rires). Et finalement on s’est dit non !

T : Avez-vous dû demander beaucoup d’autorisations de tournage ? Par exemple, pour la scène du casino, vous mettez très précisément un vigile qui dit « pas de photo ici », ce qui rend la présence de la caméra suspecte, d’autant plus qu’elle est un peu cachée. Puis on arrive à cette table de Black Jack, et tout d’un coup la caméra existe. On voit la croupière, donc on se dit que vous avez forcément eu l’autorisation de tourner, mais le début de la scène nous perd…

LG : Vous voulez la vérité ou un mytho ? (rires) On avait l’autorisation mais on s’est dit que ça nous excitait de justement détourner ces attentes, que le fond et la forme s’allient totalement. Comme le personnage dit que c’est interdit, nous en tant que spectateur, on sent qu’on n’a pas le droit de regarder. D’une manière générale, quand on regarde un film, on ne sait pas forcément comment c’est fait, donc on se projette, on se dit que tout doit être vrai et on oublie qu’il y a une caméra derrière la table ou même qu’on joue vraiment de l’argent. Ça nous excite de jouer sur ce doute. Et puis ça nous excite aussi de faire un pied de nez au fait que c’est dans ce décor le plus cher qu’on a filmé avec les caméras les plus pourries !

T : La caméra avait un impact sur les réactions ? 

HG : Ce qui est fou dans le casino, c’est que comme on avait des autorisations, il n’y a que des figurants autour. Cela aurait été trop compliqué de tourner vraiment dans le casino en action, donc on a dû réfléchir à comment arriver à se l’approprier…

LG : On s’est dit que de toute façon, on n’arriverait pas à le faire de manière classe parce qu’on n’a pas assez de gens !

HG : Oui ! Puis, le casino classe, c’est déjà dans mille films. On voulait montrer un truc un peu pourri, donc on s’est dit que c’était bien d’aller dans cette direction à fond. On a grandi avec Ocean Eleven mais bon…

LG : La première fois qu’on est arrivé à Bruxelles, on est allé au Viage, qui est le seul casino de la ville avec des croupiers. Et on a découvert une ambiance un peu triste, il y a plein de gens seuls, de la soupe à volonté, c’est un peu pourri…

HG : Pour répondre à votre question plus amplement, sur Fils de Plouc, notre précédent film, quand on tournait dans la rue, on avait très peu d’autorisation et il y avait beaucoup de regards caméra de figurants. Alors que sur celui-là, on avait quand même plus d’autorisations, même s’il y a quand même quelques scènes qu’on a tourné à l’arrache. Mais nous on aime bien le fait qu’il y ait des gens qui ne participent pas au film et qui regardent la caméra, qui se demandent ce qui se passe.

LG : Oui, ça participe à l’ambiance générale. 

HG : Ouais, le côté un peu « on ne sait pas si c’est un film ou pas ». 

T : Quelle caméra avez-vous utilisé pour le film et pour les scènes du casino ?

HG : Une Komodo, et pour le casino des iPhones.

T : Pour toute la scène ?

LG : Oui. Comme on n’avait pas beaucoup d’heures pour tourner, de 5h du matin à 11h du matin, on était à quatre cadreurs. 

T : Et vous n’aviez pas de perches ?

LG : Si, on filmait par axe. 

HG : Comme on était quatre, si on n’était pas par axe on se serait tous vu les uns les autres. Donc on était tous d’un même côté et on faisait des longues prises. 

LG : Et c’était aussi le premier jour de Melvil Poupaud. Quand il est arrivé, il a vu quatre mecs bizarres avec leurs iPhones (rires). En plus, on voulait faire des plans bizarres sur Melvil, du coup on se mettait super proches de lui (rires) !

T : Melvil Poupaud, on ne l’a jamais vu aussi moche au cinéma, c’est génial ! 

HG : Oui, il y a des plans de Melvil où il s’enlève une crotte de nez et là, clairement, il ne sait pas qu’il est filmé ! Alors que nous, on est avec notre iPhone et on se dit : « tiens on va filmer Melvil MAINTENANT ». 

LG : Oui, parce qu’il attendait son top pour rentrer dans la scène. Du coup, grosse info : Melvil adore se curer le nez ! 

HG : Pareil pour Maria, il y a plein de scènes où elle s’enlève les crottes de nez ! Les acteurs, on les laisse tellement vivre qu’ils font leur vie. 

T : En tant qu’acteur, ça doit être troublant mais ça doit permettre de se laisser aussi beaucoup plus aller ? 

HG : C’est un kiff je pense.

T : Melvil ne se sent pas piégé à ce moment-là ?

HG : Non, je pense qu’il kiffe. Normalement il y a toujours un stress de : « action ! merde il faut que je joue bien MAINTENANT ». Alors que là, tu joues tout le temps.

LG : Avec notre chef-op, Kinan Massarani, on avait envie de créer un dispositif de tournage où à chaque prise on bougeait un peu la caméra, même si c’était léger. On ne voulait pas que les acteurs s’habituent au moment où ça allait être à leur tour d’être filmé. Par exemple, la scène du balcon avec Melvil, il était à fond sur toutes les prises, même quand il était de dos, et ça l’amusait. Il se sentait libre de proposer des trucs différents à chaque fois. 

Les winner sortent du casino / Aimer perdre (© UFO Distribution)

T : Comment avez-vous défini le casting ?

LG : Melvil a galéré… On a dû faire cinq tours de casting… Et finalement on l’a trouvé assez bon quand même ! (rires)

T : C’est un acteur prometteur !

HG : Maria, on l’a rencontré en audition et on a vite voulu que ce soit elle. Elle était méga partante. C’était très en amont du tournage, on a passé beaucoup de temps à travailler ensemble. 

T : C’était quelle scène pour l’audition ?

HG : On ne faisait pas vraiment de scènes mais plus des impros autour du film…

LG : On avait fait la scène du casting aussi !

HG : Ah oui ! Ce qui est marrant c’est que pendant la scène du casting, elle a fait le même truc que le personnage lors de la scène de casting du film : elle a répondu au téléphone et a parlé à sa pote ! (rires) Axel Perin, on avait déjà fait des films avec lui, c’est un ami. Michael Zindel aussi. La plupart des gens, soit on a travaillé avec eux, soit ce sont des amis à nous. Et Melvil et Catherine Ringer… Ce sont des « grosses stars » … ! (rires)

T : Comment ces rencontres ont-elles eu lieu ?

HG : Melvil a travaillé avec notre père qui est réalisateur aussi. Il avait vu Fils de plouc et avait adoré. Et au moment de la sortie, il faisait la promotion d’un autre film, et quand on lui demandait son film du moment il répondait toujours Fils de plouc ! Donc on s’est dit qu’on devait profiter de cette opportunité ! On lui a proposé et il était méga partant. Catherine Ringer, on lui a simplement proposé. Elle a pris le temps de lire et a accepté. 

LG : Donc si vous voulez être pris dans notre prochain film, dites qu’Aimer Perdre c’est votre film préféré ! (rires)

T : Est-ce que ça aide au plan de financement d’avoir Melvil Poupaud ?

HG : Il est arrivé tard, on avait déjà l’argent. 

LG : On nous avait dit de mettre sa tête sur l’affiche, mais nous on ne voulait pas ! C’est une surprise !

HG : D’une certaine manière, on a un peu de chance : nos films ne coûtent pas très cher donc les acteurs ne viennent pas pour l’argent, on ne peut pas les payer une fortune. C’est juste le kiff de s’amuser avec nous.

T : Entre Aimer Perdre et Fils de plouc, on imagine que le budget a augmenté. Vous avez professionnalisé une sorte de « non professionnalisme » dans votre esthétique et votre manière de faire ? 

HG : C’est vrai que c’est un plus gros budget, mais dans la fabrication ça n’a pas changé pour nous. Les gens étaient simplement mieux payés et il y avait plus de monde pour l’organisation du film.

T : Combien a coûté le film ?

HG : Un peu moins d’un million. 

LG : Presque le million !

T : Avez-vous des projets pour la suite ? 

HG : Pas encore. 

LG : Un film à un million, au moins ! (rires)

T : Êtes-vous ouvert à d’autres formats ? Une série par exemple ? Vous avez fait des court-métrages avec le Clubb Guitos, ou des vidéos YouTube sur les Fan Zones pendant les J.O. 2024 qui nous ont fait beaucoup rire !

HG : Je pense qu’on aime bien tourner aussi pour désacraliser le fait de tourner. Si on tourne qu’au moment du long-métrage, on tourne une fois tous les trois ou quatre ans. Et c’est stressant. Donc avec Lenny, on essaie de monter des petits projets assez souvent, pour tourner et tester des trucs bizarres qui sont durs à produire. 

LG : C’est dur d’arriver sur un long métrage et de tenter des trucs bizarres pour la première fois. Alors que si on l’a fait en amont, c’est plus facile d’embrigader une équipe et de leur dire : « ne vous inquiétez pas, c’est drôle, ça marche ! ». Typiquement, tourner à l’iPhone. 

T : Est-ce que vous vous répartissez le travail entre vous ? 

LG : On fait tout ensemble. Et on est très jaloux, donc quand il y en a un qui fait quelque chose, l’autre a envie de le faire aussi ! C’est ça qui nous amuse dans le fait de faire des films, c’est de partager, de discuter de tout.

T : Le film transpire l’amusement d’ailleurs. 

LG : Mais on stresse beaucoup aussi !

Entretien réalisé à Paris
par Grégoire Benoist-Grandmaison, Johana Fargeon et Nicolas Moreno
Retranscrit par Johana Fargeon

Aimer perdre de Lenny et Harpo Guit, le 26 mars 2025 au cinéma