Entretien avec Pedro Pinho pour Le Rire et le Couteau | Festival de Cannes 2025
Grégoire terminait sa critique cannoise du nouveau film de Pedro Pinho Le Rire et le Couteau par « Et nous y reviendrons plus tard », cette certitude qu’un texte seul ne suffirait pas à appréhender le film tout entier. Deux mois après et une projection parisienne qui confirme son avis et celui de la rédaction, voici enfin le film sorti sur nos écrans, avec la possibilité de le revoir, et celle de discuter avec son réalisateur. Entre deux avant-premières, nous avons rendez-vous dans les studios de Météors Films. La chaleur caniculaire parisienne s’est un peu calmée, l’air est un peu plus respirable. Je lance le dictaphone :
Tsounami : Ce qui impressionne d’emblée dans votre film, c’est l’ampleur du récit. Il dure 3h30, mais cela pouvait durer plus longtemps encore, il y a quelque-chose de très agréable de s’immerger, se perdre avec les personnages… Comment se conscientise un film comme ça, par rapport au tournage et à l’écriture ?
Pedro Pinho : C’est un film très écrit, et j’avais mis du temps pour l’écrire, enquêter, le développer. Mais le film original est encore plus grand et ample. On a une version dite intégrale qui dure 5h20, qui va sortir d’ici la fin d’année. Et je précise d’emblée que les deux versions se valent, l’une n’est vraiment pas supérieure à l’autre, et je suis là aujourd’hui pour défendre la version cinéma de 3h30, qui est donc une version synthétisée de la totalité du film, pour permettre une exploitation possible en salles.
C’est un film qui est né de beaucoup de choses que j’ai vu et vécu durant de nombreuses années. J’ai invité un ensemble d’amis qui ont déjà vécu et se sont connectés à ce genre d’expériences, d’européens qui ont vécu dans des villes africaines… Qui ont des connaissances profondes des dynamiques de ce genre d’échanges. Souvent les gens demandent ce qui est un réel documentaire dans le film, mais en vérité tout est écrit, à partir des histoires racontées.
T : On sent qu’il y a un apport du documentaire dans certaines séquences, je pense à la séquence où Sergio va interroger les locaux d’un village sur le bien fondé d’une construction d’une route… Si c’est scénarisé, vous ne perdez pas de rapport au réel, ça reste ancrée là dedans !
PP : Les scènes dont tu parles sont encore très écrites ! Avec les personnages qui existaient déjà, et les acteurs principaux qui jouaient des personnages, ils ne jouaient pas ce qu’ils sont. Les acteurs de ces séquences d’enquête sont des personnes qu’on a rencontrées dans le village, à qui on a demandé de dire des parties du script. On leur donnait une direction, et après la qualité des dialogues s’improvisait, mais c’est aussi le cas avec les autres acteurs.
C’est un dispositif de travail fondé sur l’improvisation : je fais une première lecture orale avec les acteurs, puis je garde le texte avec moi et ils n’ont plus que leur mémoire. Et ils sont donc amenés à projeter leur subjectivité, leur manière de répondre aux choses, et on crée un dispositif de mise en situation qui les fait réagir à un stimulus fictionnel. Mais réagir avec leurs outils de personnalité, de perspectives politiques, et de matériel intime aussi.
T : En lisant le dossier de presse et les petites biographies de vos trois acteur·ices, on se rend compte que les trois ont des champs disciplinaires très différents du cinéma, est ce que c’était important pour vous d’avoir ce type de profil très multiple?
PP : Pour Cleo Diara et Sérgio Coragem, ce sont vraiment des acteurs classiques. Jonathan Guilherme, je l’ai rencontré sur Instagram. Il était modèle, professeur de volley-ball à Barcelone, il avait participé à une TV-réalité au Brésil… et il faisait aussi beaucoup de performances queer dans des bars et discothèques, mais il n’avait pas d’expériences d’acteurs professionels. Les cas sont donc très différents, j’ai aussi beaucoup travaillé avec des acteurs Bissau-Guinéens, qui ont participé à des films de Sana Na N’Hada par exemple. Il y aussi la communauté queer que j’ai trouvé à Bissau… Ce sont plusieurs sources. Et même dans les acteurs classiques comme Sérgio, ce que je cherche chez eux ce n’est pas seulement leur photogénie, leur qualité d’interprétation, je cherche une subjectivité, leur point de vue politique. C’est cela que je veux créer, une sorte de dialogue entre des personnages de fictions et quelque chose qui se passe au-delà de l’écriture. Ce qui réunit tous ces mondes, c’est le fait que je les choisisse, même les non-acteurs. Pour les villageois, je les ai choisis d’après les conversations que j’ai eu avec eux, et des points de vues qu’ils ont sur le monde que je trouvais intéressant d’amener dans le film.
T : Toute la force du personnage de Sérgio à l’air de se situer sur son positionnement : il est observateur, il enquête, et il essaye aussi de s’acclimater à son environnement. À la fin du film, il commence à être pleinement imprégné du pays.
PP : Il assume effectivement une position d’observation, et d’écoute surtout. Mais il n’est pas du tout naïf. Des spectateurs m’ont fait remarquer qu’il avait un côté naïf, mais je ne trouve pas, au contraire je le trouve très intelligent. Face à toute cette complexité de l’enquête, la chose la plus intelligente à faire dans ces cas-là c’est écouter et se taire, avant de mettre les pieds dans la boue. Puis dans un second temps, son personnage commence à être plus intervenant, même parfois franchement ridicule…
T : Vers la fin du film, il y a cette fameuse séquence où Sergio rend son rapport environnemental à l’ONG, où il accomplit finalement son but, et on se disait à la rédaction que tout ce film de 3h30 était ce rapport rendu, dans toute la complexité et l’ambivalence que cela induirait…
PP : *rires* Je n’avais pas songé à ça, c’est très drôle !
Mais j’ai eu des spectateurs qui m’ont demandé « Mais tu sais ce qui est écrit dans le rapport ? », et même moi je ne veux pas le savoir ! Mais tu as raison, le film est le rapport environnemental.
T : Le film contient deux régimes d’images, le numérique pour les séquences de nuit, et la pellicule pour les séquences de jour. Est ce que ce choix s’est fait par des considérations esthétiques, économiques ? Cela change beaucoup de choses au tournage j’imagine…
PP : Déjà, c’est une question économique, mais c’est surtout par rapport à l’approche des scènes de dialogue. Dans les dialogues plus pointues que je voulais avoir dans les scènes d’intimités, ou des scènes de discothèque, tu peux pas couper toutes les dix minutes. Il faut se laisser emmener dans une forme de transcendance des dialogues, de croisement de point de vue, et pour ça le numérique est un outil très précieux. J’ai tendance à me méfier du numérique, d’un point de vue esthétique et politique, mais il est important dans ce rapport au temps.
Et la différence entre un tournage numérique et pellicule change pour moi du tout au tout. Mon assistant réalisateur et producteur disait que personne ne savait tourner en numérique, que les démarches étaient trop bizarres, mais je lui répondais que cela impliquait un changement radical de posture. Avec le numérique, on pouvait se laisser aller, on gagnait à se perdre dans la scène… Et c’est d’autant plus agréable de se perdre parce que je filme avant tout pour le montage. En essayant de créer cette polyphonie des perspectives à l’intérieur de la scène, je dois trouver la logistique au niveau de l’image pour que cela soit possible, donc de faire une prolifération de la caméra, pour avoir au montage cette sorte de chaos discursif…
Souvent, les dialogues se font mot-à-mot dans le montage, et par exemple je mets la parole en off : on ne voit que la personne qui écoute, la personne qui parle est hors-champ. On ne voit donc que l’écoute. Et je trouve ça plus beau, parce qu’en général l’écoute est la partie la plus intéressante, ça permet d’observer un visage qui réagit avec un discours, mais c’est aussi une nécessité de montage.
Tout ce qui est filmé en pellicule, ça doit être plus contrôlé, plus rigoureux. En numérique, c’est de suite plus libre, la caméra trouve toujours des points de vue qui justifient la construction du montage. Mais je tiens quand même beaucoup à la pellicule quand même. Des fois, on avait une limitation très claire de son usage sur le tournage, mais il y a aussi ce changement d’attitude par rapport aux scènes de dialogue.
T : Le montage du film a dû être fastidieux, de trouver le ton et l’énergie du film. Il y a une sorte de contemplation en mouvement, cela ne s’arrête jamais mais on prend le temps…
PP : Le montage nous a pris deux ans.
T : Ah oui ! C’est considérable !
PP : Exactement *rires*
On a découvert des choses au montage. Comme je te l’ai dit, c’était très écrit, mais après il faut découvrir les scènes au montage, il faut réécrire tout le film, à cause du dispositif de tournage. Tu as des repères, qui sont dans le scénario, mais après ça part partout ! La monteuse du film disait hier à la projection au Louxor que c’est un film qui n’a pas de prises. Ce qu’elle veut dire par là, c’est que chaque prise est tellement différente que tu ne peux pas en choisir une seule pour une scène. Généralement en montage, tu te retrouves avec quatre prises, et tu dois te demander quelle est la bonne. Chez moi, toutes les prises sont bonnes. Et on sait déjà qu’on peut avoir un mot dans une prise, une image dans une autre, un son dans une autre, etc… C’est un sacré travail de trouver la scène, et même de trouver ne serait-ce que LE plan ! Parce que le plan est dispersé dans plusieurs prises. Bon ça reste une méthode assez commune, mais ça demande un travail très minutieux, de construction en filigrane.
T : Ce qui mène aussi l’énergie du film c’est sa musique, ça a dû beaucoup jouer au montage ça aussi ?
PP : L’écriture était dirigée par la musique. J’avais une playlist que je mettais à jour, l’équipe et moi nous écoutions beaucoup de musique tous les jours. Il y a tout un rapport à la musique bissau-guinéennes qui était important, qui m’était apparu dès mon premier voyage là-bas, avec la musique brésilienne aussi. Mon précédent film était déjà un film très musical (L’Usine de Rien, 2017, ndlr). Je pense le cinéma comme étant l’art le plus proche du cirque. Tu convoques tous les artistes pour divertir les gens, et les amener vers une proposition de voyage. Ça me rappelle cette chanson française, Les comédiens d’Aznavour (il commence à chanter) :
Viens voir les comédiens, voir les musiciens, voir les magiciens, qui arrivent…
T : C’est très carnavalesque aussi d’une certaine manière, à travers toute la communauté queer que tu mets en scène, et dans les séquences de boites de nuit…
PP : Oui ! Et d’ailleurs la musique participe à une réflexion de rythme. Parce quand tu travailles la durée, à un point où le film dure 5h20, tu travailles une expérimentation rythmique de la durée. Et donc c’est un travail intéressant, tu te poses la question mathématique de savoir quoi mettre à des moments précis. Sinon les gens sortent du film. C’est pas une science exacte, au contraire, c’est une expérimentation improvisée, mais toujours avec cette idée de trouver le sentiment rythmique que le film propose. La musique permet de créer du rythme à des endroits où la matière est endormie, et ça crée de l’hypnose.
T : Par curiosité, qu’est ce qu’il y a de nouveau dans la version intégrale de 5h20 ? Parce que 2h de plus c’est encore énorme !
PP : Il y a des séquences nouvelles, des dimensions de raisonnements philosophiques, qui ajoutent un peu de nouvelles couches d’interprétations aux questionnements du film, mais aussi cela permet à certains personnages d’être plus développés… Et il y aussi des changements de positionnements des scènes.
On a fait la version de 5h20 en premier, puis la version synthétique de 3h30, et dans ce travail de contraction, on a changé l’ordre des scènes. Et on a découvert de nouveaux raccords émotionnels. Il y a des nouvelles lectures que la version courte m’a amenées, et que je n’avais pas du tout imaginées. Par exemple, la scène de chanson dans la voiture arrive dans le dernier tier du film, juste après la scène de sexe. Et dans la version longue, cette scène de sexe arrive après la scène de la chanson, et elles sont très séparées. On a dû faire des micros changements de dialogues en post-synchro pour permettre ce rapprochement des scènes, un « Qu’est ce que tu fais la semaine prochaine » devenant un « Qu’est ce que tu fais demain ? ». Cette séquence de voiture dans la version de 3h30 a gagné une dimension de rédemption, d’un sentiment d’amour des personnages, d’amitié profonde, par le fait d’avoir accompli juste avant ce dépassement identitaire, de genre, que la scène de sexe a proposé. Les deux versions se complètent, finalement.
Entretien réalisé le 5 juillet 2025 à Paris