Rebecca Zlotowski par Audrey Diwan : « Est-ce qu’on peut dire que le film est né d’un désir agressif de voir sa psy pleurer ? »

Entretien avec Rebecca Zlotowski par Audrey Diwan pour Vie privée

On va finir par les embaucher ! Par cette interview exceptionnelle où Audrey Diwan se charge de l’entretien avec Rebecca Zlotowski pour la sortie de son dernier film Vie privée, nous renouons le dialogue avec deux cinéastes déjà passées par notre micro : la première pour un entretien dont on nous parle encore aujourd’hui à propos d’un certain malentendu concernant son dernier film en date, Emmanuelle, auquel la seconde avait collaboré. Nous la retrouvons aujourd’hui pour la sortie de son dernier film donc, un peu plus d’un an après notre grand entretien rétrospectif sur l’ensemble de sa filmographie, paru dans notre n°14.

Y a-t-il une autre justification à cette double invitation ? Pas vraiment, si ce n’est de s’inscrire dans une géniale tradition hollywoodienne (les fameux « Directors on Directors » et « Actors on Actors » de Variety). Mais aussi le simple plaisir d’observer quelles questions viennent dans la langue d’une cinéaste, en ayant conscience que Rebecca Zlotowski et Audrey Diwan sont avant tout d’abord deux amies ravies de reprendre un flux d’échanges, qui pourrait très bien durer une vie entière sans que l’on voit le temps passer…

Audrey Diwan : J’ai une phrase en tête. Tu as dit « Mon film est devenu amoureux », et ça a éclairé ma lecture de ton film.

Rebecca Zlotowski : C’est marrant parce que c’est vraiment « l’inattendu » sur ce film, alors qu’ il n’y en a pas souvent dans mon processus de fabrication. En général on adore le discours d’un ou une cinéaste qui se dit ouvert à la spontanéité, l’improvisation, etc… Ce n’est pas mon cas, pour des raisons économiques principalement – j’ai peu de temps de tournage et de montage – mais aussi par choix. L’idée de renverser complètement le fonctionnement du film entre le scénario et la fin du montage, c’est possible, mais c’est risqué. Et personnellement, ça m’arrive peu. Aussi, mes notes d’intentions ont tendance à devenir mes dossiers de presse. C’est à porter au crédit de l’idée que je fais des films de manière un peu obsessionnelle : on fait le film qu’on voulait faire avec les acteurs et mon équipe.

Maintenant, il y a des endroits qui nous échappent, et ce sont des endroits de casting. Là, en effet, un truc s’est passé dans la rencontre entre Daniel Auteuil et Jodie Foster, qui a fait que le film a déraillé à un moment. C’est là que le film est devenu une comédie de remariage, ce qui n’était pas aussi appuyé au scénario.

AD : Tu m’avais dit cette phrase quand je suis sortie de ma séance, et je dois dire qu’avec toutes les personnes avec qui je l’ai vu, nous avons été pris par le même moment : celui où ils se demandent ce qu’ils peuvent être l’un pour l’autre, et qu’ils choisissent d’être amis. J’aime la simplicité et la force de ce plan, les deux comédiens dans le cadre, leurs mains réunies, la proximité. On a été cueillis collectivement. Une alternative à la passion, plus forte, plus profonde.

RZ : Je l’aime beaucoup aussi ce moment, que ces deux personnages trouvent une autre piste digne d’être poursuivie, et qui est l’amitié. Ça me tient à cœur depuis longtemps de raconter ce qui est quelque chose de très français : est-ce que l’on peut recoucher entre exs, et rester amis ? Je pense que les américains regardent ça en se disant clairement que c’est exotique…

AD : Tu leur vends un fantasme !

RZ : Tout ce qui réinvente la structure, la conversation, le discours amoureux ou amical, m’intéresse. Les Enfants des Autres (2022) était une première étape la dedans, dans cet endroit de fausses rivalités attendues entre femmes. Ce n’est pas parce que c’est l’ex de ton mec que tu dois lui en vouloir ou inversement ; ça n’est pas parce qu’on ne s’aime plus qu’on doit s’en vouloir. Déjà que c’est triste quand une histoire d’amour s’arrête, si en plus on ne reste pas amis, tout est perdu…. 

AD : Et tu laisses la porte ouverte,  Daniel Auteuil lui dit « Je t’attendais ! »

RZ : « J’attendais que tu rentres dans mon cabinet en disant : “ Bonjour docteur, je ne vois plus clair, aidez-moi ». 

*un ange passe.*

Bon. Là c’est vraiment de la rom-com. Il y a deux cinéastes américaines que j’adore, c’est Nora Ephron et Nancy Meyers. C’est l’idée de Tout Peut Arriver (Nancy Meyers, 2004), avec Jack Nicholson et la très regrettée Diane Keaton : des bonbons de cinéma qui paraissent d’abord sucrés, et très subtils à l’intérieur.

AD : Evidemment, on ne qualifiera pas ton film de rom-com, mais j’aime que le sentiment soit l’un des ingrédients. Et quand tu dis « Mon film est devenu amoureux », je trouve ça beau dans ce que ça sous-entend : le film mute par l’attraction entre tes deux personnages, et tu l’y autorises.

RZ : Je me souviens encore de l’appel de ma monteuse au milieu du tournage : « Jodie et Daniel c’est le feu !!! Le film est là ! Fais d’autres scènes !! »

AD : A quel moment tu comprends qu’il y a cette synergie entre eux ?

RZ : Le rôle de Daniel Auteuil a été le plus difficile à distribuer, car il fallait trouver qui, face à Jodie Foster, pouvait raconter quelque chose de son arrière-monde, de sa sexualité, de son échec, ou non, amoureux, et tout cela allait redéfinir le personnage de Jodie. Ce qui est en soi parfois un peu misogyne, quand un spectateur – c’est souvent un homme – me dit « je perçois le personnage de Jodie différemment quand j’apprends que c’est Daniel Auteuil qui l’a aimée et qu’elle a aimé. ». Daniel Auteuil est une puissance assouplissante, méridionale, dans le film..

Jane Campion a dû ressentir ça aussi pour In the Cut (2003). On a tendance, nous, femmes cinéastes, à décrire nos personnages féminins dans ce qu’ils peuvent avoir de plus austère. Quand un homme fait un film sur un personnage masculin qui doit devenir attachant, ça peut être un raté, mais ça n’est pas un frustré, un sévère… Si tu fais un premier état des lieux des premiers films des personnages féminins chez des réalisatrices, de Catherine Breillat à Céline Sciamma, de Belle Épine (2010) à L’évènement (2021) : les héroïnes ont une austérité parfois revêche que les femmes cinéastes n’ont pas envie d’effacer.

AD : Après, revêche c’est presque une revendication : « on est pas obligée d’être mignonne pour être aimée ». Mais cela a une incidence négative.

RZ : Oui, ce désir de contourner la minauderie suscite souvent une méprise du personnage, on entend souvent « votre personnage n’est pas sympathique » , un peu moins maintenant, parce que les gens n’osent plus. Mais ça a souvent eu lieu. Alors que Mathieu Amalric dans les films d’Arnaud Desplechin, il est irrésistiblement fantasque, il fait du mal à toutes ces femmes à son insu etc… C’est un personnage que j’adore par ailleurs, ça n’est pas la question, je constate juste.

AD : Mais tu vois, dire fantasque pour une femme, dans l’inconscient collectif, ça ne produit pas la même chose…

RZ : En tout cas, il en faut le talent ! J’aime le ton de Valérie Donzelli pour ça, qui s’offre des rôles tendres, mais elle est rare. Je ne sais plus quelle comique disait que tout ce qui est qualifié de délicieusement excentrique et charmant pour une femme avant 30 ans devient ce qui rebute tout le monde passé 40. Daniel Auteuil s’est imposé comme quelqu’un qui avait aussi une technique de comédie. C’est le désir de comédie qui m’a amenée à Vincent Lacoste et à Daniel Auteuil. J’ai ce désir un peu volontaire dans le film, de faire une blague juive, d’aller au bout de l’histoire juive, et ça a donné Daniel et cette rencontre alchimique et évidente avec Jodie.

AD : Ça évoque aussi pour moi quelques conversations qu’on a déjà eues, mais est-ce que tu te méfies de l’esprit de sérieux ? Est-ce que tu as l’impression que le cinéma souffre de trop de l’être trop ?

RZ : On a tous envie de prendre au sérieux notre sujet sans se prendre au sérieux ? C’est un truc à tenir qui est, je trouve, dur. Je pense qu’il y a quelque chose, au-delà de l’humour et du sérieux, comme la notion de plaisir. C’est vraiment une chose que je recherche, ça me demande de l’énergie, j’y déploie beaucoup de réflexion. Et quand je dis le plaisir, ce n’est pas forcément de la légèreté, ce n’est pas nécessairement de l’humour : on peut avoir du plaisir dans de l’austérité, dans un moment de pensée du film. C’est certain que maintenant, c’est quelque chose que j’ai constamment en tête. Parce que je pense aussi à l’industrie dans laquelle on est, qui est menacée. Si on veut que les gens restent en salle et que l’expérience reste collective, il faut je crois proposer du plaisir. À nouveau, il peut prendre plein de formes, à nous de les trouver.

AD : Le scénario au départ, c’est d’abord Anne Berest. Est ce que c’est une écriture à plusieurs mains ?

RZ : Ah bah c’est très simple, c’était la première fois de ma vie que ça m’arrivait, et ce n’est franchement pas de la fausse modestie que de le dire, mais elle m’a proposé un scénario dans lequel il y avait vraiment presque tout le film. Après, il y a eu un retravail sur le feuilleté des genres. Anne Berest est romancière, mais aussi une amie très intime. Je ne sais plus ce qui lui a allumé cette mèche là, mais elle est arrivée et m’a dit « mais lis ça ». Est-ce qu’on parlait de responsabilité ou de culpabilité ? Sans doute, genre « de quoi parlent deux ashkénazes entre elles » !?

Mais dans tous les cas, elle m’a envoyé ça, sur mon mail. Je me souviens que je sortais de Portraits Fantômes de Kleber Mendonça Filho (2023), il ne restait qu’une seule séance et j’ai commencé à lire sur mon portable en me disant que j’attendrais d’être à la maison… Et en fait je n’ai pas arrêté, je l’ai vraiment lu sur le trottoir. Ça tombait comme un fruit mûr de l’arbre, et très clairement le personnage était là. Le film s’appelait alors Lilian Steiner, c’était sous forme de scénario, et c’était une quarantaine de pages. 

AD : Avec une quarantaine de pages, pour le moment, ce n’est pas encore un scénario ?

RZ : Non non, mais quand même… Il y avait vraiment déjà un peu tout. C’est-à-dire qu’il y avait ce personnage-là d’une psychanalyste-psychiatre dans son austérité, sa rigidité, ses certitudes ; elle perdait une de ses patientes ; elle se mettait à pleurer de manière inexpliquée ; elle allait chez une hypnotiseuse qui la faisait replonger dans des vies antérieures qui lui éclairaient la raison de cette empathie… Alors en l’état, c’était beaucoup plus traumatique, c’était une stricte enquête psychanalytique, c’était un film de rivalité entre l’hypnose et la psychanalyse, il n’y avait pas de thriller ni de comédie de remariage.

AD : Il contenait « la » grande idée ?

RZ : Il y avait le personnage. Et la vie antérieure, dans laquelle elle retombait, était extrêmement traumatique. Sans rentrer dans le détail, il y avait quelque chose de très lourd. Et la première chose que je me suis dite, c’est que j’adorais ce personnage. Je l’entends parler, je la vois, je la devine, elle est présente à mes yeux, et ça c’est quand même un fantasme pour une cinéaste de la tradition des auteurs-réalisateurs… J’ai toujours tout écrit, c’était mon sixième long métrage. Donc j’en suis arrivée à un point de fantasme en lisant les récits de travail de Sidney Lumet par exemple, qui raconte combien de fois il relit et retape un scénario qu’on lui confie avant de faire un grand film, là où on doit tout commencer from scratch en France.

AD : Et ces films finissent par avoir son identité en plus.

RZ : Bien sûr… Ici, pour une fois, ce qui ne m’était jamais arrivé, c’est qu’un personnage préexistait et m’a délivrée de l’impasse dans laquelle j’étais. C’est d’ailleurs aussi ce qui m’a attachée à ce personnage de Steiner, qui se remettait en question, et au travail. Je trouvais ça intéressant. Et en même temps, ça la confrontait à ce qu’elle ne savait pas faire, c’est-à-dire ressentir, jouir, réécouter, revoir. Tout ça m’intéressait, je pense que c’est l’un de mes grands sujets, ce jeu entre le cerveau et le corps. Et Jodie Foster est entrée dans la danse à ce moment-là ! Je me suis dit que c’était pour elle, et que ça pouvait s’appeler Vie privée. Ce titre me hantait depuis une dizaine d’années.

AD : C’est marrant, tu as voulu arriver par le titre : tu l’as renommé. Est-ce que tu penses que le film doit accepter sa part d’irrésolu ? Est-ce qu’il a une part d’irrésolu ?

RZ : J’aime tout, l’irrésolu ou le résolu. Mais dans mon cas, j’ai aimé le côté années 1940 du film, un peu à la Nightmare Alley, où le rideau tombe dru à la fin. J’aime bien ce cinéma noir qui se clôt sur le reveal de manière sèche. Emballé, pesé, on sort du cinéma avec la clé du mystère. Et je trouvais ça chouette de retrouver cette sensation de résolution. La part d’irrésolu, ce serait les portes qu’elle a ouvertes. Cette vie-là, la mort de sa mère, pourquoi veut-elle fermer cette porte ? On n’en saura pas plus, j’aime. Je l’ai construite, filmée, mais je ne veux pas la montrer.

AD : Ça veut dire que toi tu sais.

RZ : Oui, je sais ce que j’ai dit à l’actrice, à Jodie Foster. Il y a tout un arrière monde qu’on a construit. Mais les images elles-mêmes sont travaillées dans l’imagerie artificielle qui ajoutent une dose d’imprévus.

AD : D’où sortent ces images ?

RZ : Elles sont faites en IA. J’ai fait des allers-retours avec des ingénieurs qui avaient des logiciels simples à disposition. Toutes les scènes de descente dans des vies antérieures, le faux foetus, l’image derrière la porte… Ça concerne trois-quatre plans, ce sont des plans fabriqués à l’Intelligence Artificielle.

AD : Mais comment tu promptes ça ?

RZ : C’était une collaboration, et beaucoup d’échanges, des aller retour entre des mots et des images, comme quand Hitchcock demande à Dali pour La Maison du docteur Edwardes (1945) des esquisses pour des décors. J’ai aimé m’adresser à des ingénieurs qui ont d’autres techniques que les nôtres. Ça passait par les mots, ça me convenait.

AD : Quels mots tu utilises ?

RZ : Par exemple, je scriptais « une enfant à Noël avec sa mère à New-York dans les années 1960 », et il me revenait des images de deux jumeaux à la Douglas Sirk, qui marchaient à l’envers, les tibias à angle droit, avec des petits paletots rouge à la Nicholas Roeg. Puis par affinage des propositions, les tableaux m’ont plu, et je les ai projetés sur un plateau virtuel, tapissé de miroirs au sol.

J’aime de plus en plus ces immenses écrans LED courbés, et qui permettent d’avoir la lumière de l’image elle-même sur les acteurs sans effets détourés, sans en passer par ces fonds verts. Je l’utilise surtout pour les scènes de voitures, parce que j’aime bien que les acteurs soient à l’aise pour le son, et j’aime bien que le son soit net. La scène sous la pluie, c’est du studio. Et toutes celles de course-poursuites, pareil, c’était en plateau. Ça me demande de la précision pour faire les repérages, faire le trajet de la voiture, minuter comment ils allaient jouer à mon sens… Parfois tu te plantes, mais quand ça marche, ça marche vraiment bien. Donc j’ai procédé comme ça : plateau virtuel, IA, et au sol des miroirs, qui me permettaient de faire entrer l’actrice dans une zone de rêve, de l’envelopper…

AD : Ça me fait penser à ce que tu disais sur la résolution finale, le mystère du film. Je me disais que le film pourrait faire croire à sa linéarité, et finit par la déjouer: il va de plus en plus en profondeur dans la psyché de ton personnage, dans ses souvenirs, ce qu’elle veut réparer. Et finalement, on est tellement pris dans sa tête que la résolution finale – celle qui éclaire la mort de la patiente -, ne compte plus quand elle survient, le film est déjà ailleurs.

RZ : Oui, je ne voulais pas faire la maline. Je voulais raconter, révéler, tout en gardant la pleine liberté de ce que je pouvais laisser cacher ou non. Et c’est je pense un risque à prendre ; pour des spectateurs très attachés à l’intrigue, ils ne sont pas totalement convaincus du reveal, et pour les autres qui n’attendent qu’une plongée fellinienne, lynchienne, ils peuvent trouver ça plan-plan… Mais c’est le grand risque d’être comprise, et je le prends.

AD : Ou alors des spectateurices comme moi qui sont content·es des deux ! Et je trouve que tu travailles bien les deux dimensions ! Je voulais t’interroger sur une chose qui m’a frappée : c’est le rythme et la musique. La proposition est forte, sa tonalité se définit là, des les premières images.

RZ : On a beaucoup sinué la-dessus. Mais ça a été surtout dû au calendrier, qui était lourd. On avait le temps, et au moment de la post-production, on a galopé. Et je me suis mise au service de ce calendrier de production, et ça nous a donné un faux sentiment d’urgence.

AD : C’est Marcia Romano (notamment co-scénariste de Belle Épine de Rebecca Zlotowski, et de Mais vous êtes fous et L’Événement avec Audrey Diwan, ndlr) qui disait que notre métier est fait de fausses urgences.

RZ : Il y avait ça, oui, et le dernier endroit de découverte pour un film c’est sa musique. Et c’est un endroit qui pallie toutes les scories, qui donne la couleur. J’avais au départ une partition en tête, très hermanienne, très Hitchcock, à base de Jules Mouquet et de Ravel. C’est ma monteuse, qui avait une playlist de titres que je lui avais envoyée, et qui a choisi la couleur de départ du film avec Psycho Killer des Talking Heads. Et je trouve cette idée brillante, c’est elle qui a trouvé ça et qui m’a dit « il faut un truc percussif, rock pour elle, qui désembourgeoise ce personnage ». La musique noble ou jazz que j’aurais pu mettre en première idée aurait rendu le film tout de suite très cérébral, intello, potentiellement très bourgeois. Psycho Killer ramène le côté americana, presque trip d’acide qu’on peut associer à cette californienne à Paris.

Et pour la musique de score, le truc le plus dur à trouver, c’était le sentiment que la musique devait nous autoriser à mêler tous les tons et genres du film, et qui surtout devait nous autoriser à en rire. Un film avec Jodie Foster, qui n’est pas connue pour des comédies SNL ; un film de moi, qui n’ai jamais mis de comédie nulle part ; et qui commence dans un cabinet de psy avec un personnage caractérisé comme peine-à-jouir… Est-ce qu’on peut s’il vous plaît me dire où on est !? La musique nous a aidé à tenir le feuilleté des genres. On a eu une vraie délivrance avec mon compositeur de toujours, ROB, en écoutant le score de Charade (1963) de Stanley Donen : du Henry Mancini qui défouraille hyper vite. Une mélodie, et en même temps c’est percussif, c’est du 120 BPM. C’est presque épileptique. On s’est inspiré de ça : plus c’était rapide, mieux c’était. Et les castagnettes se sont imposées.

AD : Ce moment de trouvaille à dû être fou. Ce sentiment de voir le film se nouer à cet instant précis par la musique…

RZ : Après, la musique n’a pas été là pour une fois pour pallier le montage, on ne s’ennuyait pas sans, avec ce film. Mais elle a été une couleur. Il fallait ouvrir le cœur du film à cet endroit-là, pour rappeler au spectateur « Ne prenez pas ça au sérieux », et cette autorisation permet de prendre ça plus tard sérieusement s’il le souhaite.

AD : Cette idée de mélange et d’ouverture, je la ressens souvent dans ton cinéma au casting. Il y a toujours cette manière d’aimer tes comédiennes, de les éclairer, de les mettre à de nouveaux endroits… Je pense à Clotilde Courau dans Une Fille Facile (2019), et à Sophie Guillemin pour Vie privée, que tu amènes à des endroits que l’on a pas vu depuis longtemps, qui sont ultra charmants.

RZ : C’est étonnant parce qu’il y a eu un moment où elle et Jodie Foster se sont ressemblées… Pendant longtemps pour moi Sophie Guillemin c’était le sosie de Jodie Foster ! Et Sophie le sait, on lui a souvent dit lorsqu’elle avait vingt-cinq ans, époque Les Accusés (1988) de Jodie. Et il y a des photos où si tu les mets côte à côte, c’est troublant. Et en fait l’idée est là : l’hypnotiseuse, ça devait être elle, ce n’était pas un débat. Elle devait être son double, mais son double en esthéticienne d’un SPA de luxe. Avec évidemment cette espèce de rivalité, de snobisme chez le personnage de Jodie Foster face à cette femme qui représente une autre forme de féminité, et que Jodie Foster regarde avec condescendance… C’est un de mes sujets de prédilection, ce genre de séquences depuis Une Fille Facile : j’aime attaquer ces réflexes de classe et ces préjugés, y compris entre femmes. 

AD : Et c’est très beau cette manière que tu as de détruire cette idée là ! De lutter contre, sans que ça soit une bataille. Chez toi, ce n’est jamais une guerre.

RZ : Oui, j’essaie de le faire avec humour, même si parfois une certaine critique se saisit de ça premier degré pour en faire des procès d’intentions.. Pour moi l’humour culmine dans le refus d’être payée de Sophie, qui provoque, je pense, un AVC pour une américaine ! 

AD : Et si tu devais choisir entre hypnose et psychanalyse ? Tu te mets d’un côté, tu les associes?

RZ : Je ne les associe pas. Je serais tentée de dire psychanalyse, mais au final aucun des deux… En tout cas, ça n’a pas l’air de marcher sur moi. *rires*

AD : Alors, dis plus ! Combien d’années de psychanalyse pour renoncer à la psychanalyse ?

RZ : Quatre ans c’est pas énorme pour comprendre que c’est pas mon truc… 

AD : Et t’as pas eu de fantasme de psychanalyse ?

RZ : Manifestement si, puisque c’est en partie pour ça que j’en ai fait un film ! C’est certainement une séduction supplémentaire du scénario d’Anne à mes yeux, c’est parce que ça faisait partie d’une expérience que je venais de découvrir. Est-ce qu’on peut dire que le film est né d’un désir agressif de voir sa psy pleurer ? 

AD : Quitte à ce qu’elle pleure de manière automatique ! Ce ne sont pas n’importe quelles larmes ! J’adore le plan de la main du vieux dans le bus, avec la goutte qui tombe…

RZ : Grosse galère à faire ! Et tout ça est faux parce que très rapidement, Jodie me dit « Je ne sais pas pleurer et je ne suis pas drôle », je lui répond « Hmmm d’accord, intéressant ».

AD : Et alors ? Est ce que c’était vrai ?

RZ : Elle sait pleurer et elle est drôle !!! Drôle, mais avec beaucoup de contrôle.

AD : Elle n’avait jamais fait de film en France. Qu’est ce que tu lui as dit?

RZ : Elle n’a jamais fait de premier rôle en France à vrai dire. Elle a joué un second rôle dans Un long dimanche de fiançailles (2004) de Jean-Pierre Jeunet. Et un Chabrol, mais en anglais (Le Sang des autres, 1984, ndlr) ! La question ne serait pas qu’est ce que je lui ai dit, mais pourquoi elle a accepté, il faudrait lui demander ! 

AD : Oui, mais toi tu sais ce que tu lui as dit !


RZ : Je pense que c’est le scénario. Je pense qu’il est arrivé au bon moment.

AD : Et ta lettre que tu lui as adressée ?

RZ : Je ne sais pas si elle l’a lue… Après, je la crois quand elle dit que c’est le personnage qui l’a émue, que ça l’a touchée, qu’elle voulait faire un film en français. Tout ça, c’est le terrain conscient. On peut aussi faire l’inconscient de ça : pourquoi Jodie Foster, dans l’ère Trump II, a envie et s’autorise à soixante trois ans ce rôle… Mais c’est vrai que je lui ai fait une lettre dans laquelle elle reprend des trucs dans des interviews, ça a dû lui parler ! Mais je l’ai sur moi la lettre en plus…

AD : Tu peux nous la lire ?

RZ : Attendez…

*Elle cherche la lettre sur son téléphone.*

Je ne peux pas vous la lire entièrement, mais voyons… Lettre pour Jodie

*un temps.*

Voilà ! Elle n’est pas si longue ! Bon allez quand même, blablablabla…

*Un temps, puis d’une traite, très vite*

« J’ai la sensation en débutant cette lettre d’une asymétrie que j’aurais adoré combler “à la française”, c’est-à-dire en nous rencontrant simplement autour d’un café. Asymétrie parce que j’en sais plus sur vous bien entendu que l’inverse, non pas parce que je m’intéresse à votre vie intime, mais parce que je me suis construite avec les rôles que vous portez depuis le début. ». blablabla… « Plus tard, cette manière unique, propre à vous seule de vous débattre, entre votre intelligence et votre vulnérabilité, le combat qui résulte de ce jeu entre le corps et l’esprit, comme on le dirait d’une serrure quand on cherche à la forcer, m’a parlé très intimement. J’ai grandi à Paris, orpheline de mère, je me suis d’abord destinée à une carrière universitaire, et un film comme Foxes, son adolescente abandonnée à son sort, l’excitation de sa trop grande libertée, la naissance de sa confiance amoureuse et amicale m’a aidé à vivre. Et je peux le dire aujourd’hui, m’a donné envie de faire du cinéma.»

Bref bref bref. Et donc voilà ! Et après, je lui raconte le film.

Tsounami : Tu bascules dans une note d’intention !

RZ : Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas lue !

*Elle continue, toujours d’un souffle*

« Cette crise de défiance d’une femme envers son travail me semble encore être un sujet peu traité au cinéma, car il n’est pas question d’une femme débordée par son irrationalité comme on aime souvent représenter les femmes, mais au contraire débordée par sa rationalité, sa capacité d’analyse, sa force. » Bref. « En vous destinant ce rôle en français, je n’ai aucun désir de faire un coup, ou de vous déplacer dans une zone de danger. C’était plutôt une évidence supplémentaire que nous parlions la même langue.»

AD : Je comprends qu’elle t’ai dit oui ! Et en parlant de langues, tu t’es posée la question de la manière dont elle allait s’emparer des mots ?

RZ : Je n’étais pas du tout inquiète. J’étais même assez à l’aise, car j’ai écrit le rôle d’une américaine à Paris ! Si bien qu’elle pouvait flancher, faire des fautes de grammaire… Et sur sa manière de jouer, je l’avais beaucoup entendue en interview, dans lesquelles elle sonnait juste en français. 

AD : C’est un tournage sur lequel tu n’as pas été inquiète ?

RZ : J’étais nerveuse et fébrile parce que je cherchais beaucoup l’affection de Jodie… C’était une autre manière de travailler tout aussi intime et chaleureuse, mais je voyais que je galopais à gagner son affection, qu’elle me donnait par ailleurs. On a travaillé comme j’aime. Je me suis adaptée à elle aussi, échange de bons procédés, par exemple sur le fait de parler dans les prises. J’ai senti que ça la perturbait, je ne l’ai plus jamais fait.

AD : Moi je serais terrifiée si on me disait de ne pas parler durant les prises !

RZ : Oui je préfère aussi le faire, mais au sixième film, je me suis dit qu’il ne s’agissait plus de mon confort à moi, mais de donner du confort à mon actrice. Et que mon métier devenait ça : trouver une langue commune avec mes acteurs. Pour Jodie, ça en passait par là. Je me suis adaptée à elle plus qu’aux autres acteurs. Et ça ne m’a rien empêchée ! Elle aussi a dû s’adapter à des manières de faire chez moi, notamment d’intervenir moi même sur les costumes, le décor, ce qui est pour une Américaine surréaliste ! Je la voyais avec sa maquilleuse : elles étaient qué-cho ! Comme si c’était une transgression, que j’avai mis la main au panier ! Alors que c’est très réglementé et hiérarchisé aux Etats-Unis, là elle me voyait remettre un cheveu, mettre moi-même de la patafix au mur… Donc bon, elle hallucinait, et elle a dû faire un peu cet effort là aussi ! Tout s’est passé de manière heureuse, mais bon, elle m’a foutu la pression quoi, qu’est ce que vous voulez que je vous dise…

AD : C’est très mignon !

RZ : J’avais mon actrice préférée, je voulais pas foirer ! 

AD : Tu as aussi surtout chercher quelque chose de grand : tu l’as dit, c’est ton sixième film, tu désirais secrètement cette pression peut-être quelque part !

RZ : Oui on a toujours cette idée de pression motrice… Maintenant il y avait autre chose, s’il fallait être parfaitement honnête, c’est qu’il y a le fantôme de Planétarium (2016) dans ce film. Parce que j’avais déjà connu ça : aller chercher une actrice que j’adore, Natalie Portman, lui proposer un rôle en français, la faire venir dans un territoire européen… Et je pense que j’ai eu peur, que j’ai été encombrée de ce fantôme.

AD : Marcia me dit aussi souvent la phrase de Truffaut : « On fait un film contre le précédent ». Est ce que tu as l’impression que ce film-là parlait aussi aux Enfants des Autres ?

RZ : Non. Les Enfants des Autres est à un endroit totalement à part. Parce que c’est une manière de faire tellement frontale, tellement pas dans ma manière. Quand je dis que c’est autobiographique, c’est que précisément j’ai filmé les endroits dans lesquels j’ai vécus : des hôtels où j’ai passé du temps, mon père joue le rôle du père, c’est une histoire très premier degré et personnelle ! Je me suis surprise dans cette frontalité. 

Tsounami : C’est étonnant, tu as une grille analytique totalement différente de la mienne. Je vois Les Enfants des Autres comme un film vraiment parfait, et ma question quand je découvre Vie privée à Cannes, c’est : quel film fait-on après ça ? Et la réponse que donne Vie privée me paraît merveilleuse : un film de pur kiff.

RZ : Il n’y a rien qui me fasse plus plaisir que ça, parce que c’est vraiment l’effet recherché, un film de plaisir. Il y aurait peut-être un truc qui relie Vie privée aux Enfants des Autres, c’est de chercher la part dans laquelle je suis, qui est la crainte d’être une mauvaise mère. Entre temps, j’ai eu un enfant, donc on s’est déplacé de la belle-mère à la mère.

AD : La fin de Vie privée est très douce là-dessus.

RZ : Oui, je l’espère…

AD : Je reviens sur cette fin, je trouve ça très beau qu’elle soigne la tête et le corps, le geste de prendre l’enfant. On a passé tout le film à rentrer dans sa tête, à pousser des portes, et à la fin, le geste conclusif est simple et sincère.

RZ : Et elle demande pardon à son fils, prend son petit-fils dans ses bras. Qui est presque la même fin que celle de L’avenir (2016) de Mia Hansen-Love, ce travelling arrière sur Isabelle Huppert… C’est à mon sens l’une des plus belles fins du cinéma français, je ne pouvais pas la refaire. Mon film ne se finit pas là. Mais j’aimais beaucoup que Jodie dise à son fils « J’étais dure avec toi parce que je voulais que tu puisses me survivre. » Et ma présence dans le film est là.

Entretien réalisé le 18 novembre 2025 à Paris
Retranscription : Corentin Ghibaudo, Nicolas Moreno