Carnet d’un festival à deux voix

Retour de festival : carnet de bord du FEMA de La Rochelle 2025

Fin juin, j’ai été invitée par le Fema de La Rochelle suite à mon premier prix jeune critique pour mon article sur La piel que habito (2011) de Pedro Almodóvar. Festival de cinéma éclectique, il présentait cette année de belles rétrospectives et hommages sur les filmographies de Pedro Almodóvar, Christian Petzold, Jodie Foster, Barbara Stanwyck, Jacques Demy et Claude Chabrol entre autres, ainsi qu’un focus sur le cinéma palestinien. C’était la première fois que j’y allais, accompagnée de ma mère, pas vraiment cinéphile. Je lui avais dit avant le festival « – Ça va aller 3/4 films par jour ? C’est intense tu sais. – Oui, au pire j’irais me balader ou faire les boutiques ». Nous avons finalement vu ensemble 20 films en 5 jours. Une sélection aussi variée qu’obsessionnelle, où au fil des films nos cinéphilies se sont aiguisées et répondues. Passer autant de temps dans les salles, côte à côte, sans se parler et saisir pourtant les échos et les images qui nous émeuvent. Après notre première séance pour la cérémonie d’ouverture (Vie privée de Rebecca Zlotowski) je lui ai proposé l’exercice suivant : qu’elle me confie à chaque fin de film ce qu’elle en a pensé, même la moindre chose qui lui passe par la tête. « – Mais tu sais je ne suis pas critique moi – Pas grave, ce sont tes mots qui m’intéressent » Parfois elle veut que je lui lise d’abord mes notes à voix haute, pour l’inspirer. « – Tu écris bien punaise – Toi aussi c’est intéressant ce que tu as à dire Maman ». Persuadée qu’une cinéphilie se construit d’abord dans la curiosité, le non-jugement des sensibilités, et l’échange, toujours.

Se dessinent alors trois tendances dans notre programme : voir des Almodovar méconnus, découvrir la filmographie de Barbara Stanwyck (Maman la connaissait déjà dans ses rôles plus tardifs), parcourir le cinéma – principalement documentaire – Palestinien et quelques inclassables, les films qui sortent de la ligne directrice de notre programme, ou plutôt viennent la compléter, lui apporter des respirations : Vie privée, Les cahiers Adjani, Phœnix et Mahjong. Que disent nos obsessions de nous ?

Les inclassables (Vie privée, Les cahiers Adjani, Phœnix et Mahjong)

Vie privée (2025) de Rebecca Zlotowski, première séance de festival ensemble, titre évocateur pour une mère et sa fille. Remarquer le rapport au toucher du personnage de Jodie Foster, ses petites statuettes, amulettes de mains posées soigneusement sur son bureau de psy. Être charmées par les couleurs d’automne qui imagent le film, par l’écharpe bleu de Jodie et le trench rouge de Luàna. Se voir bouleversées par le rapport à la maternité de Jodie et de cette tendresse qu’elle n’ose dire envers son fils. Les femmes et leur rapport à la maternité chez Rebecca Zlotowski. Les regards émus échangés entre les personnages et cette malice qui fait rire la salle entière. De la drôlerie de l’amour tardif qui revient. Réactiver le genre du polar. Se révéler à soi-même par le lâcher prise, comment la quête de l’autre peut être une quête en soi. Ne pas approcher trop près des enfants pour leur permettre l’indépendance, alors qu’une présence est indispensable. En sortant, avoir ce sentiment d’avoir lâché prise avec Jodie, de s’être, ne serait-ce que le temps d’une séance, débarrassées des convictions qui étouffent et entravent. Seul petit regret de Maman face à la fin : « dans la vie, on doit déjà assez interpréter, j’ai envie qu’on me raconte une histoire claire ».

Le lendemain, découvrir Les cahiers Adjani (2025) de Cyril Brody – avec qui j’ai eu le plaisir d’échanger deux jours plus tard – documentaire sur la collection des images et ce qu’elles révèlent de nous, en nous et aux autres. Comment la collection permet de mieux ordonner le monde, de la supporter et d’apporter une constante dans nos vies. Comment elles nous rapprochent parfois d’autres par le troc ou la curiosité. Un regard porté sur l’ailleurs, sur un caillou par terre comme le (bouleversant) petit-neveu de Cyril qui collectionne les pierres, précieuses pour lui, qu’il connaît par cœur. Tendresse de l’objet contre soi, trésor chéri de nos étagères et de nos placards. Chérir l’image d’Adjani, elle si souvent photographiée et filmée, l’archiver et faire muter son image pour soi, pour elle aussi, la rendre mutante et multiple dans des carnets, encore et encore. La collection comme excentricité douce et inoffensive. La collection comme ce qui reste après nous, ce que l’on laisse, transformé. Assembler les images pour les truquer, amener le réel dans le poétique. Comment sortir de sa chambre avec l’espace mental. Maman me dit en fin de séance que « collectionner c’est aussi garder une partie de sa vie près de soi », comme elle avec ses multiples briquets. Un collectionneur cherche, prend, achète, ce qui lui plaît. Collectionner le beau, le rassurant parfois, « de bons moments du passé » pour soi. Conserver Adjani, ses visages et ses postures, l’icôniser et la ranger dans un cahier (d’école à carreaux). Tendresse de la collection qui prend soin. Les images accumulées sont des collections.

Le soir même, se retrouver face à un visage qui mute, un visage sans identité, traumatisé par les camps. Phoenix (2014) de Christian Petzold, renverse par le regard perdu d’une femme. D’un corps meurtri qui cherche sa place après la Shoah, d’un corps proche de l’effacement. Peut-on renaître de ses cendres après un tel événement ? Comment panser les blessures, soigner les maux et ce qui nous ronge intimement ? Un regard qui dépasse les pansements, une amie pour prendre soin de soi. Être jalouse de celle que l’on a été. Envier l’amour passé avec son mari qui ne la reconnaît plus. Devoir performer un soi du passé, se grimer, mettre un visage qui n’est plus le nôtre. Bouches bées en sortant de la salle. Le flou remplace l’image, la supplante, efface les visages et les corps. « – Comment c’est possible que son mari ne la reconnaisse pas ! C’est dingue quand même ?! ». Je ne sais pas Maman, moi aussi ça me parait impensable. Seuls restent les regrets passés, l’infinie douleur de s’être perdu dans la guerre. Darling it’s too late.

Le troisième jour s’ouvre avec une Virginie Ledoyen gamine, innocente et assurée, Mahjong (1996) d’Edward Yang. Taïwan poisseux et nocturne. Marthe essaye de retrouver son petit ami, lui aussi étranger à Taïwan. Elle est trimballée, arnaquée, séduite parfois mais ne flanche jamais. Il est question de l’appartenance des femmes, car « si tu couches avec mon pote, tu peux bien coucher avec moi, ici on partage tout » mais « un baiser porte malheur ». Les petits caïds font les gros durs, les jeunes femmes se rebellent et les menacent avec un flingue. Devenir le jouet de l’autre, jouir de son refus. Une atmosphère trouble, électrique. « C’est quand même malsain tout ça » dit Maman.

Pedro Almodóvar (La loi du désir, Matador, Attache-moi)

Les obsessions d’Almodóvar traversent tous ses films : le sexe, les visages sur-maquillés, presque pour rejouer les visages hollywoodiens et l’obsession qui les entourent, les corps désirables, les années 80, les relations électriques, la mort, la douleur physique. Le sang y suinte, il tâche, il déborde. Les relations abîment les corps autant que la morale. « C’est un cinéma de drama queen » : chez Pedro, les corps ont le droit d’être intenses, excessifs, cabossés. « Est-ce qu’Almodóvar filme autre chose que du cul ? ». Le vice est frontal, exacerbé – qu’il soit sexuel ou morbide. La mort, toujours là, obsessionnelle, inséparable du désir. La Vierge Marie trône souvent dans un coin du cadre, comme une présence symbolique qui veille – mais protège mal. Matador (1986) concentre toutes ces obsessions. Un ancien torero fétichiste, une avocate meurtrière, des orgasmes qui coïncident avec la mort. Le sexe est une mise à mort, la jouissance un sacrifice. La mise en scène baroque pousse à l’extrême cette confusion entre pulsion érotique et pulsion de mort. C’est un film où le désir ne sauve personne, où la violence devient une forme de langage amoureux. Même la religion, présente en filigrane, est incapable de conjurer quoi que ce soit. Chez Almodóvar, fantasme et tragédie font toujours corps.

Barbara Stanwyck (Désir de femme, Stella Dallas, Un coeur pris au piège, Assurance sur la mort, Baby face, Les furies, L’ange blanc)

Tout au long du festival, découvrir la sublime Barbara Stanwyck, son sourire espiègle et sa voix grave. Découvrir ses infinies variations d’elle qui existent, blonde ou brune, jeune ou moins jeune, mais toujours le même regard bleu que l’on devine derrière le noir et blanc. Femme moderne, icône de l’âge d’or hollywoodien. Sept fois nous avons vu Barbara, sept fois mise en scène par un cinéaste différent. Toujours la même grâce, la même posture assurée, des rôles de femmes fortes face aux hommes. Parler vite, prendre de la place, tirer au fusil, monter à cheval, séduire, avoir des amants, avoir des maris, avoir des enfants, choisir sa carrière avant ses enfants (pas vraiment), protéger ses enfants, se moquer des hommes, arnaquer les hommes, protéger sa terre. Barbara que je découvre, Barbara que nous avons vu tant de fois en 5 jours sous des coutures infinies et variées. L’impression d’être, comme Cyril Brody face à Adjani, happée par ses différents visages, obsédée et excitée de découvrir qui elle allait incarner cette fois-ci : une Lady Eve, un Ange Blanc, une Furie, Stellas Dallas et bien plus encore. Tendresse de l’actrice qui reste en tête, qui vient peupler l’imaginaire. Surprise de l’actrice qui remplace l’ancien souvenir que nous avions d’elle : « quand j’étais plus jeune elle me paraissait rustre, je la redécouvre ». Barbara, l’actrice qu’on croyait connaître et qu’on apprend à regarder vraiment.

Cinéma Palestinien (Bye bye Tibériade + Leur Algérie (sur Arte), From ground zero, No other land, Little Palestine : Journal d’un siège, 200 mètres)

Choc qui n’en est pas vraiment un, découvrir le cinéma documentaire palestinien, qui nous a profondément émues. Finir sur une fiction, au-delà des frontières. 200 mètres qui séparent de la liberté. « Comment peut-on en arriver là ? ». Sidérées face à tant de violence. Colère face à la soupe médiatique quotidienne qui fait passer les palestienien·nes pour des bêtes. On parque, on affame, on tue. C’est toujours la même histoire. Au début du film collectif de courts-métrages de Rashid Masharawi, From Ground Zero, l’intervenante nous dit « les 22 cinéastes sont vivants », soulagement. Soulagement si ridicule, nous qui ne les connaissons pas, et pourtant quel soulagement. Avoir à préciser qu’ils sont vivants : comme si cela ne pouvait plus être évident. Ne plus avoir peur de la mort mais de la vie. Quel est l’inverse du sentiment du deuil ? « Un à un, ils sont magnifiques, vivement que ça s’arrête ». Lina Soualem conte quant à elle un double exil, un double déracinement, celui de sa famille maternelle de la Palestine et celui de sa famille paternelle d’Algérie. Double violence coloniale, violence qui éloigne de chez soi, de ses racines.

Mère, fille, spectatrices

J’aurais aimé que ce séjour à La Rochelle s’étire encore un peu. Portée par la programmation et par l’envie de voir ce que ma mère allait ressentir. On a trouvé un rythme à nous – quatre films par jour quand même ! Ce carnet d’un festival est le résultat de nos discussions, de nos désaccords, parfois, d’une écoute, toujours. Une cinéphilie partagée entre mère et fille qui se construit, petit à petit, avec l’envie de continuer à voir ensemble, encore. Ne plus se contenter de dire « c’était chouette » ou « c’était beau », mais prendre le temps de regarder, de formuler, de chercher en soi une émotion, une image, un mot. De noter dans un carnet ce petit quelque chose qui reste après le noir de la salle.