Critique | La piel que habito de Pedro Almodóvar, 2011
Chez Almodóvar, il y a toujours une obsession pour la surface : les textures, les étoffes, les chairs – ce qui recouvre, ce qui cache, ce qui ment. Avec La piel que habito, il pousse cette obsession jusqu’à l’absurde, jusqu’au vertige : faire de la peau elle-même un lieu de fiction. Non plus un simple motif, mais un véritable dispositif. Le corps devient support, la chair devient écran. Et le film, chirurgical jusque dans sa structure, s’enroule autour de cette idée folle : que l’identité peut être greffée comme un organe, imposée comme un rôle.
Almodóvar adapte librement Mygale de Jonquet, mais il s’en détache très vite. Ce n’est pas un thriller, ou plutôt : ce n’est pas seulement un thriller. C’est un essai plastique et tragique sur la dépossession du corps. Sur la fabrication d’un être. Le savant fou, ici, n’a pas les attributs grotesques d’un Frankenstein moderne : il est d’une rationalité glaçante, presque banale. Antonio Banderas, lisse comme une image de pub, incarne une forme de violence douce, souriante. Il ne tue pas, il modèle. Il ne viole pas, il transforme. Ce qui intéresse Almodóvar, ce n’est pas tant le choc de la révélation – qu’il dilue méthodiquement, jusqu’à en désamorcer toute charge spectaculaire – mais les interstices, les silences, les zones grises de la reconstruction. Le film opère par glissements, par couches superposées, comme la peau artificielle que Ledgard développe dans son laboratoire aseptisé. Rien n’est net, tout est feuilleté. Même la temporalité se replie sur elle-même, se contorsionne dans un montage elliptique qui refuse l’enchaînement logique. Il y a dans La piel que habito une forme d’anti-pathos, un refus de l’identification. Le spectateur est tenu à distance, volontairement. On ne ressent pas, on observe. Le plan est toujours trop parfait, trop composé, trop lisse pour qu’on puisse s’y abandonner. C’est un cinéma du refus : refus de l’émotion facile, refus de la monstruosité spectaculaire, refus de la morale. Et pourtant, quelque chose suinte. Quelque chose déborde. La douleur, peut-être – mais elle est toujours muette, toujours hors-champ.
Elena Anaya, en corps recréé, en objet de projection, fait de son visage un masque et de son silence une résistance. Elle ne joue pas, elle persiste. Son corps est un champ de bataille où se rejouent les tensions entre biologie, langage et pouvoir. Son identité, volée, redessinée, fait d’elle un spectre politique. Une figure de l’effacement. Ce n’est pas un hasard si le film, sous ses allures de fable clinique, convoque aussi le conte – Peau d’Âne, Frankenstein, La Belle et la Bête – mais inversé, contaminé. Le monstre ici, c’est celui qui refuse de reconnaître l’autre. Qui croit pouvoir faire de l’altérité une extension de son désir. La piel que habito devient alors une méditation funèbre sur la fabrication du soi par la force, sur l’utopie morbide d’une subjectivité sans histoire.
Film de la clôture – une maison-forteresse, un corps-cocon – mais aussi de l’échappée, La piel que habito n’offre pas de résolution, seulement une déchirure. Il faut partir, dit-il, mais on ne revient jamais indemne d’avoir été façonné par un autre. Alors on erre, dans un corps qu’on n’a pas choisi, cherchant la voix qui nous rendra à nous-mêmes.