Guess who’s back, back again ?

Critique | Deux pianos d’Arnaud Desplechin, 2025 | San Sebastian 2025

On a très vite documenté, justifié et cherché à comprendre la capitulation d’Arnaud Desplechin depuis un certain nombre de films déjà. Abandon du temps présent, épuisement ou perte de cette sève si singulière avec laquelle on se hurle des atrocités en famille tout en chuchotant, ou alors, tout simplement, le vieillissement auquel nul n’échappe, même les cinéastes, et qui pousse quiconque à s’intéresser à autre chose, s’émouvoir autrement des travers de l’âme humaine. On avait beaucoup parlé de ce départ donc, nous laissant bien seuls et pantois dans cette maison-cinéma plus si peuplée mais dans laquelle on croyait croiser pour quelques films encore quelques valeurs sûres, devenues comme des piliers, des murs porteurs de cet art, de cette vie, de cet art de vie qui nous relie. Mais avait-on réfléchi à la possibilité, aux modalités de son retour ? Il ne faisait qu’un petit tour dans le jardin et voilà qu’il toque à la porte tout naturellement, et nous tous penauds, tremblant en lui ouvrant, gênés par cette idée qui nous a traversé. Arnaud Desplechin n’est jamais parti, et pourtant il est de retour.

D’ailleurs l’un des grands motifs de Desplechin : le film s’ouvre sur un montage alterné entre Mathias (François Civil), en fils prodigue et prodigieux pianiste, de retour en France après des années d’exil au Japon, et Claude (Nadia Tereszkiewicz), en Esther retrouvée, adulte et dissimulée sous une nouvelle identité (encore une obsession de l’auteur), qui se prépare avec son mari pour aller à une soirée chic mais retarde le départ en lui demandant de lui raconter une histoire (et elle sera juive, évidemment). Dans un premier temps le film opère par opposition et parallèle ; il ne pouvait en être  autrement : quand Mathias et Claude se croisent enfin, l’une se fige et l’autre s’effondre (une théâtralité toute desplechinienne). Mais lorsque le film se resserre sur Mathias et sa mentore Éléna (Charlotte Rampling), le dispositif se meut en un face-à-face de piano ; le premier, sous influence, tentant de suivre la cadence de l’autre qui prépare avec intransigeance ses adieux à la scène. On croit alors saisir vers où se dirige le film quand il vire à nouveau à 180, dans l’étrange relation que Mathias noue avec un gamin, qu’il filme dans la rue puis retrouve dans ses photos de famille. L’autre, c’est lui ; le film un miroir.

Estomper l’abstraction

Pendant un temps on se demanderait presque si Deux Pianos ne serait pas le film ultime de Desplechin ; une œuvre-socle tant attendue, capable de déployer l’intégralité du logiciel de son auteur grâce à sa force d’abstraction, qui se passerait même de justifications quant à l’origine des haines de tous et de chacun. Une sorte de jugement définitif sur toute tentative de lien (familial, amoureux) comme naturellement contre-nature, impossible à tenir, destructeur, à fuir. D’où ce recours si facile et fréquent au mensonge : pour ouvrir sur une continuité même faussée, tout en sachant que le tranchant de la vérité ne saurait tarder, et en se préparant à l’accueillir comme sur la scène antique d’une tragédie. Qu’est-ce qui motivait vraiment le retour de Mathias ? Quelle est la nature de sa relation avec Claude ? avec son mari qu’il croisera, plus ou moins par hasard ? Cet enfant existe-t-il en réalité ou est-il un fantasme, une projection (ce cinéma n’est pas le dernier pour une incursion fantastique : cf le vol au-dessus de Roubaix de Melvil Poupaud dans Frère et sœur) ?

Le scénario arrive donc. Un nœud sentimental à trois corps, qui intègre une filiation mentie (ou partagée ? ça fait quatre), et son lot de concurrence masculine qui va de pair. Tragédie plus classique tu meurs, comment ne l’avait-on pas vu venir ? Même les rôles secondaires y renvoient : la mère en retrait, l’agent de Mathias tel un ange-et-démon qui lui susurre à l’oreille, la mentore qui le pousse à retrouver sa plus haute forme alors qu’il est au plus bas, à moitié alcoolique, perdu… Certes. Mais qu’apporte-t-il à l’édifice-Desplechin ? Au moins deux réponses : un règlement de compte pour en finir avec la vérité (mort du seul personnage qui, conscient du mensonge au milieu de la pièce, décide de s’en accommoder et vivre sereinement avec, alors que les autres qui affrontent la vérité n’éprouvent que souffrance) ; et une réponse radicale à l’exposition d’une telle éthique par la séquence finale du film, où la fuite et une carrière en solitaire est préférée à la construction de tout édifice sentimental, pourri de l’intérieur, qui a déjà déçu. Alors oui, Arnaud et Mathias sont bien de retours et ils n’étaient jamais vraiment partis, mais à peine a-t-on pu profiter de leur retour qu’ils se sont déjà fait la malle à nouveau. Pour de faux bien sûr, mais le faux n’empêche pas la douleur.

Deux Pianos d’Arnaud Desplechin, en salles le 15 octobre 2025