Cinéma du Réel : Jour(nal)s 1/2/3

Jour(nal)s de bord : 1, 2, 3

Ça a débuté comme ça. Un enchaînement de découvertes, des tentatives formelles et des sujets capitaux.

46e édition du festival, mais une première pour nous. C’est excitant, et ça tombe l’année de Benning (n’en disons pas plus, la suite donnera réponse (ce n’est qu’un sursis)). Le cinéma de l’Américain est l’un des plus passionnants de notre temps, l’un des plus radicaux et des plus percutants. Le compte à rebours d’une claque esthétique ou une petite dizaine dans le quartier de Beaubourg ; où que ce soit, qui que ce soit, ces prochains jours seront donc sous le signe du cinéma (quoi de mieux pour le réel ?). La réjouissance dépasse nos attentes. 

On va écrire au jour le jour, on publiera tous les trois jours et, à la fin, nous verrons bien… Le bilan fera l’affaire. Le réel, la belle affaire… le bon filon.

Vendredi 22 Mars

Leaving Amerika (2024) – Marie-Pierre Brêtas

(117 minutes, Pompidou Cinéma 1)

Marie-Pierre Brêtas et Derrick Johnson (l’homme que la caméra ne lâche sous aucun prétexte) sont ami·es et Leaving Amerika ne le dissimule pas. L’omniprésence de la tendresse dans le regard de la cinéaste biaise évidemment, jusqu’à nous faire douter par un trop plein de bons sentiments, notre appréhension du sujet. Ce dernier est un américain noir assailli d’un vif désir de fuite. Au départ, le cas collectif semble obnubiler le projet. Quel traumatisme cette couleur de peau, aux États-Unis, peut-elle faire naître ? Comment chaque mouvement, chaque rencontre à l’autorité, la flicaille ou la clientèle au sein d’une profession d’asservissement (chauffeur Uber), est constamment rongé d’un racisme ordinaire et paroxystique ? Quel regard sur soi-même et sur sa place dans le monde toutes ces questions impliquent ? Mais le tour de force impromptu que Brêtas accomplit vient d’un renversement de toutes ces demandes informatives que les spectateurices affamé·es d’état des lieux auraient souhaité·es : le cas collectif devient un cas isolé. Les structures ne frappent plus un homme noir, mais Derrick Johnson et seulement Derrick Johnson. L’individu et un événement (son événement) que nous ne dévoilerons pas. Cette seconde partie du film concentre et recentre donc le geste sur cette sphère de l’intime que leur amitié aurait pu nous souffler à l’oreille. Il n’y aura plus de règles générales, il n’y aura que celle d’un vécu, d’un épisode clos et d’un souhait de rebond. Le long-métrage prend le chemin du grand large, un trait ou une rature sur le passé, l’avènement d’un avenir et la guérison d’un instant. L’amitié remet sur pied, elle aide le soulagement. Et si elle s’accompagne d’une œuvre poignante, la cicatrisation ne devrait pas durer plus longtemps qu’une glissade humide sur une joue.

Quoi de neuf docteur ? (2003) / Perdonami Mama (2004) / Un Ange (2005) / Y’a plus d’os (2006) / L’œil de Fred (2007) / La Mort vient sans prévenance (2020) – Jean-Charles Hue

(9 / 8 / 39 / 5 / 17 / 16 minutes, Pompidou Cinéma 2)

Une baignoire et un jeune homme. Des enfants dans un toboggan. Un bambin attaché par le pied à un chien. Un lapin qui, vidé de son sang, s’éveille : quoi de neuf, docteur ? est le film qui ouvrait cette sélection de courts-métrages de la rétrospective Jean-Charles Hue. La violence est prégnante. Dans cette vieille enfance perdue, les candeurs et les cachotteries seraient, du point de vue adulte, de la sauvagerie brutale à l’état pur. Toutefois, la perspective est plus petite (enfantine), plus proche (gros plans) et plus précises (jeux de hors-champs et de montages constants). Les courts-métrages de Hue disposent les règles de la vie sérieuse en marge même de la vie ordinaire : communautés gitanes, beuveries mystiques, histoires à frôler le bain de sang, stagnations dans des voitures (Perdonami Mama) et errances dans des natures infinies (les six courts-métrages). Les jeunes adultes questionnent leur propre violence tout en la rééditant sans fin. Un Ange est ce passage, ce doute, celui de Fred. Chasser le lapin n’en fera pas disparaître le Bugs Bunny qui sommeille en quiconque – et voilà le grand dilemme de Hue : trouver la candeur cachée, et faire de celle-ci un passage dans l’au-delà. 

Dans ces six films, la récurrence des thèmes et des personnes donne la sensation d’une œuvre complète. L’auteur, sous les fumées et les lumières de la nuit, fait des liens, questionnant à son tour sa propre violence de cinéaste (la réédition de l’acte d’enregistrer, de figer le réel). Parfois, il crame son image pour en donner des allures de paradis ; mais deux yeux restent : ceux d’un chien (Un Ange). Qui est-il ? Où se place-t-il ? Devant ou derrière la caméra ? Devant ou derrière l’écran de cinéma ? Partout en même temps sans doute. Car l’humain est l’animal central de son bestiaire cinématographique, mais celui-ci ne s’arrête pas à l’œuvre, il dépasse la bobine. Les deux espèces s’emmêlent et s’entremêlent en donnant un résultat similaire aux ivresses que l’on s’inflige en bande de mecs (Y’a plus d’os). Il n’y a que de la chair, de la chair mouvante, de la chair violente, de la chair perdue. L’œil de Fred, comme de Hue, est partout, claquemurant les histoires d’un plan-séquence ou gigotant les cauchemars d’un peu de fiction (La mort vient sans prévenance). Le cinéma est une matière de tentatives formelles, et Hue l’use à en rouiller l’aplatissement des gestes d’ailleurs. Il révolutionne complètement l’acte de filmer, car il prend les textures et les altère, les épuise, les abîme, pour enfin les sublimer. Les vieux capots, les caravanes de récup, les terres fades, les grillages délavés, les tables obsolètes, les magazines démodés, les histoires du passé seront toujours les nostalgies d’un temps qui file. Chez Hue, tout sent l’usagé. Chez Hue, tout est défraîchi, sauf bien sûr la fraîcheur (ou plutôt la vitalité) de ses héros ou ses morts. Chez Hue, les grands enfants dormiront en paix, tandis que les cinéphiles s’émerveilleront sans trêve. 

Samedi 23 Mars

Stone, Hat, Ribbon and Rose (2024) – Eva Giolo

(16 minutes, Pompidou Cinéma 1)

Se référer à une aussi grande figure que celle de Chantal Akerman n’est pas une mince affaire. Car dorénavant le geste se trouve être amoindri, voire désuet. Néanmoins, la sincère admiration est bien amenée, d’un explicite et certain brio pour l’hommage. Eva Giolo a ce remarquable sens du cadrage, fourni par maintes idées percutantes de montage et de découpage (des pas de danse intensifient quelques apparitions, un mouvement à gauche en amène un à suivre son sens, un tramway part à droite puis le métro aussi). Bruxelles, dans sa modernité commune et son urbanité classique, est clarifié d’une grâce pleine de spleen et de tendresse. La cinéaste sait nous montrer certains de ses aspects, tels les transports en commun et les ambiances nocturnes, sans jamais forcer le trait (l’élément étant toujours caché dans la profondeur, des hors-champs comme entrée et sortie). Tout n’est que question d’instants, de sphères et de lumières, et c’est donc presque un grand dommage de n’en obtenir qu’un simulacre Akermanien lorsque l’on perçoit aussi évidemment le potentiel (presque aussi génial) d’un regard Evagiolien.

Louis et les langues (2024) – Aurélien Froment

(22 minutes, Pompidou Cinéma 1)

La démarche se souhaite un pot-pourri de matières (tactilité des mots, métamorphose des langues, profondeur des textures), mais elle se perd malheureusement dans l’abstraction et la platitude de ses contours – chose terrible et de plus en plus commune depuis l’avènement de Bertrand Mandico. Retranscrire organiquement une psyché en la surplombant de références parfois grossières, parfois faciles (le Titicut Follies de Wiseman, entre autres) est, sur le papier du moins, une tâche robuste que le cinéma ne pourra qu’au maximum frôler lointainement. Louis et les langues est magnifique plastiquement mais il ne décolle jamais de son caoutchouc de confort qui pourrait nous amener à croire qu’il veut nous taper l’œil. Cependant, la paupière, le protégeant de l’absence de puissances visuelles et cinématographiques, fera barricade. Nous fermerons le second avant la tentation d’un pot-pourri de critique frustré.

Pierre Guyotat, le don de soi (2022) – Jacques Kébadian

(111 minutes, MK2 Beaubourg)

« Toute manifestation du réel n’est qu’un signe avant-coureur ou d’après coup d’une pensée continue de la violence du monde. » (extrait de Idiotie, publié en 2018 chez Grasset)

Il n’y a rien de plus à dire, si ce n’est d’aller sur-le-champ le lire. Son arrière-fond vous attend.

Où sont tous mes amants ? (2024) – Jean-Claude Rousseau

(6 minutes, Pompidou Cinéma 1)

Un aller-retour puis un autre. Avec Rousseau, c’est comme les films. Il ne faut pas parler et surtout ne rien dire, ou à la limite siffloter. Le reste n’est que décor, mais le décor n’est pas que ça. Ici, l’entrée d’un bois orné de troncs bien droits et un sentier qui s’enfonce. Un morceau de Fréhel et des oiseaux au loin. Puis un vieil homme. Le pas lourd, le regard au sol, et la bouche qui actionne les pensées, mais pas un mot. Les choses se passent et il ne sert à rien de les exprimer – les questions ne sont que des fruits du dedans, là où le cinématographe n’est que celui du dehors. Pour bien voir, il ne faut rien dire. Il suffit d’épier les quatre coins du cadre, de chercher la profondeur (une ligne de fuite) et d’écouter les paroles bien connues d’une chanson bien célèbre. Dans ce nouveau court-métrage de l’ami de Straub, la solitude est une promenade douce qui se repeint de silence et de nuit. Observons et taisons-nous, tout se passe à l’orée de cet angle. Bien filmer, c’est-à-dire épurer, c’est la puissance de Rousseau. Il y a un état d’âme, un sentiment, une émotion qu’il faut ensuite capturer avec simplicité. De là, elle restera à tout jamais ; le cinéma l’a fixée dans nos mémoires. En moins de 6 minutes, nous nous sommes remplis d’une mélancolie sans nom, si ce n’est une mélodie.

Longtemps, ce regard (2024) – Pierre Tonachella

(57 minutes, Pompidou Cinéma 1)

L’errance est une stagnation terrestre. Celle de cette palette d’hommes, chez Tonachella, passe de zones désertes à forêts, de petites maisons à bricoles. Dialogue de fiction sous la lumière de la Tour Eiffel (écusson du PSG). Alentours agricoles. Il faut raser l’herbe sèche. Et pourquoi pas tondre le bitume ? Ce sont des grands enfants qui nous rappellent parfois le geste de Hue ; ce sont les amis d’enfance du cinéaste. La jeunesse (ou pas), mais sans doute la trentaine. Les champs sont plats et les chemins aussi, aucun horizon viable quand rien ne prend de hauteur, si ce n’est les souvenirs d’un temps, cette atmosphère prolétaire et rurale. Tout compte fait, certains médias parleraient d’une France oubliée et délaissée ; mais le cinéma de Tonachella, lui, ne dit que poésie. Du vent et des mots perdus dans une quête immortelle et immobile de politique. « Mate chez les voisins » propose l’un d’eux. Tout se passe toujours ailleurs, de l’autre côté. Et c’est peut-être ça, le travail des cinéastes – guetter les alentours, patienter, observer, tendrement, calmement, révolter par l’image mais sans cris. Regarder, regarder longtemps. Et manifester, isolé, esseulé, à l’orée de la forêt, une branche d’arbre en pancarte. Jouer de la trompette dans la fumée du quad. Chuchoter aux oreilles des tournesols. Lancer un message sans le comprendre, car le sens n’est pas le souhait. Mais surtout : taper des pieds, et tout-terrain. La vie est cette absurdité divine que le septième art, parfois, retranscrit merveilleusement. Longtemps, ce regard est ce parchemin perdu que l’on retrouve le temps d’un rêve. Une bulle minuscule dans un festival niche.

Dimanche 24 Mars

Sauve qui peut (2024) – Alexe Poukine

(98 minutes, Pompidou Cinéma 1)

Sous un ton très Claire Simon, Notre Corps et Le Concours s’entremêlent et renaissent pleins d’humour et d’émotions. Nous rentrons dans le corps médical (ce qui devient étonnement commun depuis (tiens donc) trois/quatre ans), et nous observons quelques étudiant·es et quelques professionnel·les s’entraider, mais surtout s’entraîner. Annoncer une dure nouvelle ou gérer avec empathie les états des patient·es perturbé·es est un quotidien qui se prépare. Pour ça, il faut cabotiner un peu, beaucoup et maladroitement. « On n’est pas là pour faire du Shakespeare ». Alexe Poukine ne vise pas la tragédie. Elle essaye plutôt d’aller gratter l’instant qui provoquera un rire, une gêne ou une larme. Ce qui fonctionne bien, il faut l’avouer. Pour autant, le trop plein de caméras (et donc d’angles) instaure la mise en place de mille et un contre-champs qui donnent la confusion du jeu avec le réel. Où est l’exercice ? On le remarque à la comédie mal jouée. Et les incessants changements d’axes ennuient autant qu’ils ne déçoivent. Jamais on ne peut réellement se concentrer, observer et écouter ; ce qui détonne infiniment avec l’intention explicite de prendre un peu soin de celles et ceux qui nous l’apportent. Le film est malgré tout très agréable. Ce pourquoi nous aurions aimé qu’il soit aussi plus long, plus dense et plus persistant dans ses séquences.

Le Fardeau (2024) – Elvis Sabin Ngaïbino

(80 minutes, Vidéothèque)

Un peu de cinéma brut et un duo sous le poids du titre. L’image d’un moment en deux-roues : une table de mixage posée sur la tête comme le symbole de tout ce qui va s’ensuivre. VIH et Christ emmêlés hors du commun. Ça se passe en République Centrafricaine, là où Reine et Rodrigue font de leur mieux pour survivre. Quelques instants de danse avec les enfants brutalement coupés par une salle d’attente, des masques sanitaires, un médecin en blouse blanche. C’est sur ce rythme que le film joue. Des lâcher-prises heureux puis le dur retour au réel, la santé. Foi ou non, la vie humaine n’est finalement qu’un corps à préserver, à sauver comme possible. Quelques chants, des prières, et on verra pour la suite… Honte et silence, cause et conséquence – le chemin est long, rude et pénible. Le courage serait sûrement le sous-titre adéquat. Un peu de cinéma direct pour clore ces trois premiers jours de festival. La maladie et la religion, sans jamais échouer dans le cliché du documentaire du monde, font de ce film une œuvre poignante.