Main-d’œuvre

Critique | Direct Action, Guillaume Cailleau et Ben Russell, 2024

Un grand film n’est pas une fin en soi. Les cinéphiles le savent bien, iels vont chaque semaine et chaque jour à la quête d’une nouvelle claque. Dans le monde militant, la chose n’est pas si éloignée. À chaque micro-victoire, une nouvelle est en vue. Dans un monde comme le nôtre, où les coups sont plus robustes qu’une paume, on ne peut pas se contenter d’un compromis avec le pouvoir ou d’un accord de passage. La gravité de la situation diverge du parallèle de notre paragraphe et va plus loin, bien plus loin qu’un calcul électoral ou qu’un succès exigu qui, certes, donne l’envie de danser mais qui, in fine, ne sauve pas grand monde – ni le monde, surtout le monde.

Après l’épisode Notre-Dame-des-Landes, les éco-terroristes ont remis leurs couteaux saignants entre leurs canines et leurs pattes dans les sphères de privatisations et de capitalismes à la manière des suppôts de Satan, preneurs d’otages et casseurs sans vergogne de ces pauvres vitrines de banques et autres affiches publicitaires qui n’avaient pourtant fait aucun mal. Iels n’en finiront donc jamais de nous mettre des bâtons dans les sous ? Ces zadistes matérialistes et écolos ont des airs de trouble-fête… Iels veulent abattre la citadelle ? Et bien qu’iels viennent.

Et iels sont venu·es. Cailleau et Russell, après un court rappel du succès vécu en Loire-Atlantique, sont allés à leur rencontre, sachant pertinemment que d’autres zones seraient à défendre. Ils sont tombés sur Sainte-Soline, mais avant ça, sur une terre d’autonomie et de nouvelles manières d’agencer la cité. Souvent poseurs, les précédents courts-métrages de Russell auraient pu laisser feindre une crainte d’un trop-plein (Direct Action dure plus de trois heures trente). Or, contre toute attente, ce sont les voies de l’épure et de la contemplation tranquille qui se sont acheminées. Le monde en marge dans lequel on entre n’est pas celui de la surconsommation, ni celui du spectacle bête et informe. L’inquiétude est vite gazée, ce qui s’expose sur l’écran a tout l’air d’un chef-d’œuvre patient, d’un montage et d’un rythme puissamment sereins.

Les plans prennent le temps. Ils vont à l’encontre des récits télévisuels faits de sensations fortes comme d’appâts d’audimat. Plus loin dans le film, durant l’affrontement de Sainte-Soline, une manifestante passe devant l’objectif de Russell (dont elle ne connaît pas encore le grand film qu’il s’apprête à faire) en le confondant avec celui des médias dits officiels, et lui crie « C’est pas que ça qu’il faut filmer ! C’est pas que ça ! » comme pour lui hurler très fort que le Cinéma ne devrait jamais être de la Télévision. Toutes les caméras ne se valent pas ; mais rassurons-nous, si celle de Russell était une action en bourse, sa valeur ferait déjà la Une de BFM Business.

Fort heureusement, elle n’est qu’une action directe. Ou du moins sa survie. Elle enregistre le geste d’un temps, minutieusement militant, fondamentalement révolté. Elle évite les effets de phénomènes, ces manèges du divertissement qui nous hantent toustes sans pour autant que nous les ayons invité à infester notre conscience et notre imaginaire visuel. Ces bagatelles d’amusoirs n’ont pas leur place dans le réel. Loin de l’événement, ici ne réclame que le pluriel des événements – et celui-ci n’a rien d’extraordinaire. Il est banal, concret, bien ancré dans le quotidien comme planté dans le potager. Ici, chez Cailleau et Russell, seuls le calme, le vent, les jeux de plateau, les chants, les musiques, les jardins, les paroles échangées, les repos, les goûters, les pancartes, les tendresses, et surtout les espoirs comme celui du grand soir ou d’une tempête qui nous libérera toustes jusqu’à nous ramener au premier point : ce calme aussi doux qu’un silence dans une salle de cinéma.

Le geste cinématographique, cet acte de l’émancipation foncièrement esthétique, se passe aussi hors de l’écran. Dans l’avant-dernier plan du film, quelques hypothèses de résolutions sont ouvertes : « Retrouver de la capacité d’agir » et « Soulever du soutien et de la détermination ». Quelques lumières en note de fin. Mais saurons-nous les attraper ? Tout le film accumule des plans de mains comme un conseil. Elles sont partout, tout le temps, omniprésentes… Des mains, beaucoup de mains, actives et passives, des mains de l’école Bresson ? De l’école Farocki ? Un mélange des deux sans doute – une caresse aussi pure qu’explicite. Un frôlement de vérité comme un appel aux génies merveilleux que les réalisations de ces deux derniers ont su offrir. Les mains du film vont dans la terre, elles placent des bijoux sur les lobes, elles tâtent les touches du piano, elles se serrent entre elles pour remonter la pente et préparer l’affrontement, puis elles déplacent la tour en A4, laissant les fous aller ailleurs, dans les bureaux aliénants ou les métros de routines fades, mais quoiqu’il en soit bien loin, bien bien loin de ces nouveaux lieux autonomes et solidaires que l’ennemi tentera de nous faire fuir. Nous dispatcher à coups de grenades et éparpiller les lanceurs de pierres comme il l’a fait pour les lanceurs d’alertes, voilà son but. Il y mettra de la force – des forces de l’ordre. Et il nous mettra des claques s’il le faut. Mais malheureusement pour lui, Cailleau et Russell l’ont déjà fait. Un chef-d’œuvre plein de mains ou l’écho à notre titre bien trouvé. Et maintenant, place à la suite… Une sortie ou une issue ? Non. Une action.

Direct Action de Guillaume Cailleau et Ben Russell, prochainement au cinéma.