Entretien avec Céleste Brunquell, actrice dans La Fille de son père d’Erwan Le Duc
En mai dernier La fille de son père d’Erwan Le Duc vient clôturer la Semaine de la Critique. J’ai déjà vu Céleste Brunnquell jouer, je me suis déjà dit que je la trouvais extrêmement douée, mais là, c’est la révélation. La magie du réalisateur de Perdrix cumulée au talent de ses acteurs, à sa finesse d’écriture, opère : je sors de la salle avec cette sensation galvanisante d’avoir vu un grand film. Lorsque je dresse mon bilan de l’année 2023, c’est avec évidence que ce film, et sa comédienne principale, se nichent en haut de la liste. Alors un jeudi matin de décembre, je me rends dans les bureaux de Memento avec leur vue sur tout Paris pour la rencontrer. On parle du film, mais aussi de ses goûts de cinéma, de son entrée dans ce milieu, de sa difficulté parfois à en comprendre les enjeux, et de l’importance de mettre de la poésie dans son quotidien.
Tsounami : Tu as passé différents castings pour ce rôle de Rosa dans La fille de son père, mais une fois que tu as lu le scénario tu t’es dit « faisons-le »…
Céleste Brunnquell : J’avais vu Perdrix au cinéma, j’avais adoré le scénario. Et en lisant celui de La fille de son père, je me disais que même si j’étais pas prise, c’était pas grave, parce que d’avoir lu le scénario j’avais déjà trouvé ça génial ! (rires)
T : Et tu l’as fait ! Je me demandais en matière de jeu comment tu avais pu trouver ta place dans cet univers d’Erwan Le Duc qui est très travaillé, avec une mise en scène précise, un rythme particulier…
CB : C’est vrai qu’il a un univers très défini, on peut reconnaître la musicalité de son écriture, son rythme… Et en même temps il laissait beaucoup de place aux influences des autres, que ce soit les acteurs ou l’équipe technique. Il n’était jamais figé dans ses positions, donc il y avait toujours l’espace pour repenser et reconstruire les scènes au présent. Aussi, c’était la première fois que je travaillais avec un metteur en scène qui s’intéresse autant au corps. Avec Nahuel (ndlr : Pérez Biscayart, son père dans le film) on a travaillé avec une chorégraphe pour essayer de trouver la relation entre le père et la fille. Ce qui était important c’était de repenser nos rôles, et d’ébranler un peu les idées qu’on avait pu avoir pour recommencer un peu tous les jours.
T : On y croit complètement à cette relation…
CB : Mais même physiquement c’est assez fou ! (rires)
T : Oui ! C’est vrai qu’initialement je ne voyais pas Nahuel Perez Biscayart père d’une adolescente de dix-sept ans et en fait ça marche à cent-pour-cent. Vous avez fait comment pour parvenir à cette alchimie ?
CB : C’est beaucoup passé par le corps, même si ça ne se voit pas dans le film. Le père est dans quelque chose de beaucoup plus éthéré et volatil, alors que Rosa que je joue, a plus les pieds ancrés dans le sol. Il y a un rapport de mimétisme entre nous parfois dans le film et qui se trouvait aussi sur le tournage. Moi en tant que comédienne, le voir jouer me donnait envie, et en même temps ça nourrissait la relation père-fille… Après il y n’y a pas tant de choses concrètes parce que ça s’est beaucoup fait en dehors du travail avec une complicité qui n’est pas du tout artificielle.
T : Comme tu le disais, le corps a eu une vraie importance sur la fabrication des personnages de La fille de son père. Sur tes précédents projets tu jouais des rôles de sportives, tu étais nageuse dans En thérapie et circassienne dans Les Éblouis. C’est important aussi dans ta vie de mettre le corps au centre ?
CB : Pour moi la pratique sportive c’est presque un truc pour l’esprit, c’est pas quelque chose de cathartique ou quoi, mais juste au niveau de la nervosité, ça me fait énormément de bien. Après au-delà du sport, j’aime l’idée de vivre d’une manière un peu sportive. Je trouve qu’il y a beaucoup de metteurs en scène qui ne mettent aucune importance dans le corps. Pour moi, le corps est une manière assez poétique d’habiter le monde, de prendre le temps de chaque chose, de chaque geste. Chaque geste du quotidien peut être dansant et ça me plaît.
T : J’ai lu que tu avais fait des cours au théâtre de l’Atelier adolescente et je crois que tu n’as pas suivi d’autres enseignements ensuite. Je me demandais si tu avais eu un apprentissage qui a pu impacter ta pratique ou si tu gardes un rapport plus intuitif au jeu en t’adaptant aux différents metteurs en scène ?
CB : Un peu des deux je dirais… J’ai fait du théâtre pendant tout mon collège et on travaillait avec une compagnie qui réécrivait des textes classiques d’une manière complètement démente. Donc on allait très loin dans une espèce de folie, de liberté. On pouvait tout se permettre et c’était assez génial… Et c’est vrai que je n’ai pas pu vraiment goûter à cette liberté après, parce que c’est du cinéma et que chaque micro geste, battement de cils, comptent et racontent plein de choses. J’ai un peu retrouvé ça avec Erwan Le Duc quand même sur ce film, parce que lui, sans chercher quelque chose de théâtral, il veut qu’on aille au bout des gestes, au bout de chaque chose. Après, à partir du moment où j’accepte un rôle c’est aussi pour comprendre un peu de la vérité du metteur en scène, de sa sensibilité. Et comme je n’ai pas fait tellement de films encore, j’aime apprendre sur le plateau, en me confrontant à des choses que je ne maîtrise pas du tout. C’est vrai que là j’en suis plus à un stade où j’avance à tâtons et je me fais absorber par des univers différents, qui peuvent même se contredire parfois !
T : Dans La fille de son père, tu campes le rôle de Rosa qui est dans cette période assez universelle de la fin du lycée où on est encore chez ses parents, encore perçus comme des adolescents, mais on ne l’est plus tout à fait… Ce moment pour toi a été chamboulé par la sortie en salle du film Les Éblouis, ta nomination au César du meilleur espoir féminin, l’entrée dans un nouveau milieu. Comment l’as-tu vécu ?
CB : J’étais heureuse de pouvoir être auprès de gens qui travaillaient déjà, qui faisaient ce qu’ils aimaient, et aussi qui étaient plus vieux. J’avais des bons copains au lycée, mais c’est vrai qu’il y a un peu un moment où tu as envie d’arriver au bout parce que les gens sont un peu cons, et toi aussi tu es un peu con, mais tu te dis que tu l’es un peu moins (rires) ! Le cinéma c’était une sorte de liberté pour moi. Après ça créait un décalage : j’étais pas complètement au lycée et pas complètement dans le cinéma et donc être tout le temps entre les deux c’était un peu une souffrance quand j’y pense… Après c’était pas non plus un truc énormissime, j’avais pas fait Sex Education quoi, j’étais pas devenue une superstar à l’international ! (rires)
T : Cette année on t’a aussi vue dans Fifi de Jeanne Aslan et Paul Saintillan. Tu y joues Sophie dite Fifi, une adolescente de 15 ans qui un été s’infiltre dans la maison d’une amie aisée partie en vacances. Maintenant que tu n’as plus 15 ans ni 17 ans mais 21 ans, est-ce qu’on te propose d’autres rôles ?
CB : C’est vrai que je n’ai joué que des adolescentes et j’ai fait presque aucun film où j’avais des amis, où il y avait vraiment quelque chose lié à ma génération, c’était toujours ramené à une famille… Et je me disais l’autre jour « c’est fou de ne pas avoir eu d’amis au cinéma » (rires). Là je suis un peu dans la période entre les deux où je sais que je peux faire très jeune donc on se dit que c’est plus facile de prendre une fille plus âgée qui a déjà une expérience de tournage et qui peut jouer une fille de dix-sept ans. Mais j’en ai un peu marre, j’avoue… Et en même temps ça commence un tout petit peu à évoluer.
T : Tu dis que ça commence un petit peu à bouger, 2023 touchant à sa fin, est-ce que tu as eu l’occasion de jouer dans d’autres projets cette année ? J’ai cru lire qu’un film de Jessica Palud sur Maria Schneider était en train de se faire…
CB : Oui ! Je joue l’amoureuse de Maria Schneider, qu’elle a rencontrée après Le Dernier Tango à Paris, et qui l’a accompagnée jusqu’à sa mort. C’est une histoire d’amour très très forte. Et sinon j’ai fait un film d’Antoine Raimbault qui avait fait Une intime conviction, et là c’est un film d’enquête qui se passe au parlement européen, et je joue la stagiaire de José Bové (rires). C’est un projet vraiment différent, c’est très factuel. Et bizarrement j’ai trouvé une énorme liberté de m’amuser avec ça parce qu’on était tout temps avec des dossiers sous le bras à balancer des infos parfois qui perdaient du sens… Mais il y a une légèreté là-dedans qui m’a plu.
T : Quels étaient tes goûts de spectatrice ? Tu cites souvent Rivette, Eustache, Rozier, des cinéastes de la Nouvelle Vague qui ont été un peu plus délaissés…
CB : Ce sont les premiers metteurs en scène que j’ai regardés toute seule quand j’étais adolescente. Ils restent très importants pour moi et j’y reviens souvent, mais en ce moment j’essaye de m’ouvrir à un ailleurs que la France ! Ce qui a vraiment été important pour moi – permettant aussi un pont entre la fiction et le documentaire – c’est le cinéma de Kiarostami. Il y a aussi les films de Johan van der Keuken que j’aime beaucoup. Et dernièrement j’ai vu La Chimère d’Alice Rohrwacher, j’adore ses films. Elle a un truc à ne pas être seulement dans le long-métrage de fiction comme on l’entend, elle est toujours dans quelque chose de l’ordre de l’apprentissage, à essayer de nouvelles choses, qui viennent peut-être un peu plus du documentaire… Aussi, Erwan Le Duc m’a fait découvrir Kaurismäki que je ne connaissais pas du tout, il a un rapport au corps qui est très important, et son cinéma a changé beaucoup de choses dans ma manière de voir les films. Et sinon dans les cinéastes français d’aujourd’hui que j’adore il va y avoir Guillaume Brac, Claire Simon, Sophie Letourneur…
T : Ce sont des réalisateurs qui mêlent fiction et documentaire, avec une direction d’acteurs très spécifique et un dispositif assez léger…
CB : Oui, j’aime voir des metteurs en scène essayer plein de manières différentes de faire du cinéma. Par exemple, le film de fiction qui m’a le plus marqué récemment est Pacifiction d’Albert Serra. Il n’est pas là pour raconter une histoire ou être efficace, c’est un film énorme pour moi !
T : J’ai l’impression qu’il y a un goût des réalisateurs, de la mise-en-scène et surtout du rythme. Alors les rythmes d’Erwan Le Duc et Albert Serra sont aux antipodes en soi…
CB : C’est clair ! (rires)
T : Mais ce sont quand même des rythmes particuliers, travaillés, où il y a quelque chose d’unique qui se dégage.
CB : Qui n’est pas formaté ! Et qui n’a pas une trame narrative logique. Tous les films que je cite ont en commun de ne pas être simples. Même si le film d’Erwan Le Duc peut paraître plus simple, ce sont des relations qui sont assez mystérieuses où on peut être libre d’interpréter différentes choses.
T : Il y a d’autres films que La Chimère qui t’ont marqué cette année ?
CB : Voyage en Italie de Sophie Letourneur du coup. Aussi, j’ai découvert un court-métrage qui s’appelle Boléro de Nans Laborde-Jourdàa, c’est un peu difficile d’expliquer l’histoire parce qu’il n’y en a pas vraiment, mais j’ai énormément aimé. Sinon plus récemment j’ai vu Le Garçon et le Héron, j’ai trouvé ça moins époustouflant que d’autres films de Miyazaki même s’il y a des prouesses techniques, d’esthétique, etc.. Mais juste de voir un réalisateur de 80 ans qui s’amuse comme il veut, qui fait un peu n’importe quoi (rires) enfin des choses qui n’ont pas un seul sens, qui ne sont pas prévisibles, j’ai trouvé ça super.
T : En 2023, c’était aussi ton premier Festival de Cannes pour présenter La fille de son père à La Semaine de la Critique. Ça s’est passé comment ?
CB : Disons que tant qu’on ne présente pas le film c’est l’horreur et après quand on se retrouve, qu’il y a des retours, c’est chouette. Mais sinon c’est horrible comme endroit ! J’ai détesté (rires).
T : Pourquoi ?
CB : On était sur la plage Nespresso toute la journée, on voyait même la mer. Par moments les gens te prennent pour une star, et juste après tu te fais dégager (rires).
T : Et encore tu étais à La Semaine de la Critique (rires).
CB : Oui ! C’était tranquille, il y avait même pas de tapis rouge, c’était vraiment très très tranquille, mais j’étais quand même au bout de ma vie (rires). Après c’est un vrai marathon, on te demande de faire des photos tout le temps, tu ne sais même pas pour qui, pourquoi, on te demande de faire des trucs avec tes mains… À la fin tu ne sais même plus s’il faut résister ou jouer le jeu.
T : On sent que tu as vraiment le plaisir du jeu, du plateau, mais tout l’à-côté du cinéma n’a pas l’air d’être un monde qui te parle…
CB : Non, non… C’est-à-dire que je ne comprends pas trop les enjeux, et je ne sais pas encore totalement comment trouver ma place par rapport à tout ça.
T : Et il y a d’autres pratiques que tu aimerais développer ces prochaines années en dehors du jeu ? Je crois que tu dessines, que tu as fait un passage express aux Beaux-Arts de Bruxelles pour étudier la danse…
CB : Moi j’aime bien suivre les gens ! Même sur les tournages, il y a d’autres choses qui m’intéressent que le jeu. Par exemple, cette année j’ai tourné dans un film qui s’appelle L’origine du Mal et j’ai fait un stage à la décoration parce que je les aimais bien et que j’aime suivre les gens avec qui je m’entends bien. En fait, ça m’intéresse de pouvoir faire des choses avec les gens que j’aime, même pourquoi pas préparer des courts-métrages, mais sans que ça soit seulement moi qui ai des idées qui fusent, et qui les mettent en application… Je veux toujours rester dans la discussion, dans la collaboration. C’est ça qui m’intéresse au cinéma.
Entretien réalisé à Paris, le 14 décembre 2023
La Fille de son père, d’Erwan Le Duc, au cinéma depuis le 20 décembre 2023.