Où places-tu ton horizon ?

Joachim Lepastier dresse l’horizon qu’a dessiné 2023

De 2023, je retiens la scène finale de The Fabelmans, un bonbon, une cerise sur le gâteau. Le film est terminé, les enjeux de la chronique familiale sont bouclés. On est prêt à dire tranquillement au revoir à cette famille des « hommes-fables », et là, ils s’y mettent à trois cinéastes et pas des moindres (Ford, Spielberg, Lynch) pour nous offrir un mini-manifeste sans nous prévenir.

Cette fin, ce sont trois conceptions d’Hollywood qui se croisent dans un bureau pour nous donner leur martingale de ce qui fait une bonne image, un bon cadre. Où est la ligne d’horizon ? Et Spielberg, en éternel apprenti, de mettre immédiatement en pratique cette pratique dans un dernier plan malicieux et lumineux.

Désordres de Cyril Schäublin / © Grandfilm (Capture d’écran)

Où places-tu l’horizon dans ton cadre ? Plus largement quel est l’horizon de ton film ? C’est désormais la question que j’ai envie de poser aux films. Un film qui nous plaît, c’est celui qui dépasse notre horizon d’attente.

La découverte de Désordres de Cyril Schäublin, quelques mois après celle du Spielberg, a donné l’impression que le jeune cinéaste suisse venait de mettre en application le conseil fordien. À se demander s’il n’avait pas eu, lui aussi, droit à une entrevue avec le(s) maître(s), tellement la majorité des cadres place de manière volontariste, l’horizon vers le bas. Cadrages stupéfiants avec des perspectives tranchées et des juxtapositions d’espaces intérieurs et extérieurs qui font penser à un Tati rural. Mais le film a lui-même quelque chose de John Ford dans sa peinture d’une communauté, l’entrelacs entre vie et travail, le sens d’une Histoire qui s’écrit entre les gestes et les regards du quotidien.

Quel est l’horizon de ton film ? Les deux films français qui me viennent spontanément en tête, Grand Paris de Martin Jauvat et La Montagne de Thomas Salvador l’ont placé de la manière la plus stimulante sur le territoire hexagonal.

Grand Paris redonne une autre valeur aux heures passées dans les transports en commun. Le « métro, boulot, dodo » était peut-être finalement le terreau d’une odyssée potache, qui, un jour, se consumera dans une échappée céleste. A croire que les déboires actuels de la RATP et des RER émulent peut-être en ce moment les aventures donquichottesques périurbaines de demain. Castex et Pécresse mécènes de la jeune création ? Excusez-moi, mais ne nous avançons pas trop sur un tel horizon.

La Montagne montre patiemment comment les sommets peuvent devenir un nouveau sol. A tel point que le film parvient à marcher sur la ligne de crête des nuages. Dans le secret de l’obscurité du cinéma, le film nous a fait partager une dissolution du corps, et notre corps se recompose une fois les lumières rallumées. C’est la marque des grands films–trips que de nous faire sentir avec encore plus d’acuité les implications physiques, même les plus ordinaires, de notre présence au monde. En sortant de la salle, poser ses pieds sur le trottoir, faire un pas et puis un autre ne peuvent plus être de simples actions mécaniques. Ils ne sont pas nombreux les films qui nous permettent de partager un autre rapport à la gravité (à tous les sens du terme) tout en bousculant notre enveloppe corporelle, impression à la fois perturbante et délicieuse.

La Montagne de Thomas Salvador / © Le Pacte (Capture d’écran)

Évidement, en parlant de corps, il faut aussi évoquer Notre Corps de Claire Simon, que je pourrais opposer à une autre odyssée hospitalière, De Humani Corporis Fabrica de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Le duo d’anthropologues / documentaristes / plasticiens fait du corps humain un territoire inexploré qui se suffit à lui-même. C’est en plongeant dans les interstices entre organes et tripes que l’on trouvera de nouveaux horizons plastiques et conceptuels pour le cinéma. Démarche volontariste, spectaculaire assurément mais peut-être assez vaine au bout du compte, en regard de la puissance du film de Claire Simon. Loin de la fascination (limite soumission) pour l’imagerie médicale qui semble être le seul moteur de Paravel et Castaing-Taylor, Simon n’a que faire du formalisme, place sa caméra où elle peut dans l’étroitesse des cabinets, chambres, salles d’opération et d’accouchement et montre aussi le lien organique entre parole et corps, une parole féminine pour faire corps (corps aussi physique que social), une parole comme premier acte du soin.  

Quel est ton horizon ? Voir ce qu’il y a au-delà du corps, mais peut-être même voir ce qu’il y a au-delà de la vie. Et si on se permettait même de braver la frontière de la mort ? On a eu la journée, bonsoir de Narimane Mari, film-viatique, à la fois modeste et immense, rempli de poèmes, musiques, peintures et sourires partagés avec l’être aimé est un film qui préfère aider à vivre que se complaire dans le travail de deuil. C’est une dernière lettre d’amour envoyée dans l’au-delà mais qui nous revient, toujours du côté des vivants.

Quel est ton horizon ? Excusez-moi de ne pas voguer dans les mêmes sphères
métaphysiques. L’horizon, ça peut être aussi la fin de la journée. L’équipée d’Angela dans N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude serait-il un Ulysse de Joyce transposé au régime contemporain des images ? Un périple d’une journée dans lequel on ferait face à tous les types d’images en mouvements sous la forme d’un collage / patchwork / palimpseste à la limite de l’auto-combustion. Les références « cinéma moderne critique » (temps réel et noir et blanc à gros grains des années 1970 – Wenders, Akerman, Fassbinder – ; un film roumain des années 1980 réactivé par des ralentis « à la Sauve qui peut (la vie)), s’hybrident avec des tik-toks orduriers, des visioconférences à l’expressionnisme involontaire et des vidéos de com’ entrepreneuriales bidonnées. Qu’advient-il de ce mariage contre-nature entre un enfer audiovisuel d’aujourd’hui et une certaine pureté formelle du cinéma moderne ? Cette certitude qu’il vaut mieux embrasser la vulgarité de notre époque pour y trouver des lignes de fuite… et désigner un horizon de sortie. Quel serait alors l’horizon de ton cinéma, Radu Jude ? Celui de plonger dans le brasier des images des années 1920 pour s’en faire l’Orphée, transcender ce magma d’images et de sons pour le remodeler vers de nouvelles directions plastiques, philosophiques et politiques.

Grand Paris de Martin Jauvat / © Ecce Films

J’aurais aussi pu parler d’autres films qui m’ont beaucoup plu cette année (L’Enlèvement, Showing Up, Simple comme Sylvain, Anatomie d’une chute, Le Règne animal, Toute la beauté et le sang versé, Retour à Séoul, Portraits Fantômes, Le Gang des bois du temple) qui tous, tracent leur ligne affutée – dans le calme ou la colère, peu importe – pour ne pas se laisser engloutir par le vacarme du monde, mais aussi nous donner de quoi l’affronter. Tracer une telle ligne à part, en parallèle, perpendiculairement, en souterrain, seul ou en bande, voilà sans doute le meilleur horizon.