Entretien avec Gaël Lépingle, réalisateur Des garçons de province
Au mois de février, nous remarquons l’affiche magnifique d’un film, Des garçons de province, signé d’un nom étrangement familier : nous découvriions L’Été nucléaire l’été précédent. La fin d’année approche, un bilan de l’année 2023 se dessine et nous sert de prétexte à prendre rendez-vous avec Gaël Lépingle dans un bar du 18e arrondissement. C’est que Des garçons de province avait enchanté notre mois de février, alors le mieux serait encore d’en parler avec son auteur ! Justement, il nous dit que Pierre Eugène (enseignant et critique aux Cahiers du cinéma) lui a parlé de nous, et ça commence comme ça.
T : Chez nous, Des garçons de province va figurer dans quelques tops individuels de la rédaction ! On fait le compte de l’année, on revoit l’affiche, et tout de suite on a en tête la scène avec la chanson On ne meurt plus d’amour. On ne s’en est pas remis, elle nous a traversé et on continue de rafraîchir YouTube pour voir si elle ne serait pas uploadée… cette scène est sublime.
GL : …Ah, on pourrait la mettre un jour. Juste la chanson de fin… effectivement je n’y ai pas pensé… Mais oui, c’est vrai ! C’est bien pour faire exister un peu le film, offrir un petit bout de l’émotion du film à ceux qui l’ont vu…
T : Et faire exister la chanson ! Alors visiblement, elle était un peu connue parce que des amis nous ont répondu qu’ils connaissaient cette musique depuis près de dix ans..!
GL : C’est un peu malheureux parce que c’est le seul tube de Robi, qui est une chanteuse. Elle apparaît un peu dans le film, on la voit un tout petit peu à la fin, justement dans la scène où elle se produit au cabaret Le Secret.
T : Mais du coup, cette scène alors, quand vous la faites, vous avez la musique en tête à ce moment-là ? Enfin, quand vous imaginez cette scène à l’écriture, il y a déjà cette musique là ?
GL : Je l’ai imaginée pour.
T : Avec les paroles en plus…
GL : Je connaissais bien Jérôme Martin, qui joue dans Seuls les pirates. J’étais venu plusieurs fois à son cabaret, je l’avais vu chanter cette chanson, et je voulais finir le film avec une séquence qui permettrait d’avoir un minimum de circulation entre les trois parties. Donc voilà. Après, c’est vrai qu’au cours de l’écriture, la grande question c’était : « est ce qu’il y a un lien ou pas entre les parties ? » Globalement, on s’était dit que non, que la thématique allait suffire. Mais ça voulait dire qu’à la fin, il fallait vraiment trouver un socle. Et là, je me suis souvenu de la chanson de Robi chantée par Jérôme, et ça me semblait tellement évident quoi ! De finir avec avec cette troupe qu’on avait vu en version fiction dans le premier volet, de finir avec le documentaire.
T : Et de finir à Paris ?
GL : De finir dans une grande ville, oui, et qui permet de réunir tous les personnages. Parce que le fait est que ça pourrait être Lyon ou n’importe quelle grande agglomération. Là, il se trouve que c’est Paris parce que c’est là que sont Jérôme et son cabaret. Mais voilà, dès que j’y ai pensé, c’était une évidence parce qu’on retrouvait les protagonistes, le côté documentaire, et puis bien sûr les paroles de la chanson, « on ne meurt plus d’amour ». Parce que c’est vraiment l’indétermination totale : est-ce-que c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Est ce qu’il faut en rire ou en pleurer ? Et cette indétermination pour moi, est au cœur de ce que je recherchais dans le film, qu’on ne sache jamais sur quel pied danser et que les choses soient toujours ambivalentes. Et là… les paroles de Robi, elles sont merveilleuses là dessus.
T : Les trois segments aussi traversent cette idée d’indétermination. Le shooting photo, le moment où le modèle fouille dans l’ordinateur par exemple, ça fait partie de ces scènes où l’on transcende toute question de morale, on sait jamais à quel moment ça peut basculer, ni vers quoi.
GL : Le shooting ou quand il fouille dans l’ordinateur ?
T : En fait, je trouve que dès l’idée du shooting, ça arrive. Ça fait partie de ces grandes séquences que l’on retiendra de l’année écoulée ! Je ne sais pas s’il y en a d’autres avec ce motif que vous avez pu voir cette année, mais ça se place du côté des films de Patricia Mazuy ou de Catherine Breillat, dans une sorte d’indétermination en continu.
GL : Maintenant que le film est sorti, maintenant que j’ai aussi eu l’expérience de débats, je peux aussi dire des choses un peu différentes de ce que je disais aux journalistes avant la sortie. Et cette scène a suscité quelques remous dans les débats.
T : Les moments où il fouille ?
GL : Ouais, pas trop le shooting. Quoique ? Oui, si, c’est un peu la même chose. C’est aussi montrer une homosexualité un peu d’une autre époque, d’un autre âge aussi, où la sexualité est secrète, clandestine, honteuse, se vit comme coupable et transgressive. En tout cas, ce sont des choses qu’on ne veut plus trop voir aujourd’hui. D’ailleurs, je sors du festival Chéries-Chéris. J’y ai vu plusieurs films : c’est incroyable à quel point la sexualité est montrée comme une libido merveilleuse, une espèce de fluidité totale, des échanges, des corps… Là pour le coup, le film, et en particulier le troisième segment, est totalement à l’inverse de cela. J’avais besoin, quand même, de me remémorer ça. C’était… important ? Nécessaire plutôt, de revenir à cette histoire.
T : Vous filmez une sorte d’angle mort de l’homosexualité dans ce long métrage. On suit des personnages qui n’ont pas vingt ans, on entre dans l’espace intime d’un vieil homosexuel qui vit dans une petite ville de province, avec son entourage et son environnement qui renforcent le caractère transgressif, voire interdit et rejeté, de sa sexualité. Quand on est jeune, on peut se dire, peut-être naïvement qu’on se casse, qu’on part à Paris, qu’on envoie tout valser… Alors que lui, il ne peut plus se casser, il a toute sa vie sur place !
GL : C’est une représentation de l’homosexuel honteux qui a parcouru le cinéma français depuis les années 1970-1980, et qui n’a plus trop cours aujourd’hui. Peut-être parce que les choses changent, même si ce n’est pas tellement certain ; et aussi parce qu’on veut des représentations plus positives. On demande au cinéma d’être soit consolateur, soit prescripteur, mais certainement pas d’aller gratter la petite bête.
T : Oui, on veut des représentations.
GL : On veut des représentations.
T : Alors justement, nous avons fini un numéro de Tsounami qui s’appelle « Journal intime » dans lequel on propose un lexique qui recense les mots qu’on utilise pour penser le cinéma au quotidien. Et il y a cette dichotomie d’un cinéma de la représentation contre celui de la présentation. La représentation nous dérange par sa manière systématiquement attendue, alors qu’on peut présenter des choses sous un angle qui pousse à se poser des questions. Parce que la représentation, elle ne nous questionne pas, on l’attend.
GL : Ben oui. Et la représentation est de plus en plus privatisée par les personnes concernées, ce que je peux comprendre. Quand ce sont des minorités opprimées, il y a un besoin très fort d’être représenté·es de telle ou telle façon, et de contrôler cette représentation. Mais c’est un peu compliqué. Dans certaines villes, il y a eu par exemple des gens d’associations LGBT qui sont venus me voir en me disant « est-ce-que ça donne vraiment une bonne idée de notre communauté, on est un peu gêné·es… » Peut-être que le cinéma n’est plus assez fort aujourd’hui pour pouvoir exprimer une contradiction ou un contrepoint à ce que les spectateurs exigent ou espèrent..? Enfin je ne sais pas. Mais c’est ce que j’ai rencontré dans les débats. Pour moi, effectivement, le cinéma est un acte. Vous dites « présenter », moi je dirais « montrer ». Moi dans les débats, je dis « non pas démontrer, mais montrer ; non pas raconter d’ailleurs, mais montrer ». Et souvent, je justifie l’utilisation du découpage en trois parties qui permet d’éviter le fameux arc narratif d’une heure et demie où le personnage…
T : Passe d’un état A à un état B ?
GL : Exactement. Et se transforme, n’est plus le même à la fin qu’au début… Et c’est vrai que le récit confisque beaucoup de la puissance de présentation du cinéma. Être plutôt dans des moments précis et rendre les récits plus courts libère du grand arc narratif et permet, selon moi, d’être dans quelque chose qui tient plus de l’atmosphère, quelque chose qui propose un regard plutôt qu’une façon de discourir.
T : Qu’est-ce qui a changé à propos de ce film, que vous ne disiez pas avant et dont vous parlez désormais depuis vos échanges avec le public notamment ?
GL : Alors je n’ai fait que deux ou trois entretiens : un avec l’attaché de presse, un pour les Cahiers et un pour le Monde… donc voilà, c’est vite fait quand même ! Mais par contre effectivement, la question étant posée dans la salle, j’ai réalisé à quel point cette troisième partie, et un peu le film dans son ensemble, venait à contre-temps des représentations que jeunes gens LGBT avaient envie de voir sur eux mêmes, y compris en province. Parce que je pense qu’effectivement, la vie d’un jeune queer aujourd’hui dans des petites villes, elle a changé. Après, moi je parle vraiment des bourgades hein ! Peut-être que le film est un peu étrange, et pas facilement saisissable, mais il y a, pour moi, une double temporalité. D’un côté ma vie à moi, ma temporalité d’il y a 30 ans, et de l’autre celle des gays en province aujourd’hui. Je ne voulais pas mettre en scène une reconstitution historique, alors j’ai fait le pari que ces deux temporalités pouvaient se superposer, se coudre, trouver un point de jonction.
T : Bien sûr.
GL : Parce que la province, pour moi, ce n’est pas tant un lieu qu’un temps, un temps qui ne passe pas. Une espèce de boucle temporelle, quelque chose comme ça, qui serait la province, en tout cas telle que je me la figure. C’est-à-dire celle d’où je viens, ces villes à 150 ou 200 kilomètres de Paris, et qui n’arrivent pas à trouver leur identité…
T : Cette question de temporalité est aussi rattachée à la province parce qu’on attend d’avoir le droit ou la possibilité d’en sortir.
GL : Alors ça, c’est une vraie question aujourd’hui. Je ne sais pas. Moi en tout cas, dans cette province dont je parle et dont je viens, qui se sent toujours dans une position inférieure à de plus grandes villes ou à la capitale, parce qu’il y a la proximité géographique, c’est sûr qu’il y a une construction quasi semblable à celle du XIXᵉ siècle, en fait, celle du roman de Balzac.
T : Monter à Paris, le trajet de l’ascension sociale et de la rencontre avec les siens, les pairs qui ont fait le même chemin…
GL : De ce point de vue là, le film baigne dans un imaginaire XIXᵉ. D’ailleurs, la première partie, c’est presque une adaptation de La Maison Tellier de Maupassant. Alors il y a sans doute d’autres réalités dans des grandes villes, certainement : si on prend Marseille, c’est évident. Et sans doute aussi qu’il y a des collectifs, des gens qui essaient de construire des choses dans d’autres contextes… enfin je ne suis ni spécialiste ni sociologue. Et ce n’est pas mon travail non plus de faire un film qui représente la réalité sociologique de ce que c’est aujourd’hui d’être un jeune queer en province. Moi c’est d’abord un désir personnel et un pari de faire rencontrer ces deux temporalités, en espérant que leur point de jonction va rencontrer une certaine réalité, tomber juste. C’est aussi l’idée de filmer comment la rêverie ou le fantasme peuvent remplacer la relation, quelque soit l’époque.
T : À propos de ce changement dans la vie des jeunes queer, on ne sait pas si c’est un hasard de calendrier, mais la Big Bertha joue dans votre film, et nous sommes nombreux à l’avoir découvert grâce à Drag Race France, avant le film. La connaissiez-vous d’avant ?
GL : On a tourné avant en fait.
T : Ça par exemple, c’est un hasard du calendrier fantastique !
GL : C’est le hasard !
T : Quand on fait des petits films comme les vôtres, comment est-ce qu’on vit en tant que cinéaste ?
GL : Alors euh…
T : Quand on regarde les pages Wikipédia des cinéastes, il y a souvent de grandes périodes sans informations, puis tout à coup, un long-métrage apparaît. Il se passe quoi entre temps ? Comment on vit économiquement au quotidien pendant les 5 ou 6 années qui séparent deux films ?
GL : Je sais que beaucoup de réalisateurs enseignent par exemple en école de cinéma, mais ce n’est pas mon cas. De temps en temps, on arrive à vivre un an ou deux avec un film, alors pas avec les Garçons…, mais avec L’été Nucléaire oui.
T : Parce que la durée du tournage fait que vous avez, de fait, votre intermittence à la fin du tournage ?
GL : Voilà, exactement. Là, pour L’été Nucléaire, j’ai été payé sur un an l’année du tournage, plus l’intermittence l’année d’après. Et par ailleurs, je gagne ma vie en faisant des pièces musicales. Soit des opéras pour chœur dont j’écris le livret, soit des opéras du répertoire, dont je fais la mise en scène. C’est vraiment une niche, c’est un truc relié à Orléans, aux gens que j’ai rencontré là bas, quand je faisais le Conservatoire d’art dramatique.
T : Et vous habitez à Orléans ?
GL : Non, non, c’est à une heure de train. Donc j’y vais régulièrement. Mais les mises en scène, c’est très intense, c’est un mois et puis après c’est fini.
T : Récemment, on a découvert le travail de Pierre Creton…
GL : C’est beau Un Prince, hein !
T : Et lui aussi, il gagne sa vie autrement, en tant que jardinier…
GL : Alors là, c’est vraiment un cas, là c’est vraiment extraordinaire ! Et puis en plus, c’est magnifique la façon dont ça irrigue ses films. C’est pas complètement séparé… parce que parfois, c’est vrai que les gens gagnent leur vie d’une façon insoupçonnable par rapport à leurs films. Mais pour Pierre…
T : Lorsque nous nous sommes entretenus avec lui justement, il nous expliquait qu’il avait commencé en tant que jardinier à son compte. C’est même chez ses clients qu’il tourne certaines parties d’Un Prince.
GL : C’est beau parce que ça montre comment la vie inspire sans arrêt le cinéma avec des rencontres, des lieux… Creton, c’est vraiment quelqu’un qui écrit avec le réel. Pour moi, c’est une leçon, toujours. Et une leçon d’économie aussi, de production.
T : Et vous le connaissez ? Est-ce que vous êtes en discussion permanente avec d’autres cinéastes ?
GL : Non. En fait, c’est vrai que je suis assez coupé. Pierre, on s’est croisé au FID, mais on a très peu parlé. Après, le truc, c’est que la personne avec laquelle je discute le plus de cinéma, c’est mon compagnon qui est réalisateur, qui s’appelle Michael Dacheux. C’est le co-scénariste des Garçons…, et il a fait un film il y a cinq ans, qui s’appelle L’amour debout, qui était à l’ACID à Cannes. C’est vrai que comme il y a ce binôme, il y a une espèce de discussion et de stimulation intellectuelle permanente, et ça vient sans doute, je pense, satisfaire le besoin de réflexion qui pourrait se développer avec plaisir avec d’autres.
T : Quand vous voyez Un Prince, ça vous nourrit ?
GL : Je trouve ça très stimulant et encourageant.
T : Vous vous dites que s’il y a encore des films comme ça qui arrivent à se faire, c’est qu’il y a encore de la force dans le cinéma ?
GL : …Oui, oui, on peut dire ça. C’est une admiration, parce que je trouve qu’il a vraiment trouvé quelque chose de très fort, mais c’est une admiration qui rend libre et qui stimule. C’est ça que je trouve beau dans son film, ce n’est pas quelque chose de surplombant et d’inhibant. C’est aussi très très malin, très coquin. Et ça donne envie de faire du cinéma et des films…
T : Le cadre de cet entretien s’inscrit un peu dans une tentative de faire le bilan de l’année 2023. On se demandait : est-ce que vous, vous allez quand même assez régulièrement au cinéma pour dire « ça j’ai adoré et ça j’ai détesté » par exemple ?
GL : Oui, oui.
T : Qu’est-ce que vous avez adoré cette année ?
GL : Je pense qu’il y a deux films que j’adore vraiment. Ce sont Trenque Lauquen de Laura Citarella et N’attendez rien de la fin du monde de Radu Jude, devant lesquels je me sens tout petit. Et pour le cinéma français, pour moi, le choc… mais c’est ce que j’aime depuis toujours, le gros choc c’est Le Gang des bois du temple (Rabah Ameur-Zaïmeche).
T : J’ai cru que vous alliez parler d’Anatomie d’une chute. On a parlé du film comme d’un joli monument, comme la Tour Eiffel. C’est là, mais ça ne nous incite pas à dialoguer comme le font Un Prince ou votre film. Ça ne nous donne pas envie de prendre une caméra et faire des choses.
GL : Voilà. Quand vous me demandiez s’il y a des auteurs avec lesquels je discute, la réponse est non. Mais en revanche il y a des films. Il y a des films avec lesquels on sent que le dialogue est ouvert. Et effectivement, un film comme Le Gang des bas du Temple ou Un Prince, c’est des films avec lesquels on peut discuter, même sans la présence de leur réalisateur..!
T : Ce sont des amis ! Et Trenque Lauquen, pareil, ce n’est que ça, c’est de l’ouverture permanente !
GL : Tout à fait. Vous avez aimé vous, Le Gang ?
T : Oui, oui ! Ça nous a sauvé la vie. Ça fait du bien, un ange gardien. On se dit que, quand même… il y a des gens qui veillent sur nous !
GL : C’est beau !
T : C’est très rassurant. Il y a un côté très cocon.
GL : Et en même temps, c’est très noir…
T : Mais il y a ce côté… à la fin, il y aura vengeance, il y aura gain de cause.
GL : Il y aura vengeance. La vengeance. La vengeance… ce n’est pas une solution. On se purge. C’est la tragédie grecque ! C’est vraiment purger tous nos affects, nos ressentiments, notre haine… D’accord, mais. Mais le film est quand même très noir et désespéré…
T : Comment vous est venu L’Été nucléaire ? Parce qu’après avoir vu Des garçons de province, on se rend compte de la différence entre les deux films, notamment avec l’arc narratif, et puis il y avait quelque chose de beaucoup plus produit, distribué. On en sent les sutures !
GL : J’avais envie, avec L’Été nucléaire, de faire l’expérience d’un film qui soit dans un dialogue avec ma cinéphilie de cinéma américain, et qui donc me permette de mettre un pied dans le marché. Mais le film que j’avais écrit est assez loin de celui qui existe au bout du compte parce qu’il y a eu des gros problèmes de financement. On a dû réduire la voilure et on a finalement décidé de jouer une carte un peu film de genre, qui n’était pas vraiment le projet de départ. C’est aussi pour ça, je pense, qu’on a l’impression d’un film qui joue un jeu. Même s’il y avait pour moi un désir de cinéma plus classique, c’était au départ dans une forme plus ouverte.
T : Aujourd’hui, dans l’industrie du cinéma, on entend un discours selon lequel on ne ferait plus de cinéma de genre. Hors, il arrive bien cinq ou six ans trop tard ! Les guichets ne demandent que ça. Quand vous rajoutez ce côté « genre » au film, c’est avec l’idée de compléter les financements ?
GL : Bien sûr ! Enfin ce n’est pas exactement moi, disons plutôt que c’est le producteur qui, voyant qu’il n’arrivait pas à terminer les financements, a dirigé le film vers le huis-clos, quelque chose de l’ordre du film de genre. Et là, c’était à moi de dire : soit je n’y vais pas, soit je le fais, et c’est une expérience de travail passionnante, allons-y. Mais clairement, c’était pour que le film puisse exister financièrement.
T : Vous avez dit vouloir mettre un pied dans le marché. Vous aviez vraiment cette volonté d’essayer de vous ouvrir ?
GL : Non, l’idée était plutôt de faire l’expérience d’une forme qui dialogue avec ma cinéphilie adolescente, tout de même très hollywoodienne, comme beaucoup de cinéphiles. On commence tout de même à voir le bout de cette hégémonie : moi je ne vais quasiment plus voir de films américains, je les trouve insupportables, tout est sous contrôle du discours, de la démonstration, plus rien ne vit. Les années 1930, 1940, 1950, par contre, c’est quand même quelque chose avec lequel je suis né au cinéma, et il y avait un petit peu ça derrière mon projet. En tout cas, j’ai essayé de m’y raccrocher.
T : On note encore votre volonté de filmer la campagne française !
GL : C’était beaucoup plus présent dans le projet de base, justement. Il y avait beaucoup plus d’extérieurs et nous avons filmé en huis clos pour des raisons financières.
T : La question de travailler l’imaginaire américain est aussi présente chez Claude Schmitz. Ces dernières années, on dirait que la question de « quoi faire avec cet imaginaire dans lequel nous avons tous baignés » plane au-dessus des têtes, y compris des cinéastes américains eux-mêmes. Est-ce que vous considérez avoir fait le tour de la question avec ce film ?
GL : Je trouverais ça très présomptueux de dire que j’ai fait le tour de la question, surtout avec un film qui s’est fait avec de grandes difficultés financières et qui ne représente pas vraiment ce que j’avais écrit au départ. Mais, c’est vrai que si je réfléchis aux projets que j’ai aujourd’hui, ce n’est pas vers là que je me dirige. Ça peut revenir, mais j’ai plus envie d’autre chose. Je suis très attaché à quelque chose qui serait de l’ordre du territoire, de la sédimentation. Qu’est ce qui nous constitue si ce n’est le sol ? Bien sûr, je ne parle pas à l’échelle de la nation, ou bien de la France.
T : Disons dans un rayon de 10 kilomètres alors, l’environnement proche et immédiat.
GL : Oui voilà, c’est ça. De ce point de vue, je rejoins un peu Pierre Creton sur ce côté très ancré. Tous mes films ont été tournés dans ce croissant autour de Paris de 150 kilomètres, et surtout dans le Loiret, d’où je viens.
T : Et ce vers quoi vous vous dirigez, vous pouvez déjà nous en parler ou c’est encore trop tôt ?
GL : On est en écriture, c’est trop tôt. Ce que je peux dire, c’est qu’il s’est passé un drôle de truc : j’ai fait mes trois premiers longs métrages sans qu’aucun ne sorte en salle ! C’est une expérience très étrange. J’ai d’abord tourné Seuls les pirates, puis quand j’ai tourné L’Été nucléaire, Seuls les pirates devait sortir en salle, mais il y a eu le Covid, et quand on a fini de monter Des garçons de province, L’Été nucléaire n’était pas encore sorti et était repoussé sans arrêt.
T : Avec trois longs-métrages, vous n’avez jamais connu le public !
GL : Absolument. C’est très bizarre. Et j’avais l’impression sans arrêt de refaire un premier film.
T : Avant de vous connaître, on se dit en regardant votre filmographique que c’est un jeune de 30-35 ans qui commence. Coup sur coup deux films. C’est un jeune prodige !
GL : Ça a mijoté pendant longtemps ! (rires) N’exagérons rien, si on réfléchit en termes de tournage, ça fait un film tous les deux ans. Ce qui est un bon rythme, mais sans que jamais je ne puisse faire l’expérience d’une sortie en salle, éprouver un film face à son public, face à la presse – parce que ça peut être violent. Ce qui fait qu’à chaque fois je revenais à une espèce de désir d’origine, un désir adolescent. Seuls les pirates c’était mes amis du conservatoire d’Orléans, L’Été nucléaire c’était ma cinéphilie, Des garçons de province, mes souvenirs de jeune gay en province, et maintenant, je vais enfin pouvoir faire mon deuxième film !
T : La presse est une expérience traumatique ? Vous appréhendez ?
GL : Non. Je lis beaucoup et j’ai beaucoup lu des critiques comme spectateur très jeune. Étant à Orléans, c’était vraiment très important d’acheter les journaux, de les lire, etc. Il y a des gens qui s’en foutent, qui n’ont pas cette cinéphilie. Mais pour moi, l’accueil critique est important. Sur L’Été nucléaire, je m’attendais à ce que l’accueil soit un peu tiède parce qu’on sentait bien que de toute manière le film n’avait pas eu un très bon accueil en festival – ça donne toujours un peu une indication. Et sur Des garçons, ça s’est bien passé.
T : Bien sûr, c’est facile, quand on est bénévoles, de voir la critique comme noble, intouchable, nécessaire… Mais on se dit parfois que certains cinéastes gagneraient à voir dans la critique, un geste d’amitié. Souvent, quand on rencontre des cinéastes on s’inquiète qu’ils aient un blocage ou une appréhension avec la critique.
GL : À ce moment-là, c’est plus facile si ça se passe dans le dialogue, plutôt qu’en lisant juste une critique, qui en plus est souvent courte – dans la presse papier, ça va très vite. Ce n’est pas en lisant quelques lignes qu’on se remet en cause. En revanche, dans la discussion, là ce serait intéressant, et j’aimerais bien que ça le soit d’ailleurs davantage, parce que des fois, on ne sait jamais vraiment ce que les gens pensent. Et puis à l’exception des entretiens, on ne rencontre pas les gens qui écrivent sur nos films. Ou alors si, un peu dans les festivals.
T : Ce qui nous manque dans la presse actuelle, ce serait des entretiens où le cinéaste et le critique discutent de leur désaccord.
GL : C’est vrai. Mais attention ! Pour qu’un réalisateur parle, en plus avec sincérité, il faut qu’il soit mis en confiance. Il faut qu’il y ait au moins une personne qui aime son film, sinon bon… Mais c’est vrai, je vous rejoins, ça serait intéressant. Déjà, rien que dans les débats pour Des garçons de province, je suis toujours un petit peu frustré…
T : Qu’aucune main ne se lève pour dire « bah moi j’aime pas trop » ?
GL : Voilà, c’est ça. Des fois, quand ça se passe trop bien, c’est louche. Ceux qui n’ont pas aimé sont soit partis, soit ils sont restés mais ils ferment leur gueule. Et donc on parle pour le petit groupe qui a aimé et qui dit c’est bien et c’est tout.
T : Après notre entretien vous allez au cinéma ?
GL : Oui ! Là je vais voir un Guitry ! Guitry, ça se mange à profusion. Il faut en voir beaucoup. L’appétit vient en mangeant. J’ai mis du temps à comprendre et à aimer. C’est étonnant qu’en 2023 il y ait une rétrospective qui montre ce cinéma, parce que c’est quand même…
T : Y’a un côté vieille France.
GL : Sauf que c’est assez dialectique. Et puis c’est très sexuel, il y a une grande excitation qui s’en dégage !
T : Oui, dans les dialogues bien sûr, et puis le jeu de Guitry !
GL : Il est dingue ! J’ai montré à des étudiants, à l’époque où je faisais quelques ateliers à Paris 7, un monologue qu’il fait dans Deburau : c’est du rap. C’est hallucinant ! Ça dure je sais pas combien de temps, y’en a que pour lui, les autres on s’en fout, sauf que c’est une performance ! Il se passe quelque chose, la caméra enregistre quelque chose qui a lieu là et dont on est les témoins émerveillés.
T : Quel est le dernier classique que vous avez rattrapé ? Un soir où vous vous êtes dit « Allez, je le rattrape. » Est-ce une démarche que vous avez ? Parce que nous à vingt ans, on est un peu obligés…
GL : Je passe mon temps à voir des films. Après, ma cinéphilie est très – un peu trop je pense – arrêtée au XXᵉ siècle. Disons jusqu’aux années 1970-1980. Après cette date, je trouve que les films se segmentent. Ils partent vers des chapelles, des communautés. Ça m’intéresse moins. Je trouve bouleversant de me dire qu’il y a eu, à un moment donné, quelque chose qu’on peut appeler un commun. Bien sûr c’est aussi parce qu’il y avait des nations fortes, avec des systèmes de propagande, de vrais rouleaux compresseurs. Ce à quoi se relie le plus, pour moi, le cinéma, c’est la Seconde Guerre mondiale et les films d’après-guerre. Comment, dans les années 1950, on reconstruit une humanité ? Qu’est-ce qu’on fait après ce désastre-là avec cette culpabilité-là ? Et c’est tout de suite la question du néoréalisme. J’adore De Sica, immense cinéaste que je trouve très sous-estimé. Je me souviens aussi, très jeune, être allé voir Hôtel Terminus, avec Marcel Ophüls qui était venu jusqu’à Orléans ! Alors peut-être que je me suis un peu trop identifié à la cinéphilie de mes professeurs, mais je me sens décalé quand même. Je vois les films qui sortent, mais je ne les revois pas. A partir des années 1990, je ne les revois jamais. Alors que je passe mon temps à revoir les films de la période 1946-1953. Pour moi c’est absolument inépuisable. C’est vertigineux parce qu’à tous les niveaux, quelque chose se réinvente dans le cinéma, en même temps que dans des tas de mouvements de pensée…
T : Est-ce que vous regardez des courts-métrages de la nouvelle génération ?
GL : Oui ! Je vais autant que je peux au festival Côté court, à Pantin. On voit des films extrêmement libres, très vivifiants, très stimulants, avec des dispositifs et des solutions à des contraintes économiques, qu’est ce que c’est que faire des films à plusieurs ? Bref, on y voit des tas de choses qu’on aimerait trouver dans des longs-métrages, et que justement on ne voit pas parce que ces gens n’arrivent pas à passer au long.
T : Ce qui devrait être une plateforme de lancement n’en est finalement pas vraiment une.
GL : Et non ! Parce que le marché refuse catégoriquement cette liberté-là. Donc c’est vrai que j’ai été très heureux de découvrir ça. Mais maintenant je me dis : la vache, ça va être très dur. Parce que la liberté qu’ils ont dans ces courts-métrages, soit ils vont la perdre en passant au long, soit ne pas réussir à passer au long. Mais c’est merveilleux de voir ces films. Pareil au FID, à Marseille : la liberté, c’est incroyable !
T : Votre activité de cinéaste ne vous coupe pas de vos contemporains.
GL : Parce que le cinéma documente le monde ! Moi j’ai besoin de savoir, de connaître. Pour le coup, c’est même plus tant une question de cinéphilie que de savoir ce qu’il se passe ! Parce que les films qui m’intéressent documentent concrètement les relations entre les gens, les relations économiques, amoureuses, etc. Et tout ça, je veux le savoir ! On revient à cette idée de présenter et de montrer. Le cinéma est quand même encore, heureusement, cet endroit où on peut apprendre. Surtout à mon âge !
Entretien réalisé à Paris le 29 novembre 2023
Par Nicolas Moreno et Grégoire Benoist-Grandmaison