15 films top hors top (1/4)

15 films top hors top (1/4)

Comme chaque année maintenant, nous revenons sur quelques films qui nous ont beaucoup intéressé mais sur lesquels nous n’avons pas eu le temps de (suffisamment) nous attarder. Heureusement pour nous, pauvres humains, il n’est jamais trop tard pour une belle découverte de dernière minute avant de constituer le Top Ten ultime !

Une Famille – Christine Angot

Une famille (© Nour Films)

«  –  Tu sais ce qui se passe, là, quand j’entends ta voix, au téléphone, comme       maintenant? 
Non. 
Mon sexe devient dur. 

Tu sais ce que ça signifie. 
Non. 
Ça veut dire que je t’aime. Autant qu’il est possible. Et que je ne peux rien contre ça. »

Dans le cadre de la promotion de son dernier livre Le Voyage dans l’Est – Prix Médicis 2021 -, Christine Angot se rend à Strasbourg. La voix-off calme de la cinéaste-auteure associe d’emblée et sans détour la ville au lieu où son père lui « a  fait subir un inceste ». Pas de place au doute, ni au suspense malsain. À l’image de son livre, Une Famille sera cru, direct et en puissance. Si le violeur est mort, le traumatisme est, lui, encore vivace. Car la mort a emporté avec elle la reconnaissance, et donc, la possibilité d’un pardon. Strasbourg, c’est aussi la ville où vit la dernière femme du père. Ce voyage sera donc l’occasion de se confronter, de briser le silence, de « se parler avant de tous, disparaître ». 

Je ne suis pas digne de te recevoir

Le chemin de croix part d’une volonté d’apaisement, pour une personne qui a souvent été hystérisée. Une archive glaçante des machistes Thierry Ardisson et Laurent Baffie montre le traitement réservé à Christine Angot à l’occasion de la sortie de son livre Quitter la ville, en 2000. Résultat : elle se lève et elle se casse. Plus tôt, on la voit écouter une émission du Masque et la Plume qui commente son dernier livre, la journaliste rappelant que l’écrivaine a reçu au cours de sa carrière « le plus grand mépris de la critique littéraire ». La révélation est passée par l’écrit ; le passage derrière la caméra poursuit ce geste libératoire. Le documentaire s’apparente à une (en)quête de reconnaissance. D’abord, elle confronte sa belle-mère à Strasbourg en entrant de force dans la maison de cette dernière. Tout est filmé. Caméra à la main, tremblante comme la voix, menaçante comme l’arme. Angot est frontale, répète les mots du père « Je bande en entendant ta voix » ; attend une réaction « j’ai treize ans ! » Des années plus tard, toujours la même indifférence, mieux encore, de la peine. Après tout, la belle-mère « ne veut pas juger ». Et puis, elle sort. Dans la rue, elle revoit la maison où elle a été violée. Elle cartographie pour reconstituer sa mémoire en se rattachant à des faits matériels. Cette fenêtre, c’est une projection : « les viols avaient lieu les week-ends ou pendant les vacances ». La voix-off associe des images aux lieux, comme dans le livre : « Gérardmer, la bouche. Le Touquet, le vagin. L’Isère, l’anus. La fellation, c’est venu tôt. Il n’y a pas de date. Ça arrive bientôt. C’était entre Gérardmer et Le Touquet. » Il faut se rattacher à des détails précis pour s’assurer soi-même de la véracité des actes, pour les situer. La mémoire peut jouer des tours et la confusion ira toujours dans le sens des agresseurs. Alors, quand elle confronte sa belle-mère, elle est droite et factuelle, n’oubliant jamais que ce dont elle « [s]e souvient parfaitement, sans aucun doute possible, ce sont [s]es sentiments. »

Négation des sentiments, impossibilité de l’avancement. 

Seulement une parole, et je serai guérie

Le documentaire filmé au présent en équipe réduite accueille alors des archives personnelles, dissonant et résonnant avec l’enfance de la cinéaste. Christine Angot filme les premières années de sa fille, un rapport filial qui détonne par rapport à son vécu. L’acte de filmer est ambivalent dans Une Famille. Dans les archives, la caméra protégeait et chérissait ; dans le présent filmé, elle dissèque et met en présence. Lors de ses entretiens successifs – de la belle-mère à sa fille, en passant par la mère et Claude l’ex-mari – Christine n’attend qu’une parole : « pardon ». Elle se retrouve face à une multitude de réactions : un déni puis une plainte chez la belle-mère, une incapacité de parler chez la mère, du respect résigné chez Claude qui a mis « du temps pour comprendre » et la parole cathartique de sa fille qui apparaît à la fin tel un tangible deus ex machina. « Je suis désolé qu’il te soit arrivé ça » rompt la solitude de la mère et purge une lassitude – celles de l’attente du pardon et de la chanson incessante de l’inceste. Sous un air de Trenet s’amusant de l’homophonie mer/mère, Christine Angot, aux côtés de sa fille, perçoit la possibilité de l’avènement d’une famille.

Sacha Maunoury

Here – Bas Devos

Here (© JHR Films)

Ici, on construit des immeubles qu’on ne remarque que tant qu’ils ne sont pas achevés. Ici, des trains passent, là où roulaient autrefois les premiers d’entre eux sur le continent mais on ne se souvient plus qu’on ne souvient plus depuis quand. Ici, une petite brise dans les graminées qui aurait été à jamais oubliée, jamais même notifiée si elle n’avait pas été filmée. Ici, de la mousse qui pousse un peu partout, qui n’intéresse que celles et ceux qu’elle intéresse. Ici, on habite les lieux sans se rendre compte à quel point ils nous habitent. Ici, le tout-petit devant l’éternité est l’immense de l’instant. Ici, here, mais on aurait aussi pu dire maintenant, ou ailleurs, ou un autre moment.

Grues, bâtiments en construction, chantier ; puis des ouvriers dans un bus. Comment sait-on immédiatement qu’ils sont ouvriers ? Évidence du montage bien sûr, mais évidence aussi de leurs êtres : ces habits, ces corps, ces discussions et ces silences qu’on n’a pas vu au travail y appartiennent pourtant, sans le moindre doute. Le travail et ses réflexes, ses gestes, ses manières de parler les habitent ; et tous les lieux qu’ils ont occupés, dans lesquels ils ont vécu, les habitent aussi. Stefan parle avec l’accent d’un ailleurs, connaît les gestes de son quotidien, mais ignore tout de ceux de son ami hôtelier ou de cette scientifique bryologue qu’il vient de rencontrer : à chacun son ordinaire.

Là (ici ?) est l’ambition de Here : l’invisible est partout, tout le temps, rappelons qu’il existe, tout simplement. L’invisible, c’est les gestes simples, pris par habitude, qu’on se donne rarement la peine de filmer au cinéma – ou alors en les soulignant pour montrer à quel point on les filme rarement – mais pas ici, car ici, ces gestes sont montrés pour ce qu’ils sont : des gestes, ordinaires, aussi beaux dans leur simplicité qu’étranges dans leurs automatismes. Sortir une poubelle, préparer une soupe, entendre quelqu’un crier au loin qui ne s’adresse pas à nous, vider son frigo avant de partir en vacances. L’invisible, c’est aussi toutes les choses qu’on oublie dès lors qu’on ne les voit plus, qu’on ne remarque parfois pas sous nos yeux : un livreur qu’on plaint de travailler sous la pluie avec les chaussures trempées, qui cesse d’exister dans nos pensées dès qu’il s’est éclipsé ; et la mousse, omniprésente mousse, qui pousse dans la ville, dans la forêt, invisible mousse pourtant partout, partout, partout.

Qui pour remarquer cette mousse, pour comprendre à quel point elle est belle, à quel point elle est importante, qui pour prendre le temps de la regarder, l’observer, sous toutes les coutures et sous toutes ses formes, de révéler toute la richesse qu’elle dissimule avec un microscope ou une caméra ? Qui sinon un artiste ou une scientifique – et finalement il s’agit un peu de la même chose, pourquoi les opposer puisqu’il s’agit toujours de donner de la valeur à ce qu’on a oublié, à ce qu’on ne remarque plus, à ce qu’on n’aurait pas remarqué ?

Léo Barozet

Se souvenir d’une ville – Jean-Gabriel Périot

Se souvenir d’une ville (© Alter ego production et Alina Film)

Il y avait longtemps que Jean-Gabriel Périot ne s’était pas intéressé au filmage de l’Histoire par ceux dont on a oublié les noms. Dans Une jeunesse allemande (2015), il donnait à voir les années de plomb à travers les ciné-tracts d’étudiants en cinéma. Dans Se souvenir d’une ville, le siège de Sarajevo, la capitale de Bosnie-Herzégovine deux fois tristement célèbre, est raconté à partir d’images amateures produites en état d’exception par de très jeunes gens qui racontent une autre guerre que celle que l’on a observée sur le poste de télévision dans les années 1990. En exhibant le dispositif documentaire dans la deuxième partie du film, Périot signale que l’enregistrement de la réalité de la guerre est impossible. Les archives ont été détruites, les images ont disparu ou paraissent désespérément lointaines. Trente ans après l’indépendance, les habitants de Sarajevo, interrogés dans les forêts environnantes, souffrent d’hypermnésie. C’est tout le paradoxe qui traverse la recherche du cinéaste : la mémoire est surchargée d’images et pourtant l’oubli collectif menace. Des gratte-ciels pimpants ont été érigés sur les anciennes lignes de tranchées. Le centre de Sarajevo est devenu un dancefloor à ciel ouvert. Les corps déchiquetés, les tirs des snipers, la ville éventrée sont autant d’éclats de souvenirs qui surgissent dans les propos des cinq cinéastes devenus vieux.

Un peu à la manière de Sergueï Loznitsa, Périot cherche les traces du temps dans les espaces pour prolonger le travail de la mémoire. Sarajevo, c’était la première guerre si proche et si européenne, bien avant février 2014 et la stupeur provoquée par l’invasion russe en Ukraine. C’était déjà l’effondrement d’un monde. Périot invite ses interlocuteurs à visionner leurs films au moyen d’un écran d’ipad qui n’a pas fonction de miroir puisque les auteurs se reconnaissent à peine. Cette réflexion empêchée pose une question à laquelle le documentariste ne donne pas de réponse : pourquoi filme-t-on au juste et d’où vient cette croyance invincible dans les pouvoirs de l’image ?

Marthe Statuis

Enys Men – Mark Jenkin

Enys Men (© BOSENA 2022)

1973, sud-ouest de l’Angleterre. Sur une île reculée des Cornouailles, une biologiste d’une cinquantaine d’années est chargée de surveiller la croissance de fleurs sauvages poussant sur un ancien site minier désormais abandonné. Chaque jour, elle scrute minutieusement ces fleurs innocentes, traquant le moindre changement, avant de consigner ses constatations dans son journal de bord.  

« No change » : pas de mouvement, pas de perturbation. Ou presque. Sur cette île mystique, cette femme sans nom ni passé, trace son quotidien dans une routine immuable et ritualisée. Au lever du jour, inspecter les fleurs. Puis, jeter une pierre dans un puits – Enys Men signifie « l’île de pierre » en cornique – et se rassurer du son sourd de sa chute, confirmant sa profondeur. Enfin, allumer le gaz et préparer le thé. Une solitude suffocante, brisée par les grésillements d’une vieille radio, unique lien avec le reste du monde.

La mise en scène, véritable ballet méticuleux du quotidien façon Akerman, se déploie dans un faux technicolor aux accents giallo, amplifié par le grain 16 mm et les tonalités horrifiques. Un jeu de références visuelles et narratives qui tisse un univers hypnotique, tout en faisant le terrain d’une exploration de la mémoire. 

Regarder au fond du trou, c’est explorer ce qui nous précède, craindre ce qui pourrait en surgir, et pourtant se sentir irrémédiablement attiré par son abîme. Les raisons qui poussent cette biologiste à surveiller ces fleurs restent floues. Que cherche-t-elle vraiment ? Tout bascule lorsque du lichen commence à apparaître sur les pétales immaculés des fleurs. Dès lors, l’île devient le théâtre de visions inquiétantes : des mineurs ensevelis, un marin noyé au visage livide et des servantes impeccablement apprêtées, figées dans leur perfection. Des figures du passé colonial et industriel surgissent comme des fantômes, fissurant la quiétude apparente de cette routine rigide.

A Blueprint for survival d’Edward Goldsmith, manifeste écologiste des années 1970 qui annonçait les catastrophes environnementales à venir, ne quitte pas les mains de la protagoniste. Que sont ces visions terrifiantes et inquiétantes, si ce n’est des prémonitions de notre lien cassé avec la nature ? A mesure que le film avance, l’environnement devient de plus en plus violent. Les blessures du passé ressurgissent, à l’image de la découverte d’une immense cicatrice qui traverse le ventre de la biologiste et qui se recouvre du même lichen qui parasite les fleurs. La séparation entre le monde intérieur et extérieur, le corps humain et la nature, devient poreuse. Les fantômes pénètrent la maison, et la biologiste devient alors aussi spectrale que ses visions. Enys Men, en reconstituant les années 1970, agit comme un miroir inversé : il reflète notre propre passé, quarante ans plus tard, tout en prophétisant un futur marqué par les mêmes fractures. Notre cohabitation avec des visions fantomatiques et traumatisantes reste pérenne, tandis que nos blessures écologiques et historiques, loin de se refermer, sont loin d’avoir fini de nous hanter.

Johana Fargeon