De la cinéphilie comme ouverture au monde à l’enfermement narcissique
Il y eut un moment — fugitif sans doute, mais d’une intensité rare — où Arnaud Desplechin semblait, non pas embrasser le monde, mais y trouver une vibration commune, un accord secret. Non qu’il le comprît mieux qu’un autre, mais il savait en recueillir les harmoniques : les contorsions de l’âme, les élans contradictoires, les sursauts de l’histoire intime et collective, à travers une mise en scène comme un tissu, tramée de références mais ne ployant jamais sous leur poids. Chez lui, l’érudition ne s’imposait pas : elle circulait, aérienne, familière, comme une conversation qu’on surprend entre deux pages d’un vieux roman ou au détour d’un travelling hésitant.
Cinéaste de la parole autant que du regard, Desplechin avait ce don — rare, précieux — de lier ce qui ne demande qu’à être séparé : l’élan et le doute, le corps et la pensée, l’amour des êtres et celui des idées. Sa cinéphilie, loin d’un fétichisme, devenait syntaxe : elle permettait non pas de citer, mais de dire — autrement.
Et puis, sans qu’on sache vraiment quand, une inflexion. Rien de brutal, plutôt un lent retrait. Le monde, dans sa rumeur obstinée, semble avoir quitté le champ. À moins que ce ne soit Desplechin qui, insensiblement, ait fermé les volets. Non pour méditer — mais pour se replier. Naguère respiration, la cinéphilie devenait chambre close. Le cinéma, autrefois traversé de voix, devient soliloque. Et l’écho, peu à peu, se tait.
Spectateurs !, le dernier film, n’en dissimule rien. Il l’expose même, comme malgré lui. Œuvre-récit, œuvre-palimpseste, il nous donne à voir un cinéaste non plus tendu vers le monde, mais tourné vers la source — ce lieu indistinct d’où viennent les images, les rêves, les regrets. Dès lors, la question s’avance, presque en silence : que reste-t-il d’un cinéaste quand le monde s’éloigne, et que les images, désormais, ne cherchent plus à le comprendre, mais à lui survivre ?
La Texture du monde
Il faudrait se souvenir de ce qu’était, à la fin des années 1980, le climat d’un certain cinéma français. Épure, économie, silence : les récits se faisaient bas, feutrés, contenus. Et puis arrive La Sentinelle (1992), comme un rêve en spirale, une enquête dont l’objet est à la fois macabre et abstrait, un film venu non pas pour s’opposer, mais pour déranger la ligne.
La cinéphilie, chez lui, n’est pas une armature mais une texture. Elle ne soutient pas le récit : elle le traverse, elle l’irrigue. On pense, oui, à Antonioni, à Coppola période Conversations secrètes (1974), à Rohmer, à Fassbinder parfois — mais l’on pense surtout à une manière de regarder, toujours un peu oblique, inquiète, comme si le film lui-même doutait de ses propres images. Rien n’est démonstratif. La Sentinelle ne cherche pas à comprendre. Elle observe, elle attend. Un film poreux.
Avec Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996), la ligne s’épaissit, mais ne se durcit pas. Tout est là : l’intellect, le bavardage, les citations, les postures — et pourtant quelque chose, dans le tremblement même de la parole, dans ses bégaiements, ses détours, laisse percer une vulnérabilité plus grande encore. On y parle, certes, beaucoup — mais comme pour masquer une impossibilité à dire. Ce n’est pas tant la filiation de Woody Allen ou de Ingmar Bergman qui importe que ce que Desplechin en fait : un art du vacillement, de la saturation affective. Et cette cinéphilie, alors, ne sert pas à nommer mais à incarner. Ce n’est pas un discours : c’est un rythme, un souffle.
Rien de surprenant à ce que Rois et Reine — film somme, film vertige — en soit le point d’orgue. Deux récits, deux tonalités, deux vitesses. Et entre eux, non pas une synthèse, mais un croisement, un chiasme, comme si la forme elle-même tentait de composer avec la disjonction. Les références deviennent ici plus lisibles, presque frontales, mais elles ne pèsent jamais. Elles flottent. Elles accompagnent. Elles ne ferment rien. On peut penser à Cassavetes, à Truffaut — mais ce qui compte, c’est ce que ces présences déplacent. L’image ne cesse de se dédoubler. Et ce que filme Desplechin, ce ne sont pas des personnages dans un monde, mais des figures traversées par des forces contradictoires, des temps qui se superposent, des blessures qui cherchent forme. Le cinéma devient alors, non pas un miroir, mais un passage. Une tentative de traversée.
Même ses films dits « mineurs » — adjectif douteux, qui dit surtout l’impatience de certains regards — prolongent cette manière. Un conte de Noël, par exemple, pourrait n’être qu’un théâtre familial. Mais tout y tremble. Derrière les figures, les fantômes. Derrière les gestes, les revenances. Desplechin filme une maison comme l’on filme une mémoire : les pièces s’ouvrent, se referment, bruissent de ce qui ne se dit pas. Une façon de filmer l’absence au sein même de la présence.
Ce que fait Desplechin, ou ce qu’il faisait, tenait à une forme de foi — discrète, presque désuète — dans le pouvoir du cinéma à ne pas refléter le monde, mais à en recueillir les rumeurs, les incertitudes, les nœuds. La cinéphilie permettait d’approcher le réel, non frontalement, mais de biais, comme à travers une vitre. Et c’est peut-être cela, aujourd’hui, qui inquiète : cette vitre semble s’être épaissie. Le monde ne se reflète plus. Il n’effleure même plus. Reste le cinéaste, et son cinéma. Non plus comme lien, mais comme chambre close.
Le Regard retourné
Il y a toujours eu, dans le cinéma d’Arnaud Desplechin, une part d’intranquillité. Non pas une inquiétude tournée contre le monde, mais plutôt une forme d’instabilité féconde, qui faisait vaciller les lignes narratives, les certitudes morales, les cadres esthétiques. Il ne s’agissait pas tant de produire du trouble que d’accompagner la pensée dans ce qu’elle a de mouvant, de fragmentaire, de toujours inachevé — travaillée qu’elle est, sans fin, par ses propres contradictions. C’est ce déséquilibre initial qui donnait à ses films leur souffle, un élan. Quelque chose d’ouvert, qui ne se résolvait pas. Le cinéma, alors, était une manière de ne pas conclure. Il ne s’agit pas ici de constater une baisse de qualité ou de décréter un déclin — exercice aussi vain que vainqueur d’avance — mais de repérer une inflexion. Une inflexion qui tient au regard.
Dans Les Fantômes d’Ismaël (2017), ce déplacement se laisse entrevoir. Le film commence comme une réécriture ludique de motifs chers à Desplechin : l’alter ego cinéaste, la femme disparue qui revient, les récits enchâssés. Mais ce qui fut autrefois mouvement, jeu, vertige, devient ici système. Ismaël est en panne, hanté, reclus dans sa maison du sud, écrivant un film que lui-même ne comprend pas, traversé de figures spectrales dont aucune ne semble vraiment le rejoindre. Les femmes qui l’entourent — incarnées par Marion Cotillard et Charlotte Gainsbourg — ne sont plus des personnages, mais des fonctions : la disparue et la présente, le souvenir et le réel. Ce ne sont plus des êtres. Elles deviennent des images, des incarnations presque conceptuelles. Ce n’est pas leur intériorité qui importe, mais ce qu’elles déplacent dans l’esprit tourmenté du cinéaste. Autrement dit : elles ne sont plus vues, elles sont regardées à travers. Et c’est peut-être cela, le basculement. Le regard de Desplechin, autrefois si vibrant, si curieux de l’autre — même dans le conflit, même dans l’ironie — devient plus fixe, plus intérieur. Le monde n’est plus un dehors avec lequel il entre en friction, mais un écran sur lequel il projette ses hantises.
Ce mouvement se radicalise avec Frère et sœur (2022), qui pousse encore plus loin cette clôture. Le récit, minimal dans ses lignes, maximal dans son affect, suit deux personnages — un frère et une sœur — qui ne se parlent plus depuis vingt ans, et que les circonstances obligent à une forme de cohabitation contrainte. Mais là où l’on pourrait attendre une tension dramatique soutenue, un affrontement incarné, le film installe une distance trouble, presque irréelle. Comme si les corps eux-mêmes ne parvenaient plus à s’adresser la parole. Comme si l’énergie du conflit avait été absorbée, dissoute dans un mutisme pesant — non pas un silence fécond, riche de tensions souterraines, mais un vide presque abstrait.
Prenons cette scène dans l’hôpital, par exemple, où Alice (Marion Cotillard) vient voir ses parents après l’accident. Le cadre est fixe, le silence s’épaissit autour d’elle, et même sa colère semble traversée d’absence. Le regard ne trouve pas d’appui, les gestes sont comme amortis. Ou cette autre scène, où Louis (Melvil Poupaud) entre dans le couloir sombre de l’appartement familial : l’éclairage blafard, la frontalité du jeu, tout concourt à une sensation de déréalisation, comme si les personnages flottaient dans une mémoire déconnectée du présent. Le film semble vouloir inscrire la douleur, mais il ne fait plus que la désigner.
Il y a dans Frère et sœur cette impression tenace que Desplechin ne parvient plus à faire vivre ses personnages que dans l’abstraction de leur souffrance. Celle-ci est là, certes, probablement sincère, mais elle semble vidée de toute relation au monde. Elle ne circule plus. Elle est posée, comme une relique, offerte à la caméra, mais sans échange, sans regard réciproque. Elle ne nous parvient qu’à travers une vitre, mince et froide. Et ce n’est pas seulement affaire de style. C’est aussi affaire de lien. Les scènes, souvent très bien jouées, s’enchaînent sans adresse, sans ligne d’horizon, comme autant de monades closes. On regarde des êtres qui ne regardent plus rien.
À ce moment-là, on pourrait croire que le cinéma de Desplechin s’essouffle. Mais ce serait mal comprendre ce qui est en jeu. Les figures sont là, les thèmes aussi : l’enfance, les morts, la famille, la folie, la douleur, l’art. Mais tout semble avoir été rabattu vers un centre unique : la figure du cinéaste lui-même, comme si Desplechin, désormais, ne pouvait plus filmer que depuis l’intérieur de son propre dispositif.
Et pourtant, ce repli n’est pas sans beauté. Il y a là, dans ces films tardifs, non des sursauts — ce serait trop brutal — mais des irisations, des éclats discrets, presque timides. Parfois, le temps d’un visage filmé dans le silence — Emmanuelle Devos, par exemple, dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) — on croit percevoir à nouveau cette vibration particulière du regard, cette manière singulière de laisser affleurer l’angoisse, la liberté, une vie intérieure en mouvement. Ou bien encore cette séquence où Denis Podalydès évoque Jeanne Balibar face à Emmanuel Salinger : scène de confidence masquée en polar, où la banalité des mots, sous le regard du cinéaste, devient soudain dynamique, presque musicale, inscrite dans notre monde. Un raccord inattendu, oui, mais qui tient, dans l’instant. Seulement voilà : ces moments, autrefois portés par l’élan d’un film, semblent aujourd’hui flotter, comme détachés du courant. Ils apparaissent, brillent, puis retombent dans un silence plus vaste. Des pierres, peut-être, mais dans un lit de rivière désormais presque à sec.
On pourrait dire, alors, que Desplechin filme encore, mais qu’il ne regarde plus. Ou plutôt : qu’il ne regarde plus en dehors de lui-même. Ce n’est pas un défaut moral, ni même une faute de goût. C’est peut-être le lot de tout artiste confronté à sa propre œuvre, à sa propre mémoire. Plus on avance, plus l’on est hanté par ce qu’on a fait, et plus il devient difficile de sortir de soi. Il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas un renoncement. C’est une fidélité. Fidélité à une manière de faire du cinéma depuis la pensée, depuis l’introspection, depuis les images anciennes. Mais cette fidélité devient parfois entrave. La cinéphilie, qui fut sa langue maternelle, se transforme en idiome secret. Le monde n’est plus une adresse, mais un souvenir. Les personnages ne sont plus des figures en mouvement, mais des doubles, des reflets, des ombres.
Il est tentant de voir dans ce repli une dérive narcissique. Mais ce serait une lecture injuste, ou du moins incomplète. Car il y a, dans ce repli, une forme d’effroi. Comme si Desplechin sentait que le monde contemporain lui échappe — et qu’il n’avait plus d’autre solution que de se retourner sur lui-même, de chercher dans ses propres images, dans ses propres récits, de quoi encore tenir.
C’est peut-être là, dans cette crispation, que réside le véritable drame de son cinéma aujourd’hui. Non pas dans l’échec à représenter le monde, mais dans l’impossibilité même d’en capter les signes. Comme si le langage lui manquait désormais. Et que la cinéphilie, jadis fluide et vivante, était devenue un filet trop serré, incapable de laisser passer autre chose que ses propres figures.
Le contrechamp du réel : cinéma, Shoah, Gaza, et les spectateurs d’aujourd’hui
Il est des œuvres qui, plus qu’elles ne se regardent, s’incorporent. Shoah, de Claude Lanzmann, appartient à cette catégorie de films dont on ne sort pas : on y entre, et l’on y reste, comme dans une chambre obscure du regard. Inutile de revenir sur la relation qu’entretient Desplechin avec Shoah ; dans Spectateurs !, son film le plus récent, il ne s’en cache plus. Il en fait presque un socle.
Il faut pourtant s’y résoudre : certaines œuvres échappent à l’adhésion affective. Elles ne se laissent pas « aimer » au sens classique du terme. Elles exigent. Elles inquiètent. Shoah ne suscite pas l’émotion commune, mais une réorganisation du regard. Elle n’offre pas un récit, mais un dispositif. Elle n’invite pas à la compassion, mais à la concentration. Et, ce faisant, elle bouleverse non seulement la manière de représenter un pan de l’Histoire, mais aussi celle de penser ce que peut encore le cinéma.
Ce texte ne vise ni l’analogie ni la comparaison. Il ne s’agit pas de confronter la Shoah et Gaza comme deux événements superposables. Ce serait à la fois indécent et inexact. Il s’agit plutôt de mettre en tension deux effets de réel — deux formes d’absence, deux résistances à l’image, deux crises du visible. Car si Shoah nous enseigne quelque chose, c’est qu’il est des moments où l’image se refuse, et où l’éthique du regard commence précisément là où l’on doit la questionner. En cela le film de Lanzmann demande que peut le cinéma face à l’irreprésentable ? Et y a répondu en refusant de montrer… Ce geste radical — ne pas reconstituer, ne pas illustrer, ne pas insérer d’archives — est devenu une méthode. Il a façonné des générations de cinéastes et de spectateurs. Et Desplechin, à sa manière, s’y est inscrit. Le plan fixe, le hors-champ, la parole mise à nue, tout cela a infusé une part de son œuvre.
Mais cette fidélité peut parfois tourner à l’immobilisme. Il arrive que le respect, quand il est trop rigide, empêche de voir. Et que le regard, figé sur une forme exemplaire, oublie ce qu’il y a autour — ou après. Dans Les Fantômes d’Ismaël, une scène résume ce trouble : un cinéaste, incarné par László Szabó, tente de désamorcer une tension dans un avion, en évoquant pêle-mêle son passé militant, ses engagements anticoloniaux, sa judéité, son refus d’être perçu comme un « autre » suspect. Mais la scène, par sa maladresse, trahit une gêne plus large : celle d’un cinéma qui n’arrive plus à nommer le présent sans se réfugier dans ses filiations.
Desplechin, pourtant, n’a jamais été un cinéaste du repli. Il fut même, un temps, l’un des rares à porter à l’écran une cinéphilie vivante, poreuse au monde, traversée d’élans et de contradictions. Il cosigna en 2004 une lettre critiquant Route 181, le film de Michel Khleifi et Eyal Sivan, accusé de s’inspirer trop librement de Shoah. Ce débat, complexe, révélait moins une opposition de fond qu’une crispation sur la forme. Qui peut hériter de ce dispositif ? Qui a le droit de l’adapter, de le détourner, de l’utiliser ailleurs — dans d’autres récits, d’autres tragédies, d’autres silences ?
Ce que ce débat posait, en creux, c’est la question du contrechamp. Mot de cinéma, certes, mais aussi mot politique. Le contrechamp, ce n’est pas seulement ce que l’on filme en face. C’est ce que l’on choisit — ou refuse — de regarder. Shoah en a fait une éthique. Mais à force de regarder le passé dans un seul axe, on risque de perdre la vision périphérique. Le contrechamp devient alors une zone aveugle.
Gaza, aujourd’hui, est un contrechamp. Non pas au sens d’un miroir, mais au sens d’un défi. Un appel à réinterroger ce que peut un film quand le réel déborde, quand les images existent mais qu’elles ne suffisent pas. Il ne s’agit pas de faire un Shoah sur Gaza. Il s’agit de reconnaître que la même exigence de regard s’impose. Que l’absence — ou l’excès — d’images ne peut nous dispenser de penser la forme, la place du spectateur, le cadre du témoignage.
Ce n’est pas une équivalence. C’est une responsabilité. Celle de ne pas laisser certains récits dans l’ombre au nom d’un tabou formel. Celle de ne pas restreindre la puissance du cinéma à un seul moment de l’Histoire. Si Shoah nous a transformés, alors cette transformation doit nous rendre plus disponibles — pas plus fermés.
Desplechin est un cinéaste du regard retourné, de l’introspection, de l’archive intime. Mais il fut aussi, à ses débuts, un cinéaste poreux, attentif aux soubresauts du monde. On peut espérer, en revisitant son œuvre, que cette attention n’ait pas disparu, mais qu’elle se cherche ailleurs. Que le repli actuel est un moment. Un creux. Et qu’un jour, le cinéma qu’il aime tant retrouvera l’élan d’un regard qui ne se détourne pas. Car Spectateurs !, s’il marque la fin d’un cycle, peut aussi être lu comme une interrogation sincère. Que voyons-nous encore, aujourd’hui ? Que reste-t-il de notre regard quand il ne s’adresse plus qu’aux images du passé ? Il n’est pas interdit de penser que cette mélancolie est le prélude d’un réveil.
Et bien évidemment, il ne s’agit pas de demander à Arnaud Desplechin de ne filmer que Gaza, ni de faire du monde un sujet unique. Mais peut-être faut-il reconnaître que le réel, aujourd’hui, ne se laisse plus approcher uniquement par les voies balisées de la cinéphilie. Car lorsque celle-ci devient exclusive, elle finit par circonscrire l’œil, au lieu de l’ouvrir. Shoah était justement une invitation à voir dans les marges, à écouter ce qui n’est pas dit, à regarder ce que l’image ne montre pas. Le paradoxe est là : Desplechin, en intégrant profondément Shoah, semble parfois en avoir oublié cette part mouvante, latérale, organique du regard. Il s’est éloigné, doucement, du monde — non par indifférence, mais peut-être par refuge.
L’invitation manquée
Il faudrait ici convoquer un autre exemple, tout aussi symptomatique : celui de Trois souvenirs de ma jeunesse. Dans une interview donnée à SoFilm, pendant la promotion du film, en 2015, Desplechin revient sur une scène-clé, celle d’un dealer maghrébin qui interpelle le jeune Paul Dédalus : « Donc dans ta soirée, on n’aime pas les Arabes, quoi. » Et Dédalus, visiblement gêné, tente de se justifier. Ce moment, d’apparence secondaire, agit comme un détonateur. Desplechin lui-même le reconnaît : c’est la question qu’on lui adresse à lui, cinéaste. « Pourquoi tu ne m’invites pas dans ton film ? » Et sa réponse, désarmante de lucidité, traduit une forme de culpabilité : celle d’un homme conscient d’avoir grandi dans un monde ségrégé, Roubaix, ville à forte population algérienne, sans jamais avoir vraiment franchi la ligne. Il dit ne pas parler arabe, regretter de ne pas avoir « habité » sa ville natale, et reconnaît que dans sa réalité, les Maghrébins vendaient du shit, allaient en prison, parce que c’était la place que la société leur assignait. Pas de jugement moral, précise-t-il, mais une prise de conscience tardive que cette réalité n’avait pas encore trouvé sa forme au cinéma.
Ce qui frappe, c’est l’honnêteté de Desplechin, sa volonté de dire ce qu’il n’a pas su voir, ou pas voulu filmer. Mais aussi la limite de cette prise de conscience : elle reste enfermée dans le constat. La figure arabe, dans Trois souvenirs de ma jeunesse, surgit sous la forme du reproche. Elle est déjà l’exclusion mise en scène. Elle ne traverse pas vraiment le film, elle le hante à la marge. C’est une apparition, une remontrance, pas encore une présence. Or c’est bien là que le contrechamp trouve son sens : non pas dans l’aveu d’une absence, mais dans l’invention formelle d’une place. Une place qui ne serait pas seulement réparatrice ou allégorique, mais active. Le contrechamp, ce n’est pas filmer l’autre à distance. C’est penser le plan autrement, le déplacer, le fragiliser pour y laisser entrer ce qui n’était pas prévu. Le dealer de Trois souvenirs… n’est pas un personnage, c’est une alerte. Et le film, plutôt que de se retourner vers lui, poursuit sa trajectoire.
Ce moment-là, si précis et si révélateur, pourrait être un tournant. Il ne l’est pas encore. Mais il dit quelque chose d’essentiel sur les angles morts du regard, et sur la difficulté, même avec les meilleures intentions, à ouvrir le cadre. La question posée au héros — et au cinéaste — reste là, suspendue : « Pourquoi tu ne m’invites pas dans ton film ? » Elle ne cherche pas une justification. Elle attend un geste.
Le Cinéma sans dehors
Il y a dans Spectateurs ! quelque chose de nu — et, d’une certaine manière, de désarmé. Le film se présente d’emblée comme un geste réflexif, un retour sur le parcours d’un homme qui a vu des films, les a aimés, et dont la vie entière semble avoir été traversée, modelée, affectée par ces visions. Il ne s’agit pas d’un récit, ni d’une confession, ni même d’un essai. Plutôt d’une errance intérieure, scandée par des extraits de films, des souvenirs d’enfance, des rêveries. Une tentative, peut-être, de comprendre ce que « voir un film » veut dire. Et ce qu’il reste, quand on ne sait plus très bien comment regarder le monde autrement.
Le projet, à première vue, n’a rien d’illégitime. Le cinéma, surtout quand on l’a aimé aussi profondément que Desplechin, appelle tôt ou tard ce retour. Il devient un paysage mental. Il abrite des figures, des voix, des visages qui vous ont précédé. Ce n’est pas un hasard si le film commence par la voix off d’un homme qui se souvient de ses premières émotions de spectateur. Ce n’est pas seulement un souvenir — c’est une origine. Le cinéma comme matrice, comme lieu d’éveil, de trouble, de transformation.
Mais très vite, quelque chose se referme. Ce qui semblait devoir s’ouvrir — un espace de mémoire partagée, un regard sur ce que le cinéma a fait au monde, à une génération, à un homme — se replie sur une seule figure. Celle d’un spectateur devenu cinéaste, puis redevenu spectateur, mais sans que le monde autour de lui ne soit jamais nommé, décrit, interrogé. Le cinéma est là, omniprésent, mais sans dehors. On assiste à un défilé d’émotions anciennes, de chocs esthétiques, de fidélités affectives — mais rien ne circule. Le regard est tourné vers l’arrière, non pour relire, mais pour se lover dans le souvenir. Non pour comprendre, mais pour s’abriter.
Le dispositif du film accentue cette impression. Les comédiens — des doubles, des porte-voix, des figures — s’adressent à nous dans le noir d’une salle, rejouant à l’écran l’expérience du spectateur absorbé par la fiction. Mais ces figures, au lieu d’ouvrir un espace de partage, semblent figées dans leur solitude. Chacun parle seul, comme si la projection n’était plus qu’un prétexte à monologue intérieur. L’expérience du cinéma, autrefois collective, traversée de regards croisés, de silences communs, devient ici un soliloque. Il n’y a plus de spectateurs — seulement des individus repliés sur leur propre émotion, leur propre lien aux images.
Ce qu’on perçoit alors, ce n’est pas tant une passion pour le cinéma qu’un effacement du monde. Les films convoqués — Le Temps de l’innocence (1993) de Martin Scorsese, Cris et chuchotements (1972) d’Ingmar Bergman, Retour (1978) de Hal Ashby, The Cotton Club (1984) de Francis Ford Coppola, Voyage au bout de l’enfer (1978) de Michael Cimino, Seuls les anges ont des ailes (1939) de Howard Hawks, Tueur de moutons (1978) de Charles Burnett, Jour de colère (1943) de Carl Theodor Dreyer et Shoah (1985) de Claude Lanzmann— ne sont pas interrogés pour ce qu’ils disent du réel, de leur époque, de leur puissance transformatrice.
On pourrait se dire, à ce stade, que Spectateurs ! n’est pas un film « sur le cinéma », mais un film sur l’impossibilité de sortir de lui. Et en ce sens, il serait d’une honnêteté absolue. Il ne ment pas. Il ne cherche pas à masquer son enfermement dans la cinéphilie. Au contraire, il l’expose. Il la donne comme théâtre. Un théâtre sans coulisses. Ce n’est pas un geste dialectique — il ne permet pas la contradiction, l’inattendu. Il ne fait pas entrer l’ombre du monde dans la salle. Il nous laisse à l’intérieur. Avec lui.
Cela peut, en soi, produire une émotion. On sent que Desplechin ne triche pas. Il livre ici quelque chose de profond, d’intime, d’irréductible. Ce n’est pas un film aimable, ni même communicatif. C’est un film presque refermé sur son propre noyau, comme si le cinéaste l’avait d’abord fait pour lui-même, retranché dans une dernière salle obscure, avec ses souvenirs pour seule lumière. Le spectateur que nous sommes n’est pas exclu, mais il n’est pas non plus invité à parler. Il est pris à témoin d’une expérience qui ne se partage plus.
Il y a alors un paradoxe : ce film sur le spectateur est peut-être celui où Desplechin regarde le moins. Non pas parce qu’il serait aveugle, mais parce qu’il n’attend plus rien du monde. Il ne s’adresse plus à lui, il ne s’adresse plus, ici, qu’à lui-même. Il se tourne vers les films comme vers un refuge, un abri, un sanctuaire. Et dans cet abri, il n’y a plus de place que pour les échos. La cinéphilie, autrefois ouverte, joueuse, conflictuelle même, devient un monument. Elle n’est plus une langue, mais une liturgie. On récite les films comme on se souvient de ses morts.
Il ne s’agit pas ici de dire que Desplechin aurait « perdu » quelque chose. Ce vocabulaire du manque ou de la chute ne rend pas justice à la complexité de son geste. Il est peut-être au contraire arrivé à une forme de vérité — une vérité difficile, douloureuse même : celle d’un cinéaste qui sait que les images ne sauvent plus, mais qui ne peut pas s’empêcher de les aimer. Et qui, faute de pouvoir encore parler au monde, parle à ses propres images. Ce n’est pas une trahison. C’est une solitude.
Spectateurs ! est un film mélancolique, non pas parce qu’il pleure une époque disparue, mais parce qu’il ne croit plus vraiment au présent. Il s’adresse au passé comme à un ami perdu. Et cette adresse, si elle touche, ne peut plus nous entraîner. Le film regarde en arrière — et nous laisse, doucement, sur le seuil.
La Fin d’une possibilité
Il est tentant, lorsqu’on regarde aujourd’hui les films récents d’Arnaud Desplechin, d’y chercher des signes. Des signes d’un repli, d’un isolement, d’une fatigue peut-être. Et il est tout aussi tentant, dans un second mouvement, d’y projeter une nostalgie — celle d’un cinéma plus vivant, plus perméable au dehors, à la ville, aux autres, aux voix dissonantes. Ce double mouvement — celui de la lecture critique et celui du regret — forme une sorte de boucle autour de son œuvre, une manière de l’appréhender à travers ce qui s’éloigne ou se perd.
Mais peut-être faut-il résister à ce désir d’inventaire. Peut-être faut-il, plutôt que de conclure, accepter d’habiter l’indécision dans laquelle le cinéma de Desplechin nous place aujourd’hui. Une indécision qui n’est pas faiblesse, mais état d’âme, manière d’être au monde, ou plutôt — et c’est cela qui trouble — manière de ne plus y être tout à fait.
Car ce que donne à voir Spectateurs !, ce n’est pas tant un film sur le cinéma qu’un film sur une disparition : celle d’un rapport vivant, poreux, direct, entre le regard et le monde. Et cette disparition, Desplechin ne la maquille pas. Il la met en scène. Il en fait la matière même de son film. On pourrait dire qu’il ne filme plus depuis une position de maître — celle du cinéaste qui organise, agence, distribue — mais depuis une position d’orphelin. Le monde n’est plus un partenaire, il est un souvenir. Les films sont des abris, non des projectiles. Le regard, autrefois tendu vers l’extérieur, se replie sur la mémoire, la trace, l’ombre.
Dans les premiers films de Desplechin, les personnages étaient débordés par le monde. Il leur échappait sans cesse. Il fallait courir, parler, aimer, s’expliquer, s’énerver, se réconcilier. Les corps étaient agités, traversés par les forces du dehors : le politique, le familial, l’intellectuel, le fantasmatique. La mise en scène elle-même participait de cette agitation : elle démultipliait les axes, les points de vue, les registres. Le cinéma, alors, ressemblait à une tentative de maintenir ensemble ce qui menaçait de se disperser. Et cette tension produisait une forme : instable, vibrante, souvent déconcertante, mais vivante.
Aujourd’hui, cette dispersion semble ne plus opérer. Les corps sont plus calmes, les situations plus figées. Non pas statiques, mais comme engourdies. Ce n’est pas que Desplechin n’aurait plus rien à dire. C’est qu’il semble avoir perdu la conviction que ce qu’il dirait pourrait encore se frotter au monde. Il continue de parler, de filmer, de composer des scènes, mais l’adresse a changé. Elle ne va plus vers l’autre. Elle revient vers soi. Et cette boucle, si elle peut produire de la beauté, engendre aussi une solitude. Une solitude de spectateur autant que de cinéaste.
Il serait sans doute réducteur de qualifier cette évolution de « narcissisme ». Il suppose un plaisir de soi, une complaisance. Or, chez Desplechin, ce repli semble inquiet, douloureux presque. Comme si le cinéma, autrefois machine de désir, était devenu chambre obscure. Lieu d’un culte discret, d’un recueillement inquiet. Spectateurs, en cela, n’est pas un film sur la joie du regard, mais sur son épuisement. Non pas le regard lui-même, mais le monde qui faisait écho à ce regard. Il n’y a plus d’écho. Il n’y a plus que le silence des images anciennes, et les voix qui les aiment.
Jean-Claude Biette écrivait qu’un film ne vaut que par la circulation qu’il permet — entre les images, les corps, les idées, mais aussi entre les films eux-mêmes. Il voyait dans le cinéma un espace de rencontre. Un espace où les formes s’échangent, où les figures se répondent, où les temps se superposent. Ce qu’on ressent devant Spectateurs, c’est précisément l’inverse : une absence de circulation. Une suspension. Les films ne dialoguent plus, ils s’empilent. Ils forment un palimpseste figé, une mémoire sans dynamique. Le regard ne traverse plus les images — il s’y couche.
Mais faut-il pour autant condamner ce geste ? Peut-être pas. Peut-être faut-il le lire non comme un échec, mais comme le constat lucide d’une impasse. Le cinéma, chez Desplechin, semble être arrivé à la fin d’un cycle. Non pas la fin d’un art, ni même d’une carrière, mais la fin d’une possibilité : celle de filmer le monde comme on entre dans une pièce pleine de voix, de mouvements, de désirs contraires. Aujourd’hui, Desplechin filme comme on revient dans une maison vide. Les meubles sont là, les souvenirs aussi, mais il n’y a plus de bruit. Seulement une lumière pâle, et le souffle du passé. Reste alors à se demander si ce film — Spectateurs ! — peut être véritablement « fini » de critiquer en lui-même. Peut-être faut-il attendre ce qui viendra après. Que fera Desplechin ensuite ? Rebondira-t-il, donnera-t-il beau corps à l’inquiétude qu’il s’est lui-même diagnostiquée ici ? Si tel est le cas, il sera alors possible de revoir ce film d’un œil nouveau, de le considérer non plus comme une impasse close, mais comme le point de bascule d’un passage. Et d’écarter, peut-être, l’hypothèse d’une névrose complaisante, devenue soudain fertile.
Ce retour ne produit pas forcément de la beauté — il produit de l’émotion. Une émotion mélancolique, indécise, qui ne sait plus très bien si elle tient à la qualité des images ou à leur survivance. Ce n’est plus le plaisir de la forme, mais la douleur du lien. Voir un film, pour Desplechin aujourd’hui, semble être une manière de dire : « cela a existé ». Et son propre cinéma devient alors une archive de cette existence.
Face à cela, le spectateur que nous sommes reste partagé. Faut-il suivre Desplechin dans cette chambre obscure, l’accompagner dans ce voyage sans boussole ? Ou faut-il, au contraire, espérer un sursaut, un retour au dehors, une nouvelle friction avec ce qui tremble encore dans le réel ? La question reste ouverte. Elle doit le rester.
Car il se pourrait aussi que ce repli ne soit qu’un moment. Une étape. Un passage obligé. Peut-être faut-il traverser cette chambre pour retrouver, ailleurs, une autre lumière. Le cinéma, après tout, n’est pas linéaire. Il connaît des ressacs, des reculs, des pauses. Et si Desplechin, aujourd’hui, ne parvient plus à regarder le monde, il n’est pas interdit de penser qu’il le fera à nouveau. À sa manière et autrement donc depuis cette solitude même. Depuis cette obscurité.
En attendant, ses films récents nous parlent d’un point de rupture. Ils en dessinent les contours, les affects, les vertiges. Et c’est peut-être cela, finalement, qu’il fallait filmer. Non pas l’éclat du monde, mais le moment où cet éclat ne suffit plus. Où le regard se cherche ailleurs. Dans le silence. Dans le retrait. Dans une salle vide, où les films tournent encore, mais où le spectateur, désormais, est seul.