Hommage à Marc’O
Marc’O est de ceux dont on parle peu mais dont la silhouette persiste dans les marges, comme un nom griffonné à la hâte, mystérieux et omniprésent. On pouvait le croire effacé, dissous dans l’histoire, mais il ne cessait jamais d’émerger, de courir, de raturer, et de s’en aller. À l’image de son art, sa vie s’est écrite en dehors ; en dehors de tout, en mouvement, en périphérie.
En artiste de la ligne de fuite1, Marc’O s’échappe. Il ne s’assigne ni à un genre ni à une identité solide. Metteur en scène, cinéaste, théoricien, écrivain, dessinateur, novateur et influenceur de la Nouvelle Vague française (rien que ça), mais aussi maquisard, révolutionnaire, fêtard (surtout), et éternellement jeune (dans et depuis le soulèvement de la jeunesse). Jamais il n’a voulu tenir un rôle, être sous les feux des projecteurs et de la gloire. Ce qui l’intéressait — et comme il est triste de devoir conjuguer au passé –, c’était d’être toujours dans un état d’invention, de création. Il a la bougeotte2. Lui qui a fait monter Debord de Cannes à Paris, pour qu’il vive lui aussi l’aventure parisienne, il avait déjà senti jusqu’au bout des ongles la dérive d’être et de faire. Une forme vitale.
Un théâtre de mots et de musiques, de folie ; des sons et des mouvements saturés de désir, de vie, de fulgurance. Tout en se moquant du monde, Marc’O était quelqu’un qui a toujours aimé son présent, aimé son temps ; qui n’avait pas de vision close. Il s’amusait à écrire, mettre en scène, filmer les yéyés — la fameuse triade qu’il a découverte, Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Pierre Clémenti — et détruire les idoles. C’est cette liberté et cette nouveauté qui a bouleversé son époque, notamment un certain Jacques Rivette qui, depuis sa rencontre avec notre cher expérimentateur, n’a cessé d’incorporer théâtre, musique, jeunesse.
Finalement, Marc’O est un peu notre papa à tous, sans le savoir ; un père bâtard et omniprésent, un nom griffonné à la hâte, mais gravé — un nom inventé au hasard, comme toute sa vie qui n’a été jamais qu’un coup de dés.
Marc’O traversait les décennies comme on traverse une scène : jamais seul, toujours aux côtés de ceux qui cherchent, inventent, résistent. Après avoir soutenu Isidore Isou en produisant son premier film, Traité de bave et d’éternité (1951), Marc’o est soutenu à son tour par Cocteau et Buñuel dès les années 1950 pour sa première réalisation (Closed vision, 1954) qu’ils présentaient à Cannes. Il a soutenu ensuite Boris Vian au Tabou en amusant la galerie avec ses amis lettristes. Il est soutenu et assisté par les jeunes Jean Eustache et André Téchiné, pour son second et fameux long-métrage, Les idoles (1967). Il a soutenu à Reggio Emilia, en Italie, la lutte contre la guerre du Vietnam et a investi le théâtre de la ville — événement qui a inspiré, six mois plus tard, les soixante-huitards au théâtre de l’Odéon. Il a soutenu et participé, avec son ami Félix Guattari, en septembre 1977 le fameux Congrès international « contre la répression » à Bologne. Il n’a jamais cessé d’être au croisement des luttes qui s’élèvent, des forment qui s’inventent — présence discrète mais décisive, toujours dans le hors-champ des histoires officielles.
Les uns diront qu’il a saboté son génie en ne le faisant pas fructifier, en ne restant jamais en place, à sa place ; les autres diront que son œuvre parle d’elle-même, et n’a pas besoin de publicité, de spectacle, de papiers. Chez Marc’O, il y a ce geste de biais, en diagonale, ce refus de l’enfermement. Il expérimente des formes, des couleurs, un ton ; il déjoue, bifurque, invente. Et c’est peut-être là que son œuvre touche le plus : dans ce refus d’habiter un lieu figé. Alors, il faut voir et lire Marc’O aujourd’hui. Non pas que pour lui rendre hommage, mais pour continuer à fuir avec lui.
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Alors je me souviens…
Fébrile, ne tenant plus sur ses jambes, Il s’allonge, halète.
Gérard et moi sommes sur le point de partir, avec la boîte d’archives sous le bras. Marc’O nous alpague. Il ne veut pas qu’on parte, il veut discuter avec nous, qu’on s’assoit, qu’on parle tous les trois.
Sur quoi on travaille ? Sur son roman, Délire de fuite, (initialement titré Benjamin l’innocent). Il ne se souvient plus de ce qu’il a écrit, il ne l’a pas relu depuis…
Il nous raconte des anecdotes sur Bulle, Poussette, Breton et les surréalistes. Il dit qu’il croisait de près les surréalistes mais qu’il ne s’est jamais intégré à eux.
Il a raconté une anecdote où Breton lui faisait une blague, dans un bar en sous-sol, au sujet d’un flic et d’une chaussure.
Il aime raconter ses souvenirs en remontant chronologiquement, comme une bobine.
Il n’arrête pas de répéter que sa vie n’est pas intéressante. Il se demande pourquoi je lis et veux publier son roman.
Il y a eu un coup de téléphone, une femme qui voulait qu’il réponde à un questionnaire de satisfaction : « je n’ai plus personne à satisfaire ! Et puis toutes celles que j’ai connues ont bien été assez satisfaites… »
Il ne se souvenait plus du nom de son surréaliste préféré, c’était Paul Éluard.
Il nous récitait un poème de Prévert, qu’il connaissait encore.