Critique | Limonov, la ballade de Kirill Serebrennikov | Compétition
Kirill Serebrennikov l’annonce dès le titre : Limonov sera « une ballade ». Son cinéma s’aventure en effet dans de nouvelles contrées (l’Occident) ; il amorce une mutation formelle tout en gardant l’ambitieuse virtuosité qui lui sied et colle à la peau depuis Leto. Continuité : le russe dialogue encore avec son pays à travers le genre du biopic (dédié à Édouard Limonov) ; rupture : la folie maladive laisse à la place à un film verrouillé, rempli de positions. Dans les premières minutes de Limonov, le poète annonce qu’il y a deux types d’artistes russes, « les soviétiques et les dissidents ». Serebrennikov, parfaitement à l’aise avec la contradiction qu’il propose, choisit les deux à la fois quitte à laisser poindre quelques confusions. Se raconter soi à travers la vie d’un autre pour noyer le poisson, il parlera de la vie d’un artiste en surface, un artiste qui, comme lui, a connu le succès en Occident et refusé d’abandonner son pays.
Pour encadrer l’étendue de sa mégalomanie et parvenir à cerner son personnage, le cinéaste découpe son récit en plusieurs parties aux titres très inspirés (« Révolution », « Destin », « Guerre »…). Leur succession l’est tout autant : le film est un biopic, le film suit la stricte chronologie de faits qu’on suppose véridiques, sans que l’on comprenne véritablement, profondément ou intimement, pourquoi Monsieur Limonov devient un jour poète, amoureux, suicidaire ou militant russe colonialiste. Positions systématiquement oubliées à la séquence suivante ; efficacité du biopic oblige. Confus, foutraque ou virtuose, on ne sait plus vraiment de quoi relève la mise en scène de Serebrennikov, qui continue de travailler sur de majestueux plans séquences, mais dont l’incursion en Amérique semble changer le geste de l’intérieur. Ne s’ouvrirait-il pas à un plus au grand public ?
Serebrennikov soviétique, il s’inscrit dans la grande lignée romanesque soviétique et compose une fresque complète, entrée-plat-dessert-fromage-café, on-rit-on-pleure-on-a-peur-on-y-comprend-plus-rien. Dostoïevski et Bondartchouk à la fois. Serebrennikov dissident, il s’inscrit en rupture de son pays et filme chez l’ennemi (où il milite pour l’extrême gauche, quand même !), pour ensuite mettre en scène ce fameux désir de retour à la maison. « Tous les poètes devraient être exilés de leur pays d’origine » dit à un moment Limonov. Une phrase prête à l’emploi pour paraître pseudo-subversif, et tant pis si la mise en scène ne traduit jamais tellement ce que cela signifie d’être exilé, à peine quelques images d’un New York des années 1970 reconstitué, plein de grain. Mekas et Limonov à la fois ? Le génie du premier en moins.
Avec Limonov, qui pourrait constituer un tournant dans la carrière du cinéaste, Serebrennikov parle de lui sans pudeur, jusqu’à en épuiser la forme donc, coulée dans un moule un peu plus mainstream qu’à l’accoutumée, relation amoureuse toxique, échec puis succès compris. Les plans séquences n’ont plus le caractère halluciné et imprévisible des précédents films, sont réduits à un pur exercice de démonstration vu maintes et maintes fois ailleurs (aura-t-on donc chaque année à Cannes un plan séquence d’un acteur qui sort du décor du tournage ?). Mais paradoxalement, c’est lorsqu’il se veut le plus accessible que Serebrennikov avec Limonov, paraît le plus renfermé sur lui-même, et sa dissidence réduite à une fascination jamais remise en question pour un « anarchiste » qui a soutenu les pires positions colonialistes. Est-ce donc cela qu’être un artiste soviétique et dissident ?
Limonov, la ballade, de Kirill Serebrennikov, prochainement au cinéma