L’humanité en partage (et au-delà)

Édito | Festival de Cannes Jour 7

À la moitié du Festival, les films s’accumulent à un rythme toujours aussi intense, et écrire devient le plus sûr moyen de se rappeler de notre rencontre avec les œuvres prises dans leur individualité. Pour l’édito de ce jour, on se propose de relier tous les films à travers des motifs, lieux, acteurices et autres points commun sur le modèle du célèbre « marabout – bout de ficelle » ; parce que le cinéma est un monde parallèle dénué de frontières, comme le rappelait Camille Cottin en ouverture du Festival (c’était il y a une éternité).

Paris-Cannes, 5 heures de train. Lyon et Marseille passent par la fenêtre. On loupe de peu le Jura ; pas grave, on le découvrira chez Courvoisier (Vingt Dieux). La Croisette comme un immense frigo sur lequel il faudrait coller les magnets des régions que le cinéma met enfin en scène ! Le Jura, ça fermente dans la cuve (de comté). Le Marseille-Fréjus des grosses folles passe à la moulinette Riedinger (réalisatrice de Diamant Brut, la deuxième française que l’on cite !). Liane veut faire de la télé-réalité, elle est prête à tout pour ça, elle travaille gratuitement pour y parvenir, pour parvenir à cette position où tout nous est offert et envoyée par la poste contre une story Insta. On pourrait prendre le Ferry et aller sur l’île de beauté, mais les salles de la Quinzaine et Debussy nous y conduisent plus vite : À son image de Thierry de Peretti filme son territoire sur plusieurs années dans un geste magnifique de romanesque et de voix-off. Le Royaume de Julien Colonna se déroule lui aussi en Corse, parle lui aussi de mafias et de règlements de compte, adoptant en revanche le point de vue du quotidien. Les parrains de la pègre mangent-ils des cordons bleus ? font-ils la collection des Magnet ? En tout cas, nous, la Corse est complète et trône en bas du frigo ! Il manque encore quelques cases pour relier Liane aux prisonnières de Bordeaux, séparées par Teddy (Pyrénnées) et les chiens de la casse de Durand (Occitanie)… Dommage. Isabelle Huppert, elle, ne collectionne pas les magnet dans son manoir bordelais. Le profil sociologique de Hafsia Herzi nous laisse penser qu’elle a plus de chance de manger des cordons bleus. À méditer.

Méditer. Ce que font six cinéastes revenus en Sélection Officielle cette année. En compétition, Schrader médite sa vieillesse en abandonnant Facebook pour une caméra, Gere jouant le vieillard, Elordi son passé. Coppola fait un film dont la réalisation coïncide est aussi inespérée que la ville que veut bâtir son personnage principal. Les deux s’appellent Megalopolis ; Coppola cinéaste-démiurge. Carax répond à la question de Pompidou « Où en êtes vous ? », pour nous répondre que         « comme d’hab » (ça divise à la rédaction !). Comme Carax, Zhangke recycle des images de ses anciens films, comme Carax, Dupieux recycle la recette de sa soupe pour nous en servir une variation de saison. Même à mon chien je ne lui en servirais pas une pareille !

D’ailleurs, en parlant de chiens, on en a vu une pelletée ! Saviez-vous que « chienne » en anglais se dit « bitch » ? Nous l’avons appris devant Le Procès du chien avec les sous-titres anglais… Nous nous coucherons moins bête ! Parce que des chiennes, il y en a à Cannes : qui accouchent dans Black Dog (une vache aussi dans Vingt Dieux, et par ricochet, on pense à Mektoub my love…), qui se déplacent en meute… Et pendant ce temps, en Suisse, on leur fait des procès… Particulièrement chargé en faune, ce film chinois met en scène tout un zoo, littéralement, dont on ouvrira les cages pour faire sortir toutes les créatures, et même un tigre. On aperçoit également une tortue domestique du nom de Daisy dans Kyuka. Vieille de dix huit ans, elle suit les deux protagonistes, et c’est tout. Plus métaphoriquement, Arnold entreprend la même démarche : Barry Keoghan s’appelle Bug (insecte en anglais) et son corps est entièrement tatoué de créatures. Un oiseau sauvera sa fille d’une dispute, hissera le film jusqu’aux cieux, loin des mornes humains. Depuis les nuages, on observe à la longue-vue la Corse, dans laquelle on tue des sangliers au sniper dans Le Royaume

Mais il n’y a pas que les animaux qui accouchent à ce 77e Festival de Cannes. Dans The Substance, Demi Moore accouche par le dos d’une meilleure version d’elle-même, qui ne tardera pas à muter en nemesis infernal, puis à accoucher à son tour dans un final de haute volée, d’une monstruosité informe, une oreille par-ci, le visage de Moore par-là. Il y en a qui ne veulent pas voir leur vie détruite par leur progéniture, et qui décident d’avorter.

C’est le sujet de La jeune fille à l’aiguille de Magnus Von Horn, qui met en scène dans un noir et blanc boursouflé l’attitude de différentes femmes qui veulent se séparer de leurs nouveaux-nés. Là aussi, le film est taillé pour choquer la Croisette.

Le cul de Jacob Elordi, lui aussi il nous a choqué dans Oh, Canada. Plus de plans du cul d’Elordi et moins d’images de celui de Qualley dans The Substance – dénoncer la sexualisation du corps des femmes en sexualisant le corps des femmes… On aura vu peu de sexe sur le grand écran pour le moment. Des scènes dérangeantes et du chantage au suicide dans Limonov de Serebrenikov, un Limousin (on ne l’a pas sur le frigo lui d’ailleurs !) tout discret dans Vingt Dieux… et c’est tout ?

Peu de sexe, mais du corps partout ! C’est le sujet de l’infâme Emilia Perez d’Audiard dans lequel un chef de cartel décide de devenir une femme (pourquoi, on ne saura jamais), mais aussi d’une scène de course-poursuite au début d’Everybody Loves Touda qui illustre le harcèlement subi au quotidien par des femmes dans le monde entier, en allant parfois jusqu’au viol, au meurtre. Abandonner les hommes, une solution que choisissent aussi deux films radicalement opposés : dans When The Light breaks, quand l’homme meurt, la copine et la maîtresse doivent vivre leur deuil côte à côte. Mais lorsque la copine apprend la nouvelle, le film, plein de grâce, fait dialoguer en miroir leur douleur pour la transcender. Elle est de la même nature. De l’autre côté du spectre, Alexis Langlois fait une rom-com lesbienne, comme ça la question est réglée. Que des reines dans sa team, avec leur dose de drama bien sûr…

Rom-com, mais aussi comédie musicale, avec des musiques que l’on attend déjà de pouvoir réécouter sur Spotify, quand le film sortira. Que serait la bande originale de ce Festival ? Un mélange de genres sans aucun sens, preuve de la richesse des inspirations réunies dans un seul festival, dans une seule playlist. Quelques tubes incontournables (Cotton Eyed Joe dans Bird, la meilleure scène que l’on ait vu à ce jour ; Le Grand sommeil de Daho dans la bande-annonce de Marcello Mio, Lou Reed et Take a Walk on the Wild Side chez Serebrennikov, lui aussi un grand recycleur de ses inspirations décidément), d’autres dont on se serait passé (Sweet Dreams are made of this en ouverture de Kinds of Kindness de Yórgos Lánthimos, pour une utilisation dispensable dans un film dont on ne retient rien)…

…et des tubes à venir avec Alexis Langlois (on est depuis tous les jours amer de ne pouvoir ré-entendre le déjà culte Pas Touche). Des chants locaux : corses chez De Peretti, marocains traditionnels chantés par des Cheikha chez Ayouch, paillards chez Courvoisier avec la bien nommée Chanson du Limousin.

Nous entrons donc dans la seconde partie du festival. Les films se mélangent, s’associent naturellement, et on cherche encore la grande ligne directrice de ces sélections. L’an dernier, on parlait d’un festival de cinéma de procès, quel sera celui de 2024 ? Celui des animaux (nous attendons les félins de la Quinzaine et d’un Certain Regard), du cul (Sorrentino et Aïnouz ont l’air d’en savoir quelque chose…) ou des méta-films (Honoré, Desplechin) ? Cet édito écrit à beaucoup de mains a fait naître des dizaines de liens, et il nous en reste encore une centaine à établir. Le rythme de croisière s’installe à Tsounami, nous entamons déjà notre deuxième semaine intensive de cinéma. On garde le cap, on vous tient au courant !