Critique | À son image de Thierry de Peretti, 2024
Bien qu’en terrain connu, le quatrième long métrage de Thierry de Peretti déconcerte par le sentiment d’inquiétante étrangeté qu’il procure. Les données essentielles de son cinéma sont bien là et toujours les mêmes (un cadre Corse, la question de l’engagement et du nationalisme), mais quelque chose n’est plus tout à fait comme avant. Les mauvais critiques diront que c’est le film de trop et celui qui fait tourner en rond le cinéaste, alors même qu’il s’agit de son film le plus expérimental, dans la mesure où ce dernier, à l’image de son personnage principal Antonia, semble mû par une force intérieure, vers un but incertain qui pointe à l’horizon et qu’il serait possible d’atteindre en quelques enjambées, un tout petit trajet en voiture… Il serait facile et tentant de régler cette enquête sur la particularité d’À son image en se raccrochant à quelques formalités inédites dans l’œuvre du cinéaste : c’est en effet la première fois qu’il adapte un livre de fiction, amenant ainsi son lot d’effets romanesques, tel l’usage de la voix off ou de musiques à la fois intra et extradiégétiques, ces deux moyens prenant en charge à eux seuls le pilotage du récit, enfonçant alors les personnages dans un certain mutisme, seuls avec eux-même, l’âme dans l’objectif. Mais une fois que cela est dit, l’essentiel reste encore à voir. Qu’a pu bien trouver le cinéaste sous la plume de Ferrari ?
Un personnage, un destin, une vie. Antonia (Clara-Maria Laredo) découvre la photographie par l’intermédiaire de son oncle, son père y verra d’abord un intérêt pour l’histoire de sa famille, puis elle deviendra photographe professionnelle, dans des événements privés et ensuite pour un journal. On la suit de son adolescence jusqu’à la fin de sa trentaine environ, et ce temps long sert principalement à mettre en scène le processus de maturation au cours duquel l’individu donne du sens aux actions qu’il entreprend et répète, voire les comprend. Savait-elle véritablement ce que cela signifiait, profondément, de prendre une photo, lors de son tout premier cliché ? La passion se fait peu à peu métier, la précision du cadre accompagne une théorie en progrès derrière le geste ; et peut-être que c’est à l’image du réalisateur que ce personnage émeut tant dans sa démarche, qui consiste finalement à se jeter à corps perdu dans un art, avec le risque planant de ne jamais savoir quel était le véritable sens de la démarche entreprise ou du but poursuivi, le secret derrière le cliché recherché.
Mais si le personnage atteint un tel degré de densité, c’est parce qu’il est autant impressionnant de caractère que traversé par les événements qui se déroulent juste devant ses yeux, à la fois éponge et tampon de l’histoire, grande et petite, qui advient. Le film est ainsi traversé par des présences, des vivants déjà fantômes (le militaire joué par Alexis Manenti qui, de par sa présence brève malgré sa célébrité, déploie un fort sentiment contradictoire en quelques plans seulement), des moments présents qui comportent déjà leur charge nostalgique et mémorielle (une fête de village et ses chants rituels, chantés chaque année, au même endroit, par les mêmes personnes). À travers la photo, elle assiste l’histoire donc, mais une histoire incarnée, c’est-à-dire une histoire écrite au masculin et à l’encre indélébile sur des corps encore innocents qui choisissent l’armée ou le maquis. Impressionnante Antonia qui, doublement assignée au poste de spectatrice (en tant que femme d’activiste, mais aussi que photographe), décide de partir. Son entourage croit au coup de tête, mais comment se prennent les décisions ? On aime un garçon, et un jour il devient terroriste, il ne pouvait plus vivre autrement qu’avec une telle éthique et pourtant, on l’aime toujours ce garçon, alors quoi ? On est photographe et un beau matin, remplir la page loisirs de Corse Matin ne suffit plus, il faut partir au front, un autre front, la Yougoslavie, goûter le monde et le confronter à son appareil, rencontrer l’autre jusqu’au choc, jusqu’à l’usure, jusqu’à l’épuisement. C’est comme ça, ça ne pouvait plus être autrement.
« Peut-être aurait-elle jugée qu’elle était enfin parvenue à atteindre la simplicité des photos d’identité rangées dans les enveloppes jaunies ou plaquées sur la pierre des tombeaux qui, toutes, dans leur innocence impitoyable, disent la même chose, des hommes ont vécu, mais désormais, la mort est passée. »
Le film, Antonia ; il se joue quelque chose d’imperceptible dans ces quelques blocs de séquence faisant fresque, de l’ordre d’une recherche permanente, comme s’il fallait mâcher encore et encore cette histoire pour en venir à bout. Romanesque ou pas, fiction ou pas, rien n’y fait : les gens sont comme ça sur cette île et échapperont ici comme ailleurs à toute catégorisation sociologique, à tout destin tracé. Il faudrait parfois prendre le virage, et d’autres décident de continuer, de foncer tout droit. Dans cette quête permanente de fixation d’un petit bout de réel le plus réaliste possible sur un petit rectangle figé ou animé, Antonia et Thierry se rejoignent. Le titre, à valeur comparative de prime abord, devrait plutôt s’entendre dans son sens second, à valeur d’hommage, tel un verre levé à la mémoire de quelqu’un. Alors à l’image d’Antonia qui clôt littéralement le récit ou au film de Thierry dans son ensemble, le final, le plus beau et puissant de l’année, fait office de requiem. Mais un requiem joyeux et célébratif, qui s’adresse aussi à ces gens qui sont venus assister à une expérience collective appelée le cinéma, et qu’un temps durant, quelque chose d’indescriptible s’est passé.
À son image de Thierry de Peretti, au cinéma le 4 septembre 2024