Critique | Alpha de Julia Ducournau, 2025 | Compétition (SO)
S’il y avait bien un film que le tout Cannes attendait au tournant, c’est sans aucun doute la nouvelle réalisation de Julia Ducournau, cinéaste déjà palme-d’orisée (Titane, 2021) et connue pour son goût des histoires monstrueuses faisant trembler la Croisette. Mais cette fois-ci, ni cannibalisme affamé ni grossesse automobile, mais le récit d’Alpha (Mélissa Boros), 13 ans – elle se comporte pourtant comme si elle en avait dix-huit – insubordonnée et vivant seule avec sa mère docteure (Golshifteh Farahani) au début des années 1990. Mais alors que la jeune fille ivre se fait tatouer contre son gré la lettre A sur le bras lors d’une fête, sa mère plonge dans une inquiétude dévorante : que sa fille ait attrapé un virus mortel en circulation qui a pour effet de solidifier les corps comme du marbre avant de s’effriter comme de la poussière. Pour sûr, Julia Ducournau signe ici un grand virage dans sa filmographie, prolongeant ses thèmes (où triomphe l’obsession pour le corps) mais évoluant dans sa tonalité et son genre. Pour le mieux ?
Dans le monde apocalyptique d’Alpha, la peur de la maladie est une réminiscence du traumatisme. Lorsque que la mère découvre le nouveau tatouage de sa fille – on lui a pénétré une aiguille dans la peau sans son consentement, « cela nous arrive à toutes » – elle rentre dans une boucle paranoïaque infernale, réactualisant les souvenirs de son frère malade, Amin (Tahar Ramin), que l’on comprend addict et finalement décédé au début des années 1980 du virus en question. De ces souvenirs, émane la résurrection concrète (mystérieux mélange d’une présence faite d’absence, d’une maladie solidifiante et effaçante en même temps) d’Amin au sein du foyer d’Alpha et sa mère, spectre en cohabitation et contamination. Comment libérer des boucles de répétitions qui condamnent les familles à vivre et revivre les mêmes traumas ? La mère projette chez Alpha le destin d’Amin, fantôme poussiéreux qui traîne dans l’appartement, s’installe même dans la chambre de la jeune fille et dont la similitude phonétique des prénoms (Amin-Alpha) ne peut que nous forcer à les jumeler. De fait, cette maladie se transmet par le sang – il serait trop facile de réduire la métaphore au SIDA transmis sexuellement : dans la famille, les deux sont infectés par la piqûre – littéralement une transmission veineuse intra-familiale. Un virus contagieux, irréversible, sans remède pour la science mais faisant intervenir une mystique familiale arabe héritée : pour contrer le « vent rouge » (la maladie) la victime doit se nettoyer avec de l’eau pour s’empêcher de se laisser contaminer. Eau et sang, virus et purification.
On connaissait le corps comme chair chez Ducourneau, puis le corps métamorphosé. Ici, c’est le corps malade, le corps en route vers sa destruction la plus totale, son effacement. Qu’est-ce qu’il y a de plus monstrueux dans le réel que la maladie elle-même ? Le corps d’Amine dégingandé, ses côtes, ses omoplates, son dos courbé saccadé par sa colonne, et dont les gestes difformes sont projetés sur le jeune corps d’Alpha, au travers des yeux de la mère. Chaque toux est l’occasion d’un souffle de poussière, d’une posture qui devient de plus en plus lourde, droite, froide et dépérissante. Une minéralité grise, bleuté, apocalyptique de l’enveloppe, littéralement. Puisque la maladie fige comme de la pierre, du marbre. La peur de ce corps vivant, germé, effraie et fait d’Alpha la paria de son collège, l’inapprochable. Mais est-elle réellement malade ? C’est le surgissement des souvenirs d’Amine, puis son fantôme, qui place Alpha en quarantaine, qui l’enferme : la peur de la maladie nous rend malade.
Alpha est un objet de cinéma bizarre. Les corps se solidifient puis s’effritent, de la même façon que le récit pose un style, un genre, une tonalité, puis l’émiette ailleurs et la désagrège. Mi-dramatique, mi-fantastique, mi-teen movie ; pas de catégorisation mais un entremêlement de tout conduisant à une scène étrange. Au milieu du récit, un souffle de vie dans un climat morne et contagieux, une séquence musicale dans une boîte de nuit. Alpha ivre et perdu. Amin et son corps monstrueux.
La mère n’a pas de prénom. Pourtant, ce sont ses yeux qui nous font presque tout voir. Le point de vue d’Alpha est inondé des peurs de celle qui est pourtant docteur, ses inquiétudes, le traumatisme de n’avoir pas pu sauver son frère. Comment laisser partir nos fantômes ou nos monstres lorsque l’on s’est habitué à cohabiter avec eux ? Amine veut qu’on « le laisse dormir », comprendre qu’on le laisse mourir. Sauver quand on ne veut pas être sauvé, nourrir le traumatisme. Mais en définitive, lâcher la poussière fantomatique d’Amine déjà mort dans un vent rouge salvateur (enfin de la couleur) : avancer désormais.
Alpha de Julia Ducournau, au cinéma le 20 août 2025