Onze ans de solitude

Critique | Renoir de Chie Hayakawa, 2025 | Compétition (SO)

Après un premier film (Plan 75) déjà très remarqué et récompensé d’une mention spéciale à la Caméra d’Or en 2022, Chie Hayakawa investit de nouveau la Sélection Officielle, cette fois-ci en lice pour la Palme d’or. Premier week-end du Festival : cernes installées et rencontres inopinées orchestrées par les Dieux du cinéma… Le rythme se brise ce samedi quand, sur la croisette, le récit d’une solitude. Lente, douloureuse, isolée – venue calmer l’excitation haletante de cette première semaine et inviter à renouer avec l’enfant intérieur, endolori, tapi au fond, quelque part. 

Promesse déjouée dès le titre, Renoir s’amuse bien des règles du jeu « cinéma » : ni vie du peintre (le père), ni portrait du cinéaste (son fils) ; mais le récit de Fuki (Yui Suzuki), onze ans, qui passe l’été 1987 à s’ennuyer dans la plus grande ville du monde, Tokyo. Son père (Lily Franky) est gangréné par un cancer, tandis que sa mère (Hikari Ishida), surchargée par le travail, ne lui accorde qu’une attention limitée dans le contexte morne de l’attente. Au centre donc, une gamine de onze ans, plus vraiment une enfant, pas encore une ado non plus, en quête de quelque chose à faire, quelqu’un à rencontrer. Un coming-of-age bleuté de mélancolie et d’imaginaire, où l’on se souvient que, nous aussi, enfant, on rêvait d’aventures romanesques pour tuer le temps et taire sa solitude. Et peut-être que c’est déjà ça, le cinéma ?

Compagnons de rêveries 

Le film s’ouvre sur des cris de bébés en silence. Puis, Fuki au sol, jambes en tailleurs, qui regarde ces images sans un son, presque sans un bruit, hypnotisée par le grésillement d’une vieille télé cathodique. Plus tard, on comprendra que ces enregistrements sont ceux confiés par une voisine qui a découvert – et qui se confesse sous l’hypnose (à trois sous) menée par Fuki – que son mari les consomme en cachette. Passer la porte d’entrée de Renoir, c’est se buter à ce médium qui interfère déjà entre nous et le film : une télé épaisse, un écran dans l’écran, qui installe d’emblée le symbole d’une communication coupée, cassée, aphasique et solitaire. Regarder dans le même sens, sans se parler, sans se voir, sans s’entendre.

Oui, Fuki est seule et s’ennuie. Les beaux jours 1987, c’est la chronique de son été, la recherche d’une activité ou une aventure pour casser son isolement. Tour à tour, elle s’essaye au mentalisme (malin moyen de communication immuable et éternel avec autrui), aux rencontres anonymes via un service téléphonique (ancêtre d’Internet), ou – dernier recours – à hennir face à un cheval croisé aux courses hippiques. Fuki tente, expérimente, s’essaye (voilà peut-être ce qu’est l’enfance), de la même façon que Renoir réinvente constamment sa forme et sa tonalité générique. On croit d’abord à un récit surnaturel quand Fuki la petite sorcière tente par un sort improvisé de dés-amouracher sa mère et son amant. Puis, peut-être à un récit d’amitité et d’écart social, lorsqu’elle se prend d’affection pour une jeune fille rencontrée au cours d’anglais, qui l’invite alors chez elle pour le goûter, et dont la mère jette subitement à la poubelle le luxueux gâteau qu’elle a préparé, son mari le trouvant trop sucré. Puis non, peut-être plutôt une histoire de pédophilie, alors que Fuki, seule de chez seule, finit par faire la connaissance d’un jeune universitaire en sociologie via un service de rencontres téléphoniques. 

Raconter par « sauts et gambades », aller-retours et esquisses. La cinéaste semble s’amuser à poser des éléments sans les faire nécessairement aboutir, ce qui rend le montage saccadé, parfois fouilli. Il y a une forme de paradoxe entre la veine solitairement contemplative de ce genre de récit, et cette frénésie d’aventures, d’évasion, où chaque séquence est la promesse d’une nouvelle intrigue, très vite avortée. Quelque chose est constamment empêché, inabouti – sauf la mort, irréversible. Une valse, en permanente contingence de ce que pourrait être le récit, sans l’embrasser réellement, jamais pour de bon. Un dispositif à première vue frustrant et perturbant mais qui, le film avançant, fonctionne par sa radicalité, tant la réalisatrice parvient à nous faire croire à cette promesse : kyrielle de personnages, de décors et de récits dans la vie de cette jeune fille qui, finalement, ne fait que mimer le processus même de la rêverie – se laisser aller au fantasme d’une vie autre, littéralement extra-ordinaire, avant de rapidement revenir à une réalité isolée et ennuyeuse.

Solitude de l’une, solitude des autres

Par la construction de son personnage en miroir du reste de la société, Renoir fait dialoguer l’individuel cassé de Fuki avec le collectif japonais pris par son intériorité. Si la jeune fille est seule, elle ne cesse de croiser la route de caractères aussi esseulés qu’elle, parfois tragiquement dénués d’espoir : lors d’une visite à son père hospitalisé, et sous la demande (on l’imagine) d’une vieille femme perdue, Fuki se voit grimer, métamorphoser, en une jeune fille autre, poupée de cire modèle, la petite fille d’un mourant anonyme. Alors que cette dernière s’approche du lit, la vieille femme prend sa main pour lui faire rencontrer celle du bientôt défunt. Une seconde pour lui laisser croire qu’il n’est pas si seul, que ses proches sont venus à son chevet, qu’il a été aimé. Là encore, Chie Hayakawa prend le contre-pied de l’imaginaire gravitant autour de son personnage : Fuki, jeune fille au visage d’ange qu’on imagine sage et rangée, mais qui, dès que les adultes ont le dos tourné, fouille dans leurs affaires personnelles et imite le cri du cheval ou du mouton devant qui veut bien l’entendre. Les autres, coupés d’autrui et dont la communication est illusoire, ne lui prêtent finalement qu’une attention très sommaire, eux-mêmes pris dans leur propre isolement.

Le procédé narratif éclaté et quasi omniscient de Renoir ne cesse de questionner les croyances de ses personnages. Pouvons-nous continuer à croire ? En les autres, en nous-mêmes, en l’amour, en l’avenir ? La mère de Fuki, pourtant cynique, se laisse aller à imaginer une romance avec son formateur, celui censé lui apprendre à communiquer correctement au sein de l’entreprise dans laquelle elle travaille (on souligne l’ironie), avant de le comprendre marié. Foi ou espérance désespérée, l’amenant à croire une cartomancienne qui lui annonce tomber amoureuse et vivre un amour passionnel. De même pour son père qui, en échange d’une grosse somme d’argent, se voit administrer un traitement miracle pour le guérir de son cancer en stade terminal.

Pour autant, le film n’en demeure pas cynique. Ce qu’il reste, c’est la toile de Renoir, celle que Fuki croise un jour à l’hôpital : Irène, chevelure flamboyante, dans sa posture apaisée, compagnonne de solitude pour toujours. La scène finale entre Fuki et sa mère, face à face dans un train (espace à forte puissance symbolique puisqu’elles sont l’une devant l’autre mais en mouvement, dans la même direction), leur donne le temps de s’adonner à une séance de télékinésie. Qu’elles y croient ou non, que la magie fonctionne ou pas, finalement peu importe. Croire en la communication, même silencieuse, même ésotérique, c’est déjà lui donner l’espace pour exister, pour nous rassembler.


Renoir de Chie Hayakawa, en salles le 17 septembre 2025