Critique | L’engloutie de Louise Hémon | Quinzaine des cinéastes
Dans le blizzard de l’hiver, L’engloutie surgit. Louise Hémon façonne un univers où le désir se tisse à la matière brute du monde, un monde fait de neige, de boue et de vapeur. Monde où chaque sensation semble s’inscrire dans le corps avec une intensité primitive. Scénarisé par Anaïs Tellenne (L’homme d’argile) le film s’empare des éléments avec une sensualité palpable, liant le feu, l’eau et le vent au parcours d’Aimée (Galatea Bellugi) : à son arrivée dans le village pèse sur elle des soupçons en rapport à la survenue de phénomènes surnaturels. La jeune femme déclencherait-elle des avalanches régulières pour engloutir les hommes ? Cette institutrice venue d’ailleurs, de la vallée, dépositaire d’un savoir (l’école de la République) flirte avec la sorcellerie selon les habitant·es.
La langue, déclinée en occitan, se veut poreuse, glissant d’une génération à l’autre, d’Aimée au petit garçon qui lui traduit les mots d’une terre qu’elle ne connaît pas. On y perçoit la lutte entre les langues (française et occitane), qui circule lors des veillées malgré le froid. C’est un territoire qui vacille entre deux siècles et dans lequel Aimée incarne une forme de rupture. Le film prend place en 1899, un endroit où « le temps passe différemment pour tout le monde ». Objet de transmission et de mémoire, son carnet devient l’enjeu d’une parole vivante. Aimée est mise en garde par deux vieilles femmes : « si tu figes l’histoire, elle va mourir ». Elles le jettent alors au feu, le regard sombre, laissant les mots disparaître dans la cendre.
Madame a des envies
Dans le huis clos rude des montagnes, l’espace se plie au souffle du vent des neiges comme un sortilège dont Aimée tire sa force. Le film distille une atmosphère incantatoire, où l’eau se décline dans tous ses états : celle du bain qui purifie, la vapeur qui embrume les pièces glaciales, et la glace qui se brise et aspire. Hémon filme les visages mordus par le froid, les mains plongées dans l’eau brûlante, les bouches entrouvertes qui laissent échapper des souffles de givre. Il y a quelque chose d’organique, une osmose entre le charnel et le minéral.
L’engloutissement ne se limite pas au paysage : il est aussi métaphorique, charnel. Le sexe s’y vit comme une dissolution, une perte de soi dans l’autre, une fusion organique. Aimée envoûte les jeunes hommes, les conduit à leur perte dans une spirale de désir qui s’apparente à une malédiction. Le film joue avec les motifs de l’enfermement, du secret : un cercueil posé sur le toit, faute de pouvoir enterrer les morts dans un sol trop gelé, qui laisse les défunts veiller sur les vivants et entendre leurs rires. L’espace se tend et se détend au rythme des désirs d’Aimée.
L’espace s’épaissit encore lorsque Aimée s’approche de la grotte, lieu de rencontres clandestines, métaphore évidente de la matrice féminine, de la faille, de la brèche. Enoch (Matthieu Lucci) et Pépin (Samuel Kircher), amants secrets, s’y retrouvent, explorant leurs corps dans l’ombre humide de la roche. Mais l’engloutissement est aussi celui d’un désir contrarié, de la frustration. Au retour du printemps, dans la littérature classique, le désir renaît ; ici, il s’enlise dans la boue fondue, se perd dans les vapeurs des maisons aux fenêtres scellées. Hémon capte avec une acuité rare cette privation, cette suspension dans le temps, posant sur les corps un regard qui les pétrifie et les transcende à la fois.
L’Engloutie est un film qui se déploie comme un envoûtement, une exploration viscérale des éléments de la nature qui se répercute sur les corps, où chaque geste, chaque souffle semble marquer la chair comme le gel s’inscrit dans les veines du bois. Un cinéma de la sensation, brut et lyrique, une déflagration poétique dans la blancheur des montagnes. Car c’est bien là toute la beauté des films dans la montagne : voir les personnages engloutis par les hauteurs du monde.
L’engloutie de Louise Hémon en salle le 24 décembre 2025