J’essaie de ne pas les détester

Critique | Dossier 137 de Dominik Moll | Competition (SO)

Quelque chose cloche dans Dossier 137. Des deux policiers en civil le jour où la vie de Guillaume a basculé, qui a tiré le flashball ? Dominik Moll fait de ce point de départ évident son point final. Au terme d’un peu plus d’un an d’enquête – l’un des dialogues l’explicite -, comment se peut-il que des policiers de la police aussi zélés et compétents que celle jouée par Léa Drucker n’aient pas vu en venir plus tôt à la conclusion qui s’impose ? Les gars de la BRI ont tiré en même temps, depuis le même point, avec le même angle, dans la même direction. Impossible de départager l’un de l’autre, impossible d’arriver à la vérité que l’étude froide et dépassionnée du dossier pourrait permettre. Pas de sanction. Cette pirouette scénaristique permet de ménager chaque parti : les policiers ont clairement fait une bavure car la vidéo l’atteste, on ne peut pas les condamner tous les deux ; les agents de l’IGPN sont moins incompétents que pris dans des rapports de force, notamment avec les syndicats, avec leurs anciens collègues – plusieurs fois il en est fait mention -, qui empêchent la structure d’opérer comme elle le devrait, on ne peut pas leur en vouloir ; les victimes sont des bonnes victimes car elles n’ont pas été violentes. De tous les dossiers traités par l’IGPN sur les gilets jaunes, Dominik Moll choisit celui où chacun voit midi à sa porte, où la question est tranchée sans être tranchée. Où le goût amer laissé par l’absence de sanction ne reste pas longtemps en bouche puisqu’il paraît difficile de souhaiter l’inculpation des deux tireurs. Pas de chance d’être tombé sur ce cas mais moi je trouve ça bizarre.

Léa Drucker a fait de son mieux. En a-t-elle trop fait ? Ce qui cloche, c’est peut-être aussi ça, qu’elle fasse de son mieux. Même sa hiérarchie trouve ça suspect puisqu’elle la convoque. A croire que d’habitude, on ne s’amuse pas à suivre jusqu’à chez elle la personne qui a peut-être filmé la scène pour la convaincre de remettre le précieux document. C’est d’ailleurs ce que le dialogue qui s’ensuit suggère. Confrontée à la femme de ménage noire de l’hôtel, elle affirme que même pour un cas avec des noirs ou des arabes impliqués, elle aurait remué ciel et terre comme elle est en train de le faire. Son oui sonne non. Léa Drucker sait qu’elle n’aurait jamais fait ça. Guslagie Malanda a raison de se méfier, elle sait que « les policiers sont jamais condamnés ». C’est moins de l’étude et de l’impasse du 137e dossier que des rares séquences comme celle-ci, où les paroles s’affrontent, qu’affleure autre chose que la mollesse du film. La victime dit dans la séquence finale « essayer de ne pas les détester » ; le fils dit un soir à sa mère que « tout le monde déteste la police », ils échangent pour revenir au point de départ « tu ne comprends pas maman, tout le monde déteste la police ». Là est le problème fondamental. Les policiers ne comprennent pas qu’ils sont terrifiants. Ils sont cagoulés, armés, rien ne peut leur être rétorqué, personne ne peut constater les abus de pouvoir en garde-à-vue, ils tirent sur tout ce qui bouge et se défoulent sur les premiers passants venus, et puis ils défendent qui ? La République, rappellent ironiquement plusieurs dialogues. 

En fait, il y a deux projets en un dans Dossier 137. Le premier passe par les dialogues – uniquement les dialogues. Pour Dominik Moll, chaque élément qui constitue la galaxie des violences policières doit absolument exister car c’est cela qui est gage de justesse et de complexité (la longueur administrative, les collègues, les syndicats, le racisme, la république…). Même avec toute sa retenue et son brio, Léa Drucker n’arrive pas à effacer l’impression que les lignes qu’elle prononce tentent d’expliciter en permanence ce qui se joue en creux. L’exemple cardinal est cette entrevue finale avec la cheffe, où ce qui est dit à voix haute sonne comme la conclusion d’une dissertation : « je suis au milieu, à la fois flic, à la fois proche de la victime ». Synthèse. Cathartique aussi car le second projet de Dossier 137 est de remettre des émotions là où elles disparaissent. Le film s’ouvre sur les images des manifestations gilets jaunes sur les Champs Elysées avant de se cloitrer dans le bureau de Léa Drucker, à qui toute émotion est interdite. Les auditions sont mécaniques, pleines d’une langue de bois qui ne prend jamais acte, où la langue technocratique décrit avec précision plutôt qu’avec émotion, et où seule la vidéo permet de confronter un discours autrement bien huilé. Le visage fermé de Léa Drucker affronte soit des gens que les affects agitent : sa mère, la mère de la victime, soit des visages de policiers constamment inexpressifs, jamais catastrophés par l’horreur d’une vie brisée. Ils n’en ont pas le droit car l’introduction du film nous rappelle que ceux qui risquent gros sont ceux qui admettent, qui montrent des remords. Toute l’enquête numérique, les gros plans sur des vidéos rejouées encore et encore, rend inopérante la souffrance qui s’y loge car ce qu’on traque, c’est des visages qui se retournent, des bras qui s’arment, des silhouettes floues… et par opposition, le chaton et les vidéos de chats, devant lesquels on s’émeut à nouveau. Par opposition encore, les séquences de liesses avec Guillaume, la victime, dans la voiture avant le drame, qui ferme le film. Dominik Moll travaille l’opposition entre un monde policier qui ne ressent plus et le reste du monde. Il nous souffle à l’oreille une chanson fétide : si on laissait la police se reconnecter à ses émotions perdues, tout ça irait franchement mieux.

Dossier 137 de Dominik Moll, prochainement au cinéma