Critique | Resurrection de Bi Gan | Compétition (SO)
Il aura donc fallu attendre huit jours de compétition et la séance de 22h pour voir arriver sur les écrans cannois le premier prétendant au grade de chef-d’œuvre incontesté, date immédiate dans l’histoire du cinéma, film trop occupé par sa perfection pour s’inquiéter d’être récompensé à l’issue du Festival. Ça ne joue plus dans la même cour. Resurrection, troisième film du cinéaste chinois Bi Gan, était jusqu’alors présenté comme le voyage d’une femme entre rêve et réalité pour ramener un homme du premier vers la seconde. Et la première grande surprise du film consiste à partir de cette trame pour la tisser sur le cinéma lui-même : ainsi, l’homme rêve d’une traversée de l’histoire du cinéma (en partant du cinéma muet, il passe par le film noir ou parvient encore dans l’espace illimité qu’offre un plan séquence aidé du numérique), et le sommeil fait office de frontière entre l’image animée et la réalité, l’endormissement devenant le risque de se couper définitivement d’elle, et donc d’en perdre tout son sens profond. Le cinéma ne peut s’affranchir du réel – et si l’on préfère annuler un rendez-vous galant pour aller voir un Naruse à la Cinémathèque, c’est qu’on a rien compris à Naruse comme disait l’autre.
Un grand voyage vers la fin du cinéma
L’ouverture de Resurrection est d’une puissance évocatrice rare. De celles qui donnent l’impression que l’on assiste à quelque chose d’important, un rendez-vous pris avec l’Histoire au temps présent. Dès cet ouverture, c’est bien le cinéma des Frères Lumières et de leurs vues sans coupe dans l’image qui s’empare de Bi Gan, L’Arroseur arrosé comme pied de nez humoristique face à la grandiloquence du projet, mais surtout le train, motif récurrent comme métaphore d’une machine infernale en marche. Une femme traverse d’innombrabres décors qui évoquent le cinéma muet d’antan (on ne saurait les compter), mais surtout la puissance évocatrice de Gance et de Murnau, les deux à la fois, dans un même plan. La folie des grandeurs, un mur tombe et laisse apparaître un nouveau tableau ; un défilé de portes sur lesquelles plane l’ombre d’une main griffue.
Mais l’ébahissement premier laisse alors la place à une sorte d’habitude à mesure que s’éclaire le programme orchestré par le cinéaste : ce long voyage depuis les confins du cinéma se pare d’une étanchéité nette, découpé en plusieurs blocs, chacun rattaché à une époque ou un genre, et dont le régime d’image favori est celui du plan séquence. Naturellement, il trouve son point d’orgue lorsque le film évolue vers le numérique, poussant encore plus loin les expérimentations passées et similaires de Bi Gan (sur la deuxième partie d’Un grand voyage vers la nuit notamment), sans perdre le lyrisme ni le sentiment d’une tension palpable inhérent à la réalisation d’un tel procédé. Le plan séquence est toujours virtuose, et la toute puissance de l’acuité numérique agit comme un réveil, la fin est annoncée par le passage à l’an 2000, cette nuit décisive où le soleil levant sera synonyme de mort certaine.
Reclus sur soi
À notre grand étonnement, le recours à la métaphore du cinéma rend Resurrection bien plus lisible et clair dans ses intentions que nous le fantasmions depuis tant de semaines. Le cinéaste ne se positionne pas du tout sur le registre de cinéastes contemplatifs, hallucinés, ou les deux (Weerasethakul, Antonioni, Tarkovski), mais bien plus dans une histoire à thèse et auto-réflexive du cinéma. Par cette inquiétude à l’égard du sort du cinéma, et la dépense illimité d’astuces techniques et d’idées transformées en images et hommages à ses prédécesseurs, le film se pare d’une étrange charge héroïque, foncièrement pénible. « Après moi le déluge, le cinéma se meurt au XXIe siècle et ce film est la preuve qu’il doit et qu’il peut être sauvé, même si ce n’est que pour un seul spectateur, cela en vaut la chandelle » ; telle est la thèse portée par le film, qui perd immédiatement de sa superbe par son approche fataliste de cet art, en perdition certes, mais qui gagne largement à être réfléchi avec humilité à l’aune de son présent plutôt qu’en invoquant un imaginaire passé et perdu – en ce sens, le film se contredit donc puisqu’il redéploie cette imagerie avec brio.
Si le film fait largement penser à Megalopolis de Francis Ford Coppola (il occupe la position d’outsider cannois au gigantisme auto-dévorant qu’il prenait l’an dernier) ou au Holy Motors de Leos Carax (ils font le même geste : une traversée réflexive sur les acteur·ices pour l’un, le cinéma pour l’autre), Resurrection ne saurait atteindre leur grandeur. Il fait du cinéma son seul sujet, une matière et une culture à sauver à tout prix, un assèchement ferme de sa forme qui l’empêche à jamais d’atteindre les splendeurs infinies d’images universelles atteintes en creusant les tréfonds de l’âme. Le cinéma n’est au travail qu’à travers des discours en voix-off et des bouts d’histoires qui se succèdent en 4:3 puis en scope. C’est ce qui l’empêche de dépasser le statut de sujet du film pour atteindre le rang d’un objet que Bi Gan ausculte et travaille autrement que par mégalomanie cinéphile. Imperméable au reste du monde, là où Coppola abreuvait son imaginaire d’utopies par exemple, Bi Gan réalise un grand objet, limité à ne toucher qu’un tout petit nombre de déjà-convaincus. Qui convertira-t-il à la chapelle ?
Avant le début du film, nous étions deux à nous faire la réflexion que cette séance toucherait sans doute des dizaines de jeunes cinéphiles en herbe qui, comme nous lorsque nous découvrions Mektoub, My Love, tomberions définitivement en amour avec les infinités qu’offre le monde-cinéma. Le constat ne peut qu’être amer : là où le cinéma de Kechiche constituait un débordement de désir (jusqu’à l’excès), les magnus opus des années 2020 sont voués à remâcher l’histoire du cinéma pour pleurer sa mort imminente, incapables de créer de la grandeur ex nihilo. Resurrection subjugue certes, mais au prix d’une tristesse froide et calculée.
Resurrection de Bi Gan, prochainement au cinéma