L’embrasement

Critique | Die my love de Lynne Ramsay (SO)

En ouverture, une maison, décrépie, le sol recouvert de feuilles mortes, les murs abîmés au papier peint vieillot. Au loin, la voix de Gracie (Jennifer Lawrence) et Jackson (Robert Pattinson), parents en devenir qui viennent visiter la maison. Ils la toisent, l’entourent, l’encerclent, la traversent de toute part sans que le cadre ne bouge. Théâtre de la domesticité, la maison deviendra le lieu de leur amour, le lieu de leur folie. Une forêt prend feu. Les flammes montent tout en haut de la cime des arbres, leur crépitement, rythmé par un morceau de hard rock. Le titre : Die my love apparaît, comme la promesse d’un feu ardent qui détruira tout sur son passage. Lynne Ramsay enferme ce jeune couple dans un presque huis clos – une maison au milieu de la forêt, isolée. 

Après une scène de sexe bestiale où les corps s’entrochoquent et se griffent, Harry, leur petit garçon, arrive dans leur vie, en même temps qu’une dépression post-partum. Les corps ne dansent plus ni ne font l’amour, mais s’ignorent et se crient dessus. Commence alors le début de la petite mort de leur relation, plus de sexe, plus de plaisir. Gracie doit s’occuper seule de son fils la journée, pendant que Jackson est au travail (lequel, on ne le saura jamais). Elle s’ennuie, fait des grimaces à son fils, boit des bières et renverse la panière à linges. Dans un montage elliptique et troublant, la réalisatrice s’attache à nous déstabiliser quant à la réalité de Gracie. Gracie qui se sent si féline, qui rôde à quatres pattes autour de la maison dans les hautes herbes, qui parfois marche avec un couteau semble jouer constamment avec cette urgence de vivre, urgence de mourir. Errance physique et psychique. 

La forêt autour de la maison fonctionne comme limite de la carte, comme si rien n’existait derrière. Gracie est enfermée, domestiquée dans cet espace où elle ne peut qu’être mère. Son roman n’avance pas, syndrome de la page blanche. Son seul acte créateur sera son fils – les femmes arrêtent-elles de créer lorsqu’elles deviennent mère ? – et cette peinture lactée, le lait jaillissant de son sein pour se mêler à l’encre – écriture et maternité conciliable ? L’ébauche vient se mêler aux étoiles qu’observe Jackson dans son télescope pour se fondre dans son regard. « On n’en a rien a foutre de l’Univers de toute façon » dit Gracie en repartant se coucher, agacée par son compagnon. Elle préférerait qu’il lui fasse l’amour, qu’il la baise comme avant. La « main toujours dans la culotte » l’empêche d’écrire et elle s’enferme dans ce désir qui la brûle. 

La lune éclaire le visage de Gracie, sublime et effrayant, une lueur blanche qui découpe ses traits dans l’obscurité de la chambre. Ses yeux grands ouverts ne cillent pas ; le sommeil l’a désertée depuis la naissance de Harry. Jackson dort à côté, la bouche entrouverte, étranglé par un cauchemar qu’il n’a jamais su nommer. Gracie le fixe. Elle pourrait plonger ses doigts dans sa gorge, là, maintenant, juste pour voir ce qui se passerait, juste pour sentir le bruit que ferait sa trachée en se refermant sous la pression. Elle ne le fait pas. À la place, elle se lève. Ses pieds nus glissent sur le plancher usé. Elle marche lentement, traverse le couloir, pousse la porte de la chambre de Harry. L’enfant dort paisiblement, bercé par ses rêves d’innocence. Gracie le regarde, l’envie de l’aimer se mêle à un dégoût profond, viscéral, qu’elle n’arrive pas à formuler. L’animalité monte en elle par vagues, un torrent rouge qui frappe contre les parois de son corps. Sa main se pose sur le berceau. Elle respire profondément. À l’extérieur, un chien hurle à la mort.

Elle descend les escaliers, ouvre la porte d’entrée. Le vent de la forêt la saisit, les feuilles mortes s’envolent autour d’elle. Gracie avance, nue sous sa chemise de nuit, les bras ballants. Elle ne sent plus le froid. Ses pieds s’enfoncent dans la terre humide, le sol semble la happer. Une brume légère flotte entre les arbres, comme un souffle retenu. Elle s’arrête au milieu de la clairière, lève les bras au ciel. La lune est immense, éclatante. Gracie ferme les yeux, tend le cou. Elle respire. Son corps se tend, un spasme la traverse. « Qui est la bête ? » murmure-t-elle dans un souffle. Son ventre se crispe, ses mains se serrent sur la peau de son abdomen. Elle toise ce corps qui a changé, ce ventre distendu par l’enfantement, ces seins lourds de lait qu’Harry tète encore et encore. La sensation d’être une bête, un animal nourricier, un corps à disséquer.

La bête en elle a dû apprendre à vivre en souffrant. Le désir ne l’a pas quittée – il s’est transformé, vrillé, comme un nerf à vif. « Tout le monde perd un peu la boule la première année ». Elle sait, au fond, que c’est plus profond que ça. La bête rôde et patiente, dans l’ombre. Elle attend son heure. Elle caresse les cheveux de Jackson, se penche à son oreille. « Une chose que tu aimes souffre » murmure-t-elle. Elle n’abandonne pas l’idée de l’amour passionnel et bestial même après son enfant. La bête n’est pas en elle, elle est la bête. Et ce qui se dessine dans l’ombre n’est pas une métamorphose mais une révélation — elle se laisse domestiquée. Le désir, la douleur, la création : tout s’entremêle dans cette folie lucide qui la guide désormais. Gracie n’est plus enchaînée à la maison, ni à son corps, ni à la maternité. Elle est l’incendie qui rôde, la flamme qui consume, l’instinct brut, l’animal. Mourir, aimer, souffrir. 

Die my love de Lynne Ramsay, au cinéma prochainement