Édito | Jour 2 du Festival de Cannes
Les jours se suivent et ne se ressemblent pas ; les paillettes et confettis de début de festivals ont laissé place aux très sérieuses compétitions et autres accusations et agressions dont on se serait bien dispensées. C’est qu’on ne rigole pas sur la Croisette, ni dans les salles ni en scrollant Twitter entre deux séances. Depuis le début du Festival, deux faits relatifs à des VHSS ont été signalés : l’acteur Théo Navarro-Mussy, au casting du Dossier 137 de Dominik Moll, a été écarté en amont de la présentation par le Festival de Cannes d’une part, suivi d’une « mise en retrait » du vice-président de l’Acid après qu’une femme a pris la parole lors d’une table ronde organisée par le CNC et justement dédiée à cette thématique… De tels agissements concernent toutes les strates de la société, y compris la gauche et le milieu culturel, où elle est surreprésentée, en voici encore une preuve. Maintenant, que faire ?
Du point de vue du Festival, les mesures mises en place en amont semblent devenir efficientes et témoigner d’une prise en compte de plus en plus rigoureuse des revendications féministes. Elles s’accompagnent aussi d’une ligne téléphonique multilingue (+33 0(4) 92 99 80 09) et d’une adresse mail (hospitality@festival-cannes.fr) pour accompagner toute personne victime de violences, abus et/ou harcèlement sexuel. Sur le papier donc, une prise en charge directe, mais ensuite, que faire de plus ? La multiplication des affaires est implacable, atterrante, mais rares sont les propositions de solutions réalistes. Nous sommes-nous au moins déjà donné l’espace, le temps et les moyens de les penser et de les concrétiser ?
Du côté des films
La « grande famille du cinéma », ce vieux fantasme bourgeois qui ne cesse de se craqueler et dont les enfants portent pour la plupart des cicatrices (qu’elles soient visibles ou non), se trouve aujourd’hui dans une situation délicate. Cette famille veut changer et se mettre à la page, mais les films de sa progéniture reviennent tout naturellement gratter dans les croûtes, là où ça fait toujours mal. Les films présentés ce jeudi dialoguent entre frères et sœurs : entre Le Mystérieux regard du flamand rose (Diego Céspedes) et Sirat (Oliver Laxe), la nécessité tient à la mise en image de récits de familles reconstituées, cette fois avec le cœur. La vie en communauté autonome au Chili du premier dialogue avec les raveurs errants du second, littéralement des déserteurs, et pour la plupart amputés d’un membre – c’est ce que provoque un traumatisme, forme extrême de somatisation. Dans le film de Céspedes, les travestis sont considérés comme des « pestiférés » par le reste du village ; chez Laxe, cette communauté alternative se voit empêchée par les autorités marocaines. Les deux films revendiquent à l’oral cette nouvelle famille, que ce soit entre une mère de substitution envers ses enfants qu’elle a recueillis dans l’un, ou un élan d’adelphité entre frères et sœurs de son au cœur du désert marocain de l’autre. Peu importe d’où tu viens, marchons aujourd’hui ensemble. Ces deux films n’échappent pas à leur lot de violence, qu’elle soit une vengeance des pestiférés chez Céspedes ou l’hostilité du paysage chez Laxe. L’impossibilité d’échapper aux agressions n’empêche pas ces films de créer des safe places (le terme est galvaudé mais appartient à l’origine à la culture queer), un endroit où être vu, compris, entendu. Peut-être le rôle du cinéma ?
La ritournelle habituelle sur le sujet en revient toujours au régime de la preuve : sans elle il n’y a plus d’État de droit et les tribunaux populaires remplacent la sagesse des juges, les féministes radicales à cheveux roses ont gagné et font peur aux Éric. On connaît la chanson. Mais qu’en disent les films de la Compétition ? Loznitsa tout d’abord rappelle qu’il n’y a de preuve possible qu’en présence d’un régime politique qui croit en la valeur de la vérité. Que vaut une preuve sous Staline ? Rien, puisqu’on la jette au feu, et encore rien si un procureur acharné se bat en son nom, puisqu’il disparaîtra malencontreusement et tout aussi vite qu’elle… Que vaut une preuve sous Macron ? Il n’est évidemment pas directement responsable des violences commises par la police durant le mouvement des Gilets Jaunes, simplement le dernier guignol à avoir pris le poste. Il est tout aussi peu responsable de son ministère de l’Intérieur (alors dirigé par Darmanin, un expert en matière de VHSS), tout comme de la manière dont ont été encadrées ces manifestations (s’il avait pu réaliser une loi de sécurité globale visant à protéger ces concitoyens, le dieu de rationalité Jupiter l’aurait bien fait, n’est-ce pas ?)… Alors dans Dossier 137, Léa Drucker enquête pour l’IGPN, la police des polices. Elle veut redorer l’image de l’institution en écartant les fauteurs de trouble du troupeau, mais finit par se rendre compte de l’impossibilité de sa tâche à hauteur individuelle, et de la force avec laquelle le système broie les individus, elle comprise.
Que peut-on donc faire ?! Comment agir dans l’urgence ? Peut-être est-ce en ces termes qu’il faut revenir à la volonté de se faire justice soi-même : Ethan Hunt (par lourd patriotisme, certes) tue pour sa patrie, épargnant le monde d’être régi et contrôlé par une Entité dévastatrice, tandis que la jeune fille du Flamant Rose assassine le meurtrier de sa mère d’adoption et que le père de Sirat s’en va chercher son enfant, seul, délaissé par les autorités. Face à la violence, il n’y a parfois plus le choix, pas d’autres éventualités que de se défendre par soi-même. La fin justifie-t-elle les moyens ? En l’état, cette violence comble les manquements d’une justice affaiblie et d’une industrie sous omerta, et il serait indécent de la condamner.