Une très mauvaise année ?

Édito | Jour 8 du Festival de Cannes

La journée du mercredi 21 mai fut particulièrement éprouvante pour la rédaction : on a au mieux trouvé sympathique Romería (que l’on attendait particulièrement) et souffert le martyr devant History of Sound et Sentimental Value. La pêche est maigre, la fin du Festival commence à pointer à l’horizon, et quand on fait l’inventaire des grandes surprises, elles se comptent sur les doigts d’une main : Sirat, Deux Procureurs, Enzo, Magellan, Classe moyenne. Alpha , Renoir et L’Agent Secret sont en ballotage : une partie de la rédaction (celle en charge de cet édito) les porte aux nues, en face d’une rédaction sceptique, si ce n’est carrément en désaccord. On monte alors à huit films. Qu’est-ce qui a cloché chez les autres ?

Un bon casting ne suffit pas

L’argument résonne, notamment à Cannes où il faut fournir le tapis en pieds de stars, mais un nombre incroyable de films tient d’abord ici par sa promesse de casting. Qui était intéressé par History of sound pour une autre raison que ses deux têtes d’affiches, super stars hollywoodiennes en devenir, Paul Mescal et Josh O’Connor ? Highest 2 Lowest fut l’occasion de doter Denzel Washington d’une Palme d’honneur, l’acteur plutôt que le cinéaste donc. Eddington ou The Phoenician Scheme apparaissent, dans cette lignée, comme le moment opportun pour un acteur de passer chez un cinéaste-signature. « Mais siiiii, Eddington c’est le film d’Aster avec Emma Stone »… Bon. Il n’empêche qu’à ce stade, presque aucune prestation n’a suscité d’élan, l’envie de féliciter quelqu’un pour une performance particulièrement mémorable ; nous sommes très curieux de voir quel acteur et quelle actrice seront récompensés par le Jury Binoche samedi. On pense quand même à Sergi Lopez, valeur sûre qui trouve dans Sirat un rôle à la hauteur de son talent, où la rage se mue en abandon et la danse en rite mortuaire pratiqué en pilote automatique quand le corps ne répond plus ; et à Mélissa Boros, sublime révélation made in Ducournau, qu’on espère croiser aux César l’an prochain, bluffante pour la versatilité de son jeu, enfant ayant grandi trop vite dans un corps de 13 ans, qui boit, court et cherche à vivre à plein poumons dans un Empire des ténèbres. Que cette radicalité soit récompensée.

Les mauvaises habitudes

La Croisette est aussi un lieu de rendez-vous avec des cinéastes plus ou moins appréciés, côtoyés car invités, par nécessité, telle une connaissance de classe au collège. Dominik Moll, Richard Linklater, Kirill Serebrennikov et Tarik Saleh font partie de cette catégorie. Avec Dossier 137, le premier prolonge ses fétiches de La Nuit du 12, prenant un immense plaisir à filmer des interrogatoires (pourquoi ? on ne le saura jamais) et à montrer une pseudo complexité dans une bavure policière des plus républicaines (c’est la faute à personne, mauvais endroit au mauvais moment, angle mort de la justice…). Linklater, le plus cool des capitalistes, pompe cette fois sur la Nouvelle Vague (après avoir inventé l’eau chaude grâce à ses films-concepts sur le temps – machine drôlement bien huilée pour faire pleurer les chaumières) pour reproduire un coup de génie, mais transformer le coup de force esthétique en rentabilité économique. Lui fera de l’argent sur son film et c’est d’abord ça qui compte, voilà la différence entre lui et Godard qui, s’il avait besoin d’argent, allait le voler plutôt que de salir le septième art. Pour les deux derniers, Serebrennikov et Saleh, Cannes aura été le théâtre de leur dépérissement. Le premier s’est vu déprogrammer de la Compétition (il est loin le temps de Leto) tandis que le second conclut une trilogie au Caire, qu’il semble avoir réalisé par habitude plus que par passion, tant le film se noie dans son classicisme et l’absence de vitalité. L’exemple le plus flagrant : la manière dont il filme Lyna Khoudri, durant les cinq pauvres minutes où elle daigne apparaître à l’écran.

Clé manquante

A côté, il y a les films dont le projet nous a excités dès l’annonce de la Sélection. Ceux que l’on attendait par l’ampleur de leur ambition, par l’innovation de la voix de leur auteurice. Figure ainsi Sound of Falling de Mascha Schilinski, présenté comme une grande fresque allemande à quatre époques différentes et suivant la vie de quatre jeunes filles, mais qui ne propose qu’un gigantesque puzzle désordonné, opaque et enrayé dans un réseau de signes et de symboliques qu’il se fatigue à bâtir sur ses deux heures et demi. L’usage d’une voix-off brasse des banalités et n’aide en aucun cas le film à se rendre intelligible, à bâtir une narration. Une austérité froide, effrayante, ennuyeuse, qui noie les quelques séquences marquantes dans un flot déroutant, déconcertant. Espoir avorté, déception actualisée. Rebelote pour Romería, troisième film de Carla Simon et dont la rédaction attendait avec impatience l’arrivée en compétition. Un film chronique « écriture de soi » qui, lui aussi, utilise la voix-off, cette fois-ci pour enquêter sur le passé mort des parents de son héroïne. Mais là encore, le récit reste perméable, voire hermétique, alternant flashbacks, reconstructions et rêveries dans un grand flou énigmatique, impénétrable. Que faire de ce désir qu’ont les films de s’enfermer à double tour pour préserver leurs secrets, leurs mystères ? Pourquoi la voix-off, plus présente que jamais dans cette édition, doit-elle a tout prix faire office de clé de lecture des images ?  

On garde espoir

Mais le Festival n’est pas fini : deux jours restants, quatre films en compétitions et trois dont on a bon espoir qu’ils vont nous cueillir, nous soulever le cœur. Au sommet de cette pyramide, Résurrection de Bi Gan, film qui n’existe pas encore pour nous mais qui préfigure déjà dans nos esprits comme un ovni de cinéma inclassable, non catégorisable, et qui précède sa légende (on dit que le montage du  film est à peine terminé et qu’il n’avait pas de DCP la première semaine du Festival). A ses côtés, Woman and Child de Saeed Roustaee et The Mastermind de Kelly Reichardt : deux promesses que l’on espère réjouissantes. Car on attend que ça : sortir en souriant, riant ou pleurant. Provoquer de belles rencontres au Festival !