Critique | Promis le ciel de Erige Sehiri | Un Certain Regard (Film d’ouverture)
Au creux des marées humaines, une mère sans enfant prend dans ses bras une orpheline. Entre elles, les vagues du deuil, là où la foi devient rivage, et la communauté un port d’attache. Avec Promis le ciel, Erige Sehiri prolonge l’élan amorcé dans son premier long-métrage, Sous les figues (2022), en creusant cette fois-ci plus profondément encore le lien entre récit collectif et intériorité féminine. Ici, le cadre s’ancre au cœur d’une communauté noire évangélique installée en Tunisie, prise entre l’espoir d’une transcendance et la dure réalité de l’exil. Faire famille devient alors un geste de survie face aux frontières fermées, à l’irrégularité de leur statut sur le sol tunisien et à l’insécurité permanente qui les entoure. La foi devient force de cohésion, mais aussi échappatoire, voire source d’aliénation. Le ciel promis n’est-il pas trop haut ou trop lointain ?
Avec ses quatre protagonistes – Kenza (Estelle Kenza Dogbo), Jolie (Laetitia Ky), Naney (Debora Lobe Naney), Marie (Aïssa Maïga) – Sehiri met en scène quatre états qui se répondent et se reflètent dans une structure presque cyclique, fresque de la condition migratoire au féminin. Une petite fille de six ans dont les parents ont disparu dans un naufrage, une étudiante venue étudier seule, écartelée entre les attentes familiales et ses propres désirs, une femme d’une trentaine d’années séparée de sa fille adolescente restée en Côte d’Ivoire et une pasteure et ancienne journaliste d’environ 40 ans, dont la fille est soit loin, soit morte, peuplent cette maison composite. Kenza, confiée à ces trois femmes sans lien de sang, devient l’ultime tentative de faire famille hors des cadres légaux, dans un environnement précaire. Elles cohabitent dans une promiscuité fragile, chacune aspirant à un avenir différent malgré cette illusion de foyer recomposé.
It takes a village
On confie à une mère ayant perdu son enfant une jeune rescapée de naufrage. Cette situation révèle une reconfiguration familiale dictée par les dynamiques migratoires, où les liens ne se tissent plus uniquement par le sang ou l’ancrage territorial, mais se réinventent à travers des solidarités nouvelles. La religion, dans ce contexte, apparaît comme un prolongement de ce réagencement : une communauté où l’appartenance se construit autrement, par l’expérience partagée et le sentiment d’appui mutuel.
La scène du bain dans Promis le ciel se déploie comme une parenthèse de tendresse dans un quotidien marqué par l’errance et l’incertitude. Marie, Naney et Jolie savonnent délicatement les cheveux de Kenza, dont les petits bras s’accrochent aux rebords de la bassine en plastique. Le geste est simple, presque rituel, mais il porte en lui l’écho d’une maternité recomposée, loin des liens du sang. L’eau glisse sur les épaules frêles de l’enfant, lave symboliquement les traces du voyage, les cicatrices invisibles de l’exil. Dans cette intimité, l’acte de soin devient une forme de résistance, un refus de la dureté du monde extérieur. Dans l’exil, les gestes les plus ordinaires se transforment en ancrages, en repères face à la perte.
Dès les premières scènes s’impose une esthétique chromatique très éloignée du réalisme cru souvent associé aux récits migratoires. Le bleu électrique et le rose poudré, omniprésents dans les séquences de prière et de moments douloureux, créent un espace suspendu, entre réel et désir d’élévation. Sehiri capte les peaux noires, lumineuses, s’attarde sur la beauté sans fard des visages. En filmant des corps noirs avec soin dans un pays maghrébin, la réalisatrice rompt avec un imaginaire dominant où l’Afrique subsaharienne est perçue comme extérieure au Maghreb et où les existences sont invisibilisées. Pourtant, ces corps, ces voix et cette culture évangélique africaine sont bel et bien là, présents au cœur du tissu tunisien, présentés à Un certain regard à Cannes, bien qu’invisibilisés et violentés.
« La distance tue l’amour »
Dans une mise en image vibrante, la communauté religieuse devient une seconde famille pour Marie, Naney, Jolie et Kenza, toutes quatre isolées ou exilées sur un territoire hostile et incertain, chacune trouvant sa place à sa manière. Ainsi, la communauté agit parfois comme un rempart face aux carences de l’État tunisien, mais aussi comme instance de contrôle et garde-fou des paroles individuelles – notamment celles des femmes – qui restent bridées. Un espace collectif non neutre, qui fait vivre ses règles, ses hiérarchies et ses dogmes. Le film interroge le rapport de pouvoir entre la chaleur de la communauté religieuse et l’autorité distante et oppressante de l’État, révélant les tensions et les fragilités qui en découlent.
Cette distance s’incarne paradoxalement au travers d’un objet récurrent : le téléphone. Censé abolir les distances, il devient le symbole d’un lien toujours incertain, jamais stable. Reliée au vide, la technologie ne raccourcit plus les distances mais les rend surtout palpables. Une voix manquée, un message lu sans réponse. Et c’est le vide qui se creuse. Parmi les plans les plus marquants du film : Kenza jouant seule et passant ses mains d’enfants dans les anneaux d’une rambarde, menottes symboliques. Elle regarde dehors, ce monde qui lui échappe. D’une simplicité bouleversante, il condense ce qu’ Erige Sehiri met en images : comment naître, grandir, se projeter quand tout vous attache à un ailleurs inaccessible ? Que devient-on quand le « plan de Dieu » – dont parlent souvent les personnages – tarde à se révéler, voire ne vient jamais ?
Erige Sehiri livre un film enraciné dans une communauté noire évangéliste de Tunisie, tout en dégageant une grande proximité intime avec ses personnages. Loin de se limiter à un discours militant ou sociologique, la cinéaste explore des questions fondamentales : où trouve-t-on véritablement un « chez soi » ? Que devient-on en tant que mère lorsque la séparation devient une constante ? Peut-on encore espérer un avenir lorsque tout semble nous arracher au présent ?
Promis le ciel d’Erige Sehiri en salles prochainement