La malédiction des cinéastes

Critique | La Vie après Siham de Namir Abdel Messeeh, 2025 | ACID

Namir filme toute sa vie tout le temps. Comme d’autres cinéastes qui font profession esthétique de ce qui leur arrive, le deuil s’immisce car le deuil débarque comme il débarque chaque fois, comme ça – pas d’autres choix que de le filmer. En 2015, sa mère Siham Abdel-Messeeh décède. C’est le point de départ. La Vie après Siham est un grand mélange monté d’archives, d’extraits de films égyptiens d’époque, des dix ans de rushs qui suivent l’événement. La structure fait correspondre à chaque régime d’image une période passée et-ou un personnage : les archives en basse définition concernent la mère, les rushs en haute définition suivent surtout le père, les extraits des films égyptiens incarnent l’histoire de la rencontre entre ses deux parents – dont les récits, bien sûr, ne collent pas. C’est que la construction générale du documentaire emprunte beaucoup à l’enquête – il s’agit aussi bien d’élucider la véracité des histoires qui se racontent que de sonder ses propres motivations à monter tout cela.

Si filmer relève d’une évidence pour Namir, voire d’une pulsion, le processus de montrer, et quoi montrer, semble plus tortueux. En témoigne par exemple cette scène où il intervient à la caméra en interrompant la narration, avec le logiciel de montage en évidence derrière lui – quoi montrer, quoi monter. Dans la lignée des récents Riverboom (Claude Baechtold, 2024) et Le Vrai du faux (Armel Hostiou, 2023), Namir emprunte beaucoup du format YouTube, à commencer par le « je », dont la voix off berce autant l’oreille qu’elle guide notre œil. Cela permet d’une part l’introspection personnelle au cœur de son projet esthétique, et d’autre part d’emporter le spectateur en créant le fil rouge toujours manquant aux événements de la vie. Le pastiche des vieux films, de leurs inserts muets en particulier, mais plus généralement l’humour, sont servis par cette forme propice aux incises comiques. On pose un regard lucide et attendri sur son soi du passé, on se moque un peu et l’on convient volontiers de ses erreurs et de ses bêtises.

On devine, avec son omniprésence devant l’objectif, que Namir tente, dix ans après avoir filmé la mère, de recueillir la parole du père. Il est encore temps de grappiller un petit bout de ce vieux monsieur à la vie très longue. Alors cela donne ces scènes qu’on a vu mille fois : le grand-père ou la grand-mère ouvre les albums photos de la famille et commente le passé pour contenter le petit-fils ou la petite-fille. En Égypte, les tantes sont aussi de la partie, elles ne semblent pas troublées par la caméra toujours braquée sur elles, et pourtant Namir leur demande de jouer à celles qui ne veulent pas être filmées. On aperçoit enfin ses deux enfants devant la caméra, d’abord joueurs étant petits, plus grands boudeurs, ils lui reprochent de tout le temps tout filmer – tout le temps les filmer. Namir introduit le documentaire en disant ne pas être capable de vivre une situation sans l’imaginer dans une scène de film. L’égocentrisme de sa démarche est prise dans un dilemme moral intenable : faire de ses proches l’objet d’un documentaire implique de pouvoir les trahir. En d’autres termes, s’intéresser aux crises de rage de ses enfants requiert d’outrepasser ce qu’il consent à montrer d’eux. Namir sait qu’il est bloqué, sait que l’ambition initiale ne pourra pas vraiment aboutir. Comment faire son deuil quand son deuil est un objet de cinéma ? Si le documentaire est chargé d’une immense tristesse, c’est justement parce que la malédiction du cinéaste est à l’œuvre – comment vivre ce qui nous arrive quand le détachement de l’esthète cède sa place à l’instant et aux émotions. Ce n’est pas tellement que Namir fuit son deuil en filmant, c’est qu’il croit que faire vivre un petit bout de ce qu’est le deuil à quelqu’un d’autre – par le cinéma – est plus important que le vivre lui-même. Spielberg s’est échiné à toucher ce constat du bout des orteils dans The Fabelmans, Namir Abdel Messeeh met les deux pieds dedans.
La Vie après Siham de Namir Abdel Messeeh, prochainement en salles