Petits meurtres entre voisins

Critique | Reedland de Sven Bresser, 2025 | Semaine de la Critique

Il y a quelque chose de pourri au nord des Pays-Bas. Dans les champs de roseaux, on trouve le corps d’une jeune fille assassinée, un liquide visqueux à l’allure de pétrole, des hautes tiges qui vibrent toutes les nuits comme en guise d’avertissement. Sven Bresser présente la contrée reculée de son héros Johan, un fermier plus renfermé que taciturne, comme une terre maudite, où rien de bon ne peut plus arriver. La prédation capitaliste ne s’installe pas peu à peu, le scénario en fait un déjà-là. Les fermes voisines moins scrupuleuses ou plus résignées ont déjà commencé à exploiter la terre à l’aide d’engins et de techniques qui détruisent la capacité des sols à se régénérer d’année en année ; les consultations citoyennes à la mairie tiennent davantage du petit théâtre démocratique qui sauve les apparences que d’organes de décision concrets ; la concurrence des roseaux chinois écrase déjà tous les agriculteurs du coin – une scène montre Johan négocier durement avec un acheteur sans pouvoir obtenir son prix. Comment meurt un territoire ? C’est cette question que travaille Sven Bresser bien avant celle d’une réponse à l’identité du coupable – qu’on ne retrouvera pas. On soupçonne presque le scénario de ne disposer ce meurtre comme point de départ de l’intrigue que pour tisser un parallèle allégorique entre le caractère irrésolvable du crime et de la déliquescence du lieu qu’il filme – pas d’issue pour enrayer la mort du territoire. La fiction du thriller et le documentaire des paysages marchent ainsi main dans la main, d’autant mieux que les acteurs sont des non-professionnels originaires du coin.

Cependant, le cinéaste est bien plus intéressé par les effets de style de son film que par travailler le réel des questions sous-jacentes aux situations qu’il met en place. Pour une scène qui décrit les désaccords d’exploitation entre villages – les Troopers, de l’autre côté du lac, que tout le monde déteste –, on en a 4 ou 5 sur les champs de roseau qui s’agitent dans le vent nocturne, avec parfois un petit zoom inquiétant. A croire qu’il fallait choisir entre tourner des plans magnifiques dans les tourbes et décrire avec précision les rapports de force à l’œuvre – qui ne seront donc qu’évoqués. Certes le concept « capitalisme » est intangible, mais les quelques séquences où il s’incarne prouvent qu’en faire une menace qui plane sans jamais atterrir n’est pas suffisant – à ce titre, la scène de négociation a plus de force que la séquence où le voisin apparaît dans le rétroviseur à fond la gomme sur son gros tracteur. Accompagner Johan à la réunion gouvernementale interpelle, la scène crée une friction, matérialise un antoganisme, tandis que le suivre dans ses tentatives de résoudre le meurtre-qui-n’en-est-pas-un provoque moins la fascination-sidération recherchée que de la lassitude.

Par ailleurs, le meurtre de la jument perpétré par le voisin dans les dernières minutes du film donne un visage au malaise qui jusque-là n’était que souterrain et suggéré. À cet instant, la cause de la souffrance n’est plus le capitalisme, sa structure oppressante dans laquelle chacun est pris. La menace ultime, c’est l’autre. Celui dont il faut se méfier, c’est son prochain. Le voisin ? Il n’est pas comme nous, il tue des juments. Au contraire d’appuyer sur l’effet domino de la concurrence – les lointains chinois conjugués à la mondialisation appauvrissent le territoire et fait de mon voisin ami un ennemi –, ce meurtre ne repose sur aucun autre principe que celui du Mal qui rôde. C’est le problème inhérent au fait de disposer un réseau de symboles : toutes les interprétations se valent, on voit toûtes midi à sa porte. Ce réseau ne tient pas du fil scénaristique qu’on abandonne faute de temps ou de place au montage, c’est une construction délibérée qui tente de créer de la densité lorsque cela perd plus qu’autre chose. Un exemple cardinal de ce symptôme, c’est cette séquence où Johan se masturbe après avoir mis sa fille au lit. Pourquoi si ce n’est pour suggérer, lorsqu’il pose son regard sur la jeune fille à vélo dans le dernier plan, que c’est un dangereux détraqué sexuel ? Comment ne pas en être sûr ? On voit le mal partout et si le territoire meurt, c’est au final parce que les gens sont méchants.

Reedland de Sven Bresser, prochainement en salles