Critique | Left-Handed Girl de Shih-Ching Tsou, 2025 | Semaine de la Critique
Productrice, costumière et même co-cinéaste de Sean Baker, Shih-Ching Tsou présentait à la Semaine Left-Handed Girl, son premier film réalisé seule mais co-écrit avec Sean Baker (producteur et monteur), qu’elle avoue de ses voeux être à la fois « un acte de mémoire et de guérison ». Dans ce retour aux sources tourné à l’Iphone (c’était déjà le cas de Tangerine, qu’elle produisait), la cinéaste déplace l’énergie new-yorkaise de Take out (2004) vers les rues de Taipei pour un film aux faux airs de légèreté. Une mère et ses deux filles reviennent à la capitale pour y ouvrir un restaurant dans un marché nocturne. Il faudra alors s’adapter à ce nouvel environnement (qu’elles ont connu puis quitté, on le devine) et au sein de la cellule familiale, se tolérer.
Tofu puant
Left-Handed Girl évacue d’emblée le pathos que son sujet pourrait embrasser. La mère Shu-fen (Janet Tsai) doit travailler, s’occuper de ses deux filles, payer les dettes de son ex (qui est sur le point de mourir) et le loyer faramineux du propriétaire de son emplacement sur le marché nocturne. Une nouvelle mère-courage que l’on montre dans ses difficultés, sans s’appesantir. Dans ce regard loge une âme égarée, dépassée mais vaillante. Pour l’aider, I-Ann (Shih-Yuan Ma), la fille aînée, travaille dans une échoppe miteuse à vendre du bétel, une plante médicinale et aphrodisiaque. Lassée par cette vie, presque déréalisée, elle couche avec son patron sur son lieu de travail. Les exigences du réel les poussent toutes deux à se désensibiliser, et entre elles, le rayon de soleil et de vitalité I-Jing (Nina Ye), la sœur cadette, est la figure quintessentielle de la dialectique décalage-ancrage. Décalée, elle l’est car plus jeune, plus innocente, plus spéciale. Quand le grand-père (celui qui « sent aussi mauvais que du tofu puant ») apprend qu’elle mange de la main gauche, c’est le drame : c’est la « main du diable ». Cette malédiction permet à l’écriture de déployer son potentiel comique : si elle est kleptomane et qu’elle vole dans le marché, sa main gauche est responsable ; quand elle joue avec Googoo le suricate de compagnie, son lancer de balle (de la main gauche, encore) déclenche l’accident. Sa simple maladresse serait-elle habitée par une croyance plus forte ? Croyance réversible puisqu’elle sauve la grand-mère de la prison. Alors de son point de vue, c’est plutôt la « main de Dieu ». Qui croire ? Ancrée dans l’univers spatial qu’est Taipei, ses routes bondées, ses marchés nocturnes, ses néons, ses hauts gratte-ciels luminescents, elle bavarde, négocie par ailleurs avec Johnny, autre personnage goofy, voisin d’emplacement et vendeur de monts et merveilles, secrètement amoureux de Shu-fen. Dans un monde rude, il ne se substitue pas à la figure paternelle mais agit davantage comme un compagnon de jeu. Pas de psychanalyse ni de psychologisation, les personnages sont avant tout caractérisés dans leur rapport spatial au monde.
Défaite de famille
Les méthodes de tournage donnent cette sensation du réel et permettent une véritable connexion émotionnelle avec ses trois personnages féminins. L’Iphone permet en outre de réduire le dispositif filmique et favorise l’immersion par une proximité avec les personnages et une texture d’image particulière (comme c’était le cas avec Tangerine). Il s’ajuste à cet environnement sur lequel ni la cinéaste ni les personnages du film n’ont de contrôle. Elle saisit le vif, et dans sa direction d’actrices cherche à « trouver une vérité, pas seulement une performance ». Une vérité qui éclate au-delà de son dispositif, comme s’il y avait un dialogue entre l’intra et l’extra diégétique, dans un climax digne de Festen. Véritable tour de force que de filmer l’anniversaire de la grand-mère à l’Iphone, et d’y révéler les secrets les plus enfouis, comme une révélation du pacte faustien, et une reconsidération de l’échelle des problèmes. C’est une défaite de la grande famille, celle que l’on voit pour les grandes occasions, mais une victoire de l’unité équilatérale des trois personnages féminins principaux. Left-Handed Girl a donc la vitalité d’un premier film, et la grâce d’un grand film : l’énergie est le remède au désespoir.
Left-Handed Girl de Shih-Ching Tsou, prochainement en salles