Critique | A House of Dynamite de Kathryn Bigelow, 2025
Le cinéma américain est-il encore capable de se regarder dans une glace ? Lourde question à l’ère du second mandat de Donald Trump, où la censure et la restriction de la liberté d’expression deviennent de plus en plus systématique, mais surtout, explicite. Comme à son habitude, le cinéma veut être au rendez-vous de l’histoire, s’en faire le reflet à peine déguisé. Mais notre époque semble y échouer particulièrement : nous étions parmi les rares à critiquer le loupé politique de PTA en la matière, et le nouveau film de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite, élève cette tendance à l’état de généralité. Les deux films présentent d’ailleurs un drôle de point commun puisque tous deux donnent l’impression d’avoir mijoté vingt ans sur le bureau du scénariste, l’un en attendant la réunion d’un budget suffisant, et l’autre trouvant son feu vert chez Netflix, plateforme qui cesse d’être vilaine lorsqu’elle finance les projets de cinéastes en perte de vitesse ou aux yeux plus gros que le ventre. Sacrée désescalade.
Que se passerait-il si les États-Unis étaient menacés sur leur propre territoire, par un missile de provenance inconnue, lancé depuis l’Océan Pacifique ? Les malins cinéphiles verront ici une réactualisation du Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1964), Point Limite (Sidney Lumet, 1964) s’ils sont plus aguerris, tandis que les fans du 11 septembre penseront trouver dans les détails (le Président est en déplacement dans une école) l’intention première de la réalisatrice, qui, malheureusement absente au moment des faits, les remet en scène à travers la fiction pour filmer la peur gagner les plus hautes sphères du pouvoir. Le décor de la première partie est on ne peut plus clair à ce propos : les photos de Neil Armstrong sur la Lune ou de la Situation Room accrochées au mur sont de perpétuels rappels de la marche de l’Histoire en train de s’écrire sous nos yeux, celle à laquelle le cinéma de Kathryn Bigelow se mesure depuis le début du millénaire, et son troc d’un cinéma de genre pour des films inspirés de faits réels : K-19 (2002), Démineurs (2009), Zero Dark Thirty (2012). Démineurs en 2017 pour l’histoire au passé (les émeutes de 1967) ; A House of Dynamite pour une invasion à venir. Mais les plus fins observateurs, ceux à qui on ne la fait pas, relèveront un drôle de détail : puisque le Président des États-Unis est joué par Idriss Elba, le Président des États-Unis est noir. D’où cette étrange confusion des temporalités, au cœur du problème qui dynamite le film de l’intérieur. Une bataille après l’autre certes, mais fissurer en 2025 l’image cool fabriquée par Barack Obama pour révéler son instinct tout aussi boucher, c’est arriver après la bataille tout court !
En boucle
A House of Dynamite est un pur délire juridico-administratif fictif, l’adaptation au cinéma d’un cas pratique de droit public des procédures d’urgence. Mais la part de réalisme et de tension que vise le film s’effrite dès lors qu’elle part d’une réalité qui ne correspond plus à la nôtre : dans la vraie vie, Donald Trump ne serait pas figuré par un écran noir avec la mention POTUS, absent de la réunion pendant la majorité du film. Sa personnalité se retrouverait jusque dans la réaction militaire choisie par les États-Unis. D’ailleurs, les enjeux de géopolitique ont dépassé depuis des lustres la peur d’une attaque nucléaire : la doctrine de l’équilibre de la terreur, synthétisée en introduction du film, ne renvoie plus aux méthodes utilisées aujourd’hui pour influencer ou contraindre l’ennemi. Une impression de produit périmé donc, d’autant plus impardonnable que la question du point de vue est au cœur du film : segmentée en trois parties à la manière de Rashōmon (Akira Kurosawa, 1950), la forme même du film appelait à mettre en scène des manières différentes de voir et faire face à l’inimaginable.
C’est là où le bât blesse véritablement, car cette structure ne révèle finalement qu’un film qui patine et s’épuise, en vain. Pensé comme une spirale où l’on grimpe dans la hiérarchie des décisionnaires, le film adopte dans sa quasi-totalité le point de vue des militaires états-uniens. Cela commence par de simples soldats qui vont devoir s’occuper du lancement d’un missile balistique censé détruire la menace inconnue, pour finir avec « POTUS », qui doit décider de la réponse offensive face à la perte certaine de Chicago. Chaque partie a ses protagonistes, et le cloisonnement empêche toute empathie, donnant à la place une mosaïque de portraits interchangeables. Seule une scène, où la caméra s’attarde du côté Russe durant une négociation (d’ailleurs, pourquoi ce soudain point de vue ???), laisse entrevoir un autre possible, un autre point de vue très vite balayé donc, pour revenir aux américains. La dernière partie, du point de vue du Président, ne révèle rien de plus que les précédentes, si ce n’est la découverte que le visage derrière la voix que l’on a entendu à plusieurs reprises est celle d’Idris Elba, révélation accompagnée avec lourdeur par la répétition des éléments de climax de la première et seconde partie, l’effet de choc en moins.
Désescalade d’ordre plastique également, puisque l’on ne verra aucun mort ni aucune explosion : tout pourrait arriver ou non, à cause des coréens, des chinois des russes ou d’on-ne-sait-qui, peu importe au final, cela n’intéresse pas vraiment Kathryn, elle qui n’a de yeux que pour son Code Civil. Se pose alors la question de la réelle nécessité de ce dispositif. Le film pouvait très bien se tenir dans une narration classique, voire même gagner en puissance dramaturgique en développant l’attache d’Olivia Walker (Rebecca Ferguson) à sa famille, à mesure que se confirme la probabilité d’une attaque sur le sol américain. Le film termine où il aurait dû commencer. Voilà le cœur du réacteur que pourrait être un film de guerre froide post-11 septembre : que se passe-t-il quand une métropole américaine est détruite aux yeux de tous, dans un monde ultra-connecté en rupture avec celui, passé, du rideau de fer et du dialogue impossible ? Dans les années 1960, les fictions de cinéastes comme Kubrick ou Lumet se mettent au niveau du monde, de sa folie. Ils le regardent droit dans les yeux : si l’équilibre de la terreur flanche, tout le monde y passe. Aujourd’hui, la terreur supplante toute autre émotion. Y a-t-il censure ou auto-censure ? En l’état, ce qu’il nous est donné de voir, c’est une triste cinéaste qui relègue au hors-champ tout ce qui pouvait nous informer d’un certain état du monde. En d’autres termes, si nous assistons à une déchéance aujourd’hui, c’est à celle d’un cinéma hollywoodien incapable d’investir qualitativement la fiction. Et cette incapacité à penser ou à montrer est, elle aussi, politique.
A House of Dynamite de Kathryn Bigelow, le 24 octobre 2025 sur Netflix