Critique | Ari de Léonore Serraille, 2025
Après les portraits d’une Jeune Femme (2017) et d’Un petit frère (2022), vient celui d’Ari. Pour la première fois, un prénom – où sont les lettres manquantes d’un Harry traditionnel ? – qui casse, presque sans le vouloir, l’essentialisation des titres des films précédents pour une identité décharnée, presque inachevée : Ari. Celui-là, on ne le connaît pas encore qu’on a déjà envie de l’aimer, de le serrer contre nous. D’ailleurs, lui-même a l’air conscient de cette nouveauté dans le cinéma de Léonore Serraille : avant même que le film ne commence, avant même que le carton-titre ne s’inscrive entre deux plans, on entend déjà une mère expliquer à son très jeune fils pourquoi elle a choisi ce prénom, Ari. Et les nouveautés ne s’arrêtent pas là. L’histoire de ce jeune homme, on ne la suivra cette fois-ci pas à Paris, mais dans le Nord de la France, dans la charmante et minérale ville de Lille. Comme on ne la verra pas au cinéma, mais bien chez nous, dans l’intimité de notre cocon, notre chambre, notre salon ou notre cuisine, sur la plateforme d’Arte, et parmi les objets familiers qui composent notre quotidien et abritent nos souvenirs. Ceux avec qui l’on existe toute notre vie. Tel est peut-être le sujet de cette magnifique troisième réalisation.
Ari (brillante performance d’Andranic Manet) est un jeune professeur des écoles, fin de la vingtaine, empêché d’effectuer son métier lorsqu’il est pris dans le brouillard d’un burn-out et d’une dépression paralysante. À contre-sens de toutes ces histoires qui quittent la province pour venir à Paris, celle d’Ari fait train arrière : il quitte tout, pour revenir chez son père – qui refuse de l’accueillir tant qu’il n’est pas engagé quelque part – et finit par errer d’amis en amis, de canapés en canapés. Ari, c’est presque l’histoire d’une épopée quasi mystique (il ressemble déjà un peu à Jésus), le récit d’un apôtre qui récupère la parole des uns et des autres – il parle moins qu’il n’écoute – et de rencontre en rencontre se guérit lui-même, trouve du sens. L’interstice de sa vie et le creux de sa dépression interviennent comme moteurs de questionnements : que laissons-nous réellement derrière nous à la fin de notre existence ? Ari ne veut pas conformer. D’aucun diront que c’est un original, il est surtout philosophe. Il veut vivre une existence, la sienne, où le travail n’est pas une besogne mais un ouvrage, où le travail est l’occupation pour laquelle il donne la majorité de son temps, et ce temps est précieux.
Entre passé et présent
Au fil de ses rencontres, de ses discussions, Ari se déplie comme un souvenir et convoque son passé : sa mère décédée ; Irène, la femme qu’il a aimé et quitté lorsqu’il a appris qu’elle attendait son enfant ; mais aussi ses copains du lycée, plus ou moins riches, plus ou moins aussi prolo que lui, qu’il jalouse ou qu’il méprise. Ari existe au travers des histoires qu’on lui raconte et se remémore. Et l’on se dit que c’est peut-être pour cela qu’Ari est professeur des écoles : répéter c’est enseigner, raconter c’est revivre. Être au contact des enfants, sa filiation, son devenir, sa générosité. Ari passe alors ses journées au musée de la Piscine à Lille (quel bonheur de voir enfin ce lieu porté au cinéma !). Si les enfants de ses classes seront son futur, les toiles des artistes étaient peut-être son passé (il porte, presque comme un épithète homérique, le nom du fils du peintre Odilon Redon). Et justement, notre Ari est pris dans la charnière d’un passé-futur, un espace-temps de présence et d’absence, de projections et suspicions. La dépression est une maladie discrète et invisible qu’Ari se traîne dans une période de flou, d’attente. Une période qui est habilement mise en scène par la cinéaste, et qui juxtapose avec une grande finesse des couches de tons, à la manière des peintres, les uns superposés aux autres : on passe d’un malaise à une grande émotion de tendresse, d’une curiosité à une sympathie profonde pour notre cher Ari.
« Tu vas voir, la vie c’est super ». Ari est un magnifique film sur une génération (la nôtre) en quête de sens. Sur la période entre la fin de la vingtaine et le début de la trentaine, maladroite, malheureuse, questionnée. Dans un faux réalisme-naturalisme emprunt de magie, de coïncidences et de rencontres, Leonore Serraille réussit avec une grande justesse à faire le portrait de ces jeunes gens. Sans cliché, sans maladresse, mais en mettant en scène ces êtres qui tâtonnent leurs vues du monde, leurs idées politiques, leurs expériences sexuelles, leurs envies familiales… Autant de modèles à créer, réinventer. Et le cinéma est là pour ça.
Ari de Léonore Serraille, le 10 octobre à 20h55 sur Arte et jusqu’au 7 janvier 2026 sur arte.tv