Au nom du corps

Critique | Toxic de Saulė Bliuvaitė, 2025

Une œuvre s’approche de différentes manières : par les prix remportés, par le bouche-à-oreille, par le nom d’un.e cinéaste ou la place de son cinéma dans nos cinéphilies, ou encore par la façon dont le film est marketé. L’affiche française de Toxic se calibre sur le modèle des films-indépendants-scandinaves-baltes-contemporains distribués en France, ayant eu un succès dans des festivals internationaux. Cela se traduit notamment par la présence survitaminée du jaune (et ses nuances) dans les titres. À Locarno, Toxic (ou Akipleša) s’empare du Léopard d’Or tandis que Sesės (sortie française inconnue) de Laurynas Bareiša remporte le prix de la mise en scène. En plus d’être lituaniens, les deux films ont en commun l’esthétique de l’affiche et la prédominance du jaune. Pourtant, les deux films dans leur contenu (ce qui compte, en somme) diffèrent. Comment justifier cette uniformisation ? 

Fausse route 

La caméra est placée en hauteur, au-dessus de casiers. Reconnaissance d’un espace, il s’agit d’un vestiaire. Un personnage féminin (Marija) cherche quelque chose. Hors écran, on entend des chuchotements, puis un léger travelling de la droite vers la gauche révèle l’objet du contentieux. Le jean de Marija a été dérobé ; elle n’essuie que des railleries et du mépris. Elle boîte, ses ailes de géante l’empêchent de marcher. Changement d’axe, la caméra se retrouve à l’intérieur du casier et à hauteur de Marija. Un travelling arrière vertigineux rend le casier infini et démultiplie le corps de l’héroïne par un effet de miroir : c’est un puits horizontal sans fond. La protagoniste est ainsi introduite, par et dans un milieu, harcelée pour ensuite se retrouver confrontée à des abysses. Kristina est elle aussi présentée par sa présence dans un milieu : elle joue au basketball (les mouvements de la caméra sont saccadés et appuyés par une musique fracassante) uniquement avec des hommes adultes. C’est l’envers du décor, et l’enfer des corps à venir. 

Les deux filles se retrouvent donc à respirer le même air, à habiter les mêmes points. Cet intérêt pour les marginalités des espaces et des personnages féminins trouve sa filiation directe avec le cinéma d’Andrea Arnold. Marija comme Kristina évoluent dans des familles dysfonctionnelles. Celle de la Marija est marquée par l’absence d’une figure masculine (et paternelle) ; pour Kristina, la mère est un fantôme. Elles finissent par se rencontrer dans une école de mannequinat assez misérable, qui incarne le seul échappatoire à ce (mi)lieu. Sous la pluie (après tout, Lietuva renvoie à lietus qui signifie la pluie en lituanien), les deux filles se chamaillent, car l’une porte le jean de l’autre. Retour au contentieux. Plus qu’un vêtement, c’est une valeur sentimentale, voire un trophée. 

A taste of a poison paradise 

Le titre international du film Toxic ne traduit pas littéralement le titre lituanien. « Akipleša »  désigne une personne effrontée. Littéralement, qui force le regard. Une scène semble illustrer le nom littéral tout en y insufflant la dialectique du film. Marija observe une vidéo d’un œil écartelé avec un ver en son sein : la fascination rencontre la répulsion. Se forcer à regarder l’insupportable. Le ver ronge l’intérieur de l’œil, et fait écho à la « substance » ingérée par Kristina. Cette dernière pour maigrir fait un pacte faustien. L’école ne prescrit pas la prise d’une gélule avec l’œuf d’un ver pour qu’il puisse grandir en soi, mais plutôt, recommande vivement la perte de poids. Quoiqu’il en coûte. Dans cet esprit, Marija a choisi, elle, d’arborer un t-shirt « bigger than Satan » ; de cette manière, elle défie toute forme d’autorité, et elle aussi, pactise avec le diable. En définitive, Toxic montre que le mannequinat est moins le paradis qu’il prétend être, que le poison qu’il diffuse. 

La toxicité du titre international renvoie nécessairement à l’universalité d’un terme très contemporain : le mot du siècle ! Cela recoupe l’interrogation liminaire autour de l’uniformisation, et produit un dilemme esthétique. Le premier film de Saulė Bliuvaitė ne tombe pas dans le piège des références ou de la standardisation. Ses personnages se rapprochent de ceux d’Harmony Korine : de fait, les deux cinéastes s’intéressent aux marginalités, en tant qu’espaces et individus. Ainsi, le travelling latéral de Toxic, avec au premier plan Kristina en mouvement, et en arrière-plan une centrale électrique, renvoie directement à Gummo (Korine, 1997) et à son travelling latéral filmant les déambulations de jeunes âmes écorchées. Si les deux œuvres communiquent, Toxic se détache par sa considération des espaces filmés, et des décalages créés. La toxicité se décline. D’abord, le lieu (une centrale électrique), ensuite, la toxicité masculine. Le père de Kristina installe un climat incestuel (favorisé par ses conditions matérielles d’existence : vivre dans un taudis) en couchant avec une femme alors que sa fille est dans la pièce à côté. Pour parer à cela, il est prêt à payer Kristina, la corrompre. Plus tard dans le film, filmées dans un plan fixe et large (la distance offre une forme d’objectivité glaçante), les filles vont dans un garage. Un des adultes – imperceptible – demande à l’une de « montrer un sein ». Plus loin encore, un joaillier calcule la valeur des dents en or apportées par Kristina et n’oublie pas de faire un clin d’œil libidineux ; un photographe de mode sexualise des corps adolescents ou exige de Marija qu’elle réduise le diamètre de ses cuisses. Pour faire face à la précarité, et pour mettre en forme une illusion (celle de sortir de cette « place » et partir au « Japon ou à Paris »), les filles sont prêtes à se déplacer dans une grande maison d’architecte pour prodiguer des « massages » et une fois les faveurs accomplies, obtenir de l’argent. Toxic, c’est ainsi la peinture d’un lieu où se déploient des instincts et des actions pédocriminels, un enfer sur terre mettant un signe égal entre les hommes.  Lors d’une scène nocturne, Kristina et Marija ramènent un troisième personnage à une soirée, entourées de garçons (sans doute majeurs), d’alcool et de cigarettes. Il faut faire forte impression. Il faut grandir, draguer des hommes, embrasser les injonctions patriarcales. Marija est étreinte par l’un deux. Ce qui suit appartient à l’univers cauchemardesque du conte. Elle court dans le flou de la forêt éclairée par la lune, accompagnée par les rires sardoniques et intradiégétiques des garçons. Il n’y a rien de plus terrifiant que le rire du loup dans la bergerie. Au petit matin, les trois adolescentes se retrouvent pour un moment de paix dans une serre : c’est un retour sur terre, à la terre. 

Le film, s’il dépeint aussi les comportements « toxiques » des protagonistes (typiquement, la scène des toilettes avec Gerda), raconte tout aussi bien l’histoire d’une exploration. La violence d’un monde d’un côté, la douceur de l’autre. C’est ainsi qu’entre chien et loup, dans un bois, Marija et Kristina s’embrassent. Leur environnement demeure trop sombre pour que ce soit le début d’une idylle. Cet élément scénaristique accomplit le mouvement général du film, qui consiste à ne pas psychologiser, mais plutôt à expérimenter, à découvrir. Le baiser, c’est davantage l’aboutissement d’un apaisement temporaire et d’une disponibilité corporelle et émotionnelle, que la découverte d’une homosexualité (qui peut tout aussi bien exister). De ce fait, la réalisatrice ne fera rien de cette scène homosexuelle, juste une suspension dans le temps. Quand Marija écoutera le ventre de Kristina, ce n’est pas parce qu’elle est enceinte, mais plutôt pour tracer les bruits du ver rongeur. 

The Substance 

Les corps des adolescentes sont malmenés. La substance ingérée provoque chez Kristina un fort inconfort. Plus tôt, dans les toilettes, on lui plantait un piercing dans la langue. Les apprentis-mannequins sont entassés en maillots de bain, leurs corps s’agglutinent, l’ennui dans le regard, la mort dans l’âme. De la poudre à canon dans un monde de paillettes.  À l’image de la ruine d’une Land Cruiser sans roues ou d’une température figée à 28° , les adolescentes sont emprisonnées dans un régime de fixité. Face à l’ennui, elles adoptent des comportements adultes et infligent à leurs corps de nouvelles souffrances : elles fument, elles boivent, elles se font vomir, s’assèchent, perdent de leur substance. Le ver, c’est la substance. Invisible, il grossit à l’intérieur d’un corps, puis prend forme dans une métaphore visuelle à la fin du film lors du casting. Top shot sur les corps qui attendent pour défiler. Une file d’attente en forme de ver. Le verre est plein. 

C’est la puberté, les corps sont en pleine mutation, à cela, on ajoute l’ingestion des ondes toxiques. Double-mutation. À propos de Marija, la grand-mère dit que ce qui compte, ce n’est pas ce qu’elle fait, mais qu’elle soit en vie. Deux possibilités : la survie ou la mort. L’entre-deux n’existe pas. C’est la fougue et l’innocence au premier plan, et la fixité et la toxicité à l’arrière-plan. Le fish-eye distord l’image, comme l’environnement déforme les corps. Tous les personnages sont un peu cassés, le mannequinat serait alors le supplément de grâce. Dans ce milieu, il s’agit de célébrer la beauté là où le difforme existe. C’est donc l’alliage constant entre des éléments contradictoires. Avant tout, ce sont des enfants qui dessinent des pénis sur l’affiche de l’école. Après tout, ce sont toujours des enfants qui écrivent « Kurva » (insulte d’origine polonaise et utilisée en Europe de l’Est, signifiant « pute ») et qui dessinent une étoile de David sur le visage imprimé de Gerda, la principale rivale. Le film dépeint les dégradations des personnages, qui restent bloqués dans un espace clos. Le soi-disant bon enfant des dessins phalliques a muté en un antisémistime latent et internalisé, point de chute d’une rivalité créée de toutes pièces. 

À la fin, un grand espace, clos et encadré par des bâtiments. Une voiture fait des dérapages sur place. Tout le mouvement des personnages est contenu dans ce plan final. Les personnages tournent en rond, rapidement, à la recherche d’une adrénaline perdue. Mais il n’y a aucun point de chute. S’en sortir est une illusion, s’extraire de ce milieu aussi. 

Toxic de Saulė Bliuvaitė, en salles le 16 avril 2025