Ce n’est pas la fin du monde

Critique | The Insider de Steven Soderbergh, 2025

Presence en février, The Insider en mars, le tout délivré dans une durée succincte (environ quatre-vingt-dix minutes). Steven Soderbergh est prolifique et concis. Une idée directrice, dirigée et érigée en film. Pas de boursouflure narrative ni de portes ouvertes enfoncées, seulement une idée que l’on anatomise. Dans Presence, il s’agissait de raconter une histoire de fantôme du point de vue de ce dernier, et de retourner le préjugé de malveillance. Dans The Insider, il déploie une autre idée-concept : trouver la taupe parmi les agents secrets. A priori, tout a déjà été écrit, filmé, raconté. Typiquement, quelles forces mégalomaniaques poussent-elles à l’adaptation cinématographique de l’hypotexte d’Homère ? Pas Soderbergh. Lui s’amuse (ses films sont souvent ludiques), expérimente, ne cherche pas à prouver, et ici, déplace la focale du film traditionnel d’espionnage et ses enjeux démesurés (sauver le monde, par exemple) pour se recentrer vers une préoccupation plus intime, celle de l’équilibre d’un couple marié.

The Insider s’ouvre sur un plan-séquence filmé au steadicam, rappelant les plus belles heures de Scorsese (Les Affranchis, 1990). Michael Fassbender a gardé l’aura, le mutisme et la sécheresse de son costume fincherien (The Killer, 2023) pour avancer d’un pas décidé vers une boîte de nuit londonienne. Un homme (Gustaf Skarsgård) lui annonce qu’un-e de ses collègues agents secrets est un-e espion-ne qui les espionne. Mieux encore, sa femme Kathryn (Cate Blanchett) est suspectée. À lui d’enquêter, d’en faire son  « coup de maître ». Le film travaillera donc le thème du double par le prisme du pléonasme ou de la tautologie  appliqué à la sphère intime.

Fausse Blanchett Infiltrée 

Tout est codé. Quand ils s’absentent, et pour affirmer la confidentialité de leurs activités, ils utilisent Black bag (titre original du film) comme nom de code. Le couple est ainsi mis à l’épreuve, car que peut recouvrir ce sac noir dans un contexte de suspicion ? Le faux devient la règle, le marqueur d’une indépendance, ce qui fait le sel du mariage. Les apparences sont trompeuses, le règne est celui de la persona, le masque de l’acteur-ice en latin ; si un-e bon-ne espion-ne est un-e espion-ne qui ne se remarque pas, alors le bon film d’espionnage est un anti-film d’espionnage. Ce film est organiquement plat, mais contient en lui l’indice d’une anomalie : C. Blanchett abandonnant sa blondeur atomique pour un marron cuivré passe-partout. La déclinaison de la persona s’applique à deux niveaux : l’apparence de l’agente secrète (Kathryn) froide et confidentielle et le changement ostensible d’une actrice-persona Cate Blanchett. L’hybridation passe aussi par l’onomastique ; après tout Cate n’est qu’une des variantes de Kathryn. La profondeur du sac noir est infinie, et l’équivocité maintient le climat du suspicion. Par ailleurs, lors d’une séance avec la psychologue du bureau, Kathryn, droite dans ses bottes (quoique vulnérable), confesse : « Mon dévouement pour mon couple est mon point faible professionnel ». Mais que vaut la confession d’une secret agent ? Telle est la question que soulève Soderbergh ici. Dans ce qui est supposé être un murmure du cœur, une forme d’aveu peut tout aussi bien être le résultat d’un calcul. La séance chez la psy – obligatoire – et la vie en couple (dans un même espace, de surcroît) sont deux façons de révéler l’intimité de celles et ceux dont le métier est de cacher, mieux encore, de se fondre dans le décor. Quelles sont les limites de l’omission ? Des éléments de réponse se trouvent autour d’une table dans une scène en huis clos qui détourne la méthode de révélation d’Agatha Christie. « Don’t fuck with my marriage ! » assène Kathryn à l’un des agents secrets, comme une inflexion : son couple n’est pas son point faible, mais la raison fructificatrice de sa puissance.

En attendant avril, mai, juin, juillet et les autres mois de l’année qui pourraient tout autant être des longs-métrages, savourons les expérimentations – parfois confuses – d’un cinéaste qui passe à travers les mailles du filet d’un système calibré. Il est la mise en abyme de son cinéma : « Un cinéaste se trouve face à trois options : embrasser le système et en devenir esclave , l’ignorer et le combattre ; ou l’utiliser à son avantage. » avait-il déclaré à la sortie d’Ocean’s Eleven. En d’autres termes, lorsque Soderbergh met les grands plats dans les petits, il retrouve son rythme de croisière : il passe à la troisième option. 

The Insider de Steven Soderbergh, en salles le 12 mars 2025