C’était une nuit de conte

Critique | La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkiel, 2025

En découvrant le nouveau film d’Emmanuel Finkiel, on ne peut que constater une évolution significative de son regard sur l’Histoire. D’un premier film documentaire, Voyages (1999), en passant par La Douleur (2017) qui adaptait les écrits de Marguerite Duras, le cinéaste construit avec La Chambre de Mariana une trilogie officieuse sur la mémoire – précisément celle de la Shoah – avec, à chaque film, une progression de plus en plus poussée dans la fiction de notre passé historique. 

La séquence d’ouverture est littéralement un plongeon dans la fiction du roman écrit par Aharon Appelfeld en 2006. Un écran noir, une lumière qui surgit du fond de l’image, nous révélant un tunnel sous-terrain : il était une fois une mère et son enfant en fuite. A peine le temps de lire la seule indication spatio-temporelle donnée par le film, « Ukraine, 1942 », et voilà déjà que la mère confie en pleine nuit son enfant Hugo (Artem Kyryk) à sa meilleure amie Mariana (Mélanie Thierry), prostituée au grand coeur d’une maison close, le temps que la guerre passe. Sa mère partie, caché dans le placard de la chambre de Mariana, Hugo imagine déjà son retour : elle ne peut pas m’abandonner comme ça, hein ? Et qui est cette dame au grand sourire, Mariana ?

De ce plongeon dans la fiction, Emmanuel Finkiel met en image l’état de survie du petit Hugo, état qui va peu à peu s’associer à des troubles mémoriels. Confiné dans l’espace d’un placard, et d’un format 1:37 étouffant pour nous spectateurs, ce sont des images et des sons précis qui guident le montage, télescopent le film et la sensibilité du personnage dans des flashbacks, des rêveries. C’est le mot « déportation » qui réactive le traumatisme de l’envoi de son père dans un camp, de la neige qui tombe au dehors qui lui rappelle son dernier hiver avec sa meilleure amie, ou d’un cri de Mariana qui se mélange à ceux de sa mère. Comme chez Kieslowski (dont Emmanuel Finkiel a été l’assistant réalisateur), cette mise en image et en sensibilité sont renforcées par une caméra souvent isolée dans de longues focales, occasionnant de nombreuses zones de flou dans l’image, points aveugles pour le personnage comme pour le spectateur. 

Cet espace mental, seul périmètre de survie qu’Hugo peut se construire, est en permanence confronté à une violence hors champ, celui de la guerre, d’une Shoah par balles qui peut surgir à tout instant. La plus passionnante mise en image de cette confrontation avec l’horreur vient par l’arrivée du trou dans le placard : un soldat allemand, client ivre de Mariana, tire dans le mur, et provoque littéralement un trou, et au travers duquel Hugo pourra désormais scruter la chambre durant les passes. Plus tard dans le récit, c’est un charnier que découvre un Hugo en fuite qui lui rappelle pourquoi il était caché durant deux ans. En passant par le conte et la fable, le cinéaste rappelle la réalité d’une extermination des Einsatzgruppen, et les occupations successives en Ukraine durant la Seconde Guerre Mondiale, tout en restant dans une juste distance avec l’horreur, sans sur-esthétisation qui ferait basculer le film dans l’abjection.

De ce rapport mortifère découle une pulsion de vie, celle du personnage de Mariana. Emmanuel Finkiel donne à Mélanie Thierry un rôle aux antipodes de leur précédente collaboration : si son interprétation de Marguerite Duras dans La Douleur était monolithique et passive, Mariana est ici volubile, à la fois mère et confidente aux milles visages. Son personnage est riche d’évolutions, tout comme sa relation avec Hugo, culminant avec l’ambiguïté tragique des séquences finales : alors qu’on lui montre une photo de sa mère et Mariana, Hugo, troublé, est dans l’incapacité de désigner qui des deux femmes est sa véritable mère. Qui est véritablement Mariana ? Voilà une question qui importe peu au cinéaste. Ce qui est certain, c’est qu’elle est un visage que reconnaît Hugo, une autre, une bribe de mémoire à laquelle il tient pour ne pas sombrer. En somme, un visage ami(e) qu’il a découvert en pleine nuit noire.

La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkiel, en salles le 23 avril 2025