Au fil de l’eau

Critique | Chronique des années de braise de Mohammed Lakhdar-Hamina (1975, ressortie)

On n’a presque pas envie de rappeler que Chronique des années de braise reste, à ce jour, le premier et seul film arabe et africain à avoir reçu la Palme d’or, en 1975. Presque pas envie que ce soit cette distinction institutionnelle, essentialisante, qui préfigure comme l’embryon d’un contact avec le chef-d’œuvre de Mohammed Lakhdar-Hamina, fraîchement restauré par les Acacias et présenté en mai dernier à Cannes Classics. Pas envie non plus que ce soit la mort de son réalisateur, survenue quelques heures à peine après la première projection mondiale de cette nouvelle copie restaurée, qui guiderait la pensée ou embraserait le regard. Car Chronique des années de braise, c’est avant tout un objet de cinéma direct, long de presque trois heures, et pur dans son ambition formelle, avec ses couleurs ocres, ses actes militants, ses regards fixés sur la pellicule pour l’éternité. Un film total, qui veut embrasser l’immensité de l’ambition de son propos, comme l’étendue de ses espaces expatriés : cerner l’Algérie et son histoire dans ses paradoxes, sa densité, ses oubliés. Un acte de mémoire peut-être, mais de résistance, surtout. D’autres diront un acte de résilience. 

Au fil de l’eau se dessine une fresque, celle du combat pour l’indépendance de l’Algérie, séparé en six tableaux où se confond l’épique et le liturgique (parfois même le mystique) : des « Années de cendres » de sécheresse et de misère, aux « Années de feu », celles de la révolte et de l’organisation de la révolution jusqu’au chapitre final, le « 1er Novembre 1954 », la Toussaint rouge, date du déclenchement de la Guerre d’Algérie. Dans cette tranche d’histoire, on suit Ahmed (Yorgos Voyagis), un paysan ordinaire qui quitte sa tribu avec sa femme et ses enfants pour partir vivre en ville et aspirer à une vie meilleure. Vaincre la sécheresse pour oser rêver d’une eau plus claire, moins boueuse, plus abondante. Le film dresse une chronique-monde, celle de l’éveil d’une conscience politique latente incarnée à travers le destin d’Ahmed, et guidé vers l’indépendance : de son pays d’une part, mais surtout de sa lutte propre, sa pugnacité politique, dont héritera son jeune fils presque malgré lui, après que Ahmed soit mort en martyr. 

La première résistance, c’est donc celle de la croyance. Au seuil de la ville – comme de la société moderne – Ahmed rencontre Miloud (joué symboliquement par Mohammed Lakhdar-Hamina lui-même), conteur fou mais clairvoyant qui le met en garde : surveillé et puni, il sera. Dépossédé de son chez-soi et aliéné par la présence colonisatrice, il pourra dépenser son argent s’il en gagne mais obéira face au dominateur français. Du typhus, il perdra sa famille sauf son dernier fils ; de la Seconde Guerre mondiale, il reviendra presque seul ; de la révolte anticoloniale, il perdra ses camarades militants, fusillés en pleine gueule. Pourtant, Ahmed continue de croire, de lutter, d’aspirer à une existence juste et indépendante. 

Le film reste net, direct, sans digression narrative — les chapitres déroulent habilement cette pensée — et embrasse la dimension subversivement politique de son propos. Pourtant, avec la croyance, vient la survivance par le collectif, et c’est là que jaillit l’émotion, le lyrisme de ces années de braise. Qui est l’ennemi ? Dans la tribu, c’est celle voisine, celle qui refuse de déboucher le barrage pour que Ahmed et ses pairs puissent obtenir de l’eau. Cette même eau, déjà contrôlée par le colon, déjà spoliée. Puis, vient le temps de la Seconde Guerre mondiale, et l’offre de choix entre un Hitler ou un Pétain. De victoires ou défaites coloniales, ils sont perdants, forcés de chanter « Maréchal, nous voilà ! » dans une dissonance totale, gênante, cacophonique. Le collectif est menacé, malmené, mais reste celui qui fait survivre, qui maintient. Chez Mohammed Lakhdar-Hamina, on n’existe qu’avec les autres. Le plan final montre Miloud, clochard esseulé, le visage marqué par le temps et criant seul « béni soit cette folie ! », dans un cimetière surplombant une colline (plus proche du ciel) et où ses paroles résonnent en écho avec ses frères morts, tués, blessés ; ses camarades. 

Ignifuge

« Un jour vous serez jugé, et si ce n’est pas par le colonialisme, ce sera par l’Histoire ». La dernière résilience, c’est celle de la justice, et le cinéma fait ici office de tribunal. Rendre les paroles perdues, oubliées, effacées ; donner corps à la révolution anticolonialiste et à ses acteurs, les dotant d’une existence concrète, immuable. Dans les yeux du cinéaste, il y a presque systématiquement les visages des hommes et des femmes, des inconnu·es, qui ont donné leur sueur et leur sang à cette libération. Partout, c’est cette humanité qui inonde le film. En miroir, la vie des colons reste dans un hors champ permanent, à l’instar des scènes du front de la Seconde Guerre mondiale. Celles que l’on regarde, ce sont plutôt les censurées : celles de la résistance algérienne qui se bat pour son indépendance, comme lorsqu’après la fusillade de militants indépendantistes au début des années 1950, Ahmed, pour se défendre, pousse un colon de son cheval, y grimpe et récupère son arme pour sauver ses frères. La scène, poignante explosion magique, est fragmentée, montrée puis remontrée frénétiquement dans un montage vertigineux : voir, il faut bien voir ; garnir notre imaginaire collectif et notre Histoire de ces poussées de courage dont la jeunesse algérienne est aujourd’hui l’héritière. 

Chronique des années de braise est un film sur l’acte militant. Mais faire un film – que le cinéaste qualifiait lui-même comme n’étant pas un film fait de bric et de broc, mais pensé et réalisé avec une vraie passion pour le cinéma, ses techniques, son magnétisme – est déjà un acte militant en soi, rempli de foi. Sans ne jamais céder à la facilité d’un réalisme total, Chronique crée son propre mythe, réinvente son imaginaire, bouscule les étendues désertiques et les espaces colonisés d’un Lawrence d’Arabie (1962), pour offrir non plus le point de vue d’un colon mais, enfin, celui d’un colonisé, un aliéné. La métaphore de l’eau, qui file tout au long de l’épopée, incarne d’une certaine façon cette quête : manquante, puis possédée, parfois gaspillée. L’eau s’oppose au feu, à la braise ; elle est le paradoxe de cette lutte à la fois indépendantiste et collective. Elle est la dépossession coloniale, les terres volées par les colons, comme le mouvement révolutionnaire, libre et insaisissable. Ce qui est sûr, c’est qu’elle porte en elle la mémoire, celle qui coule, coule, coule jusqu’à nous et à cette récente et magnifique restauration, que nous célébrons aujourd’hui ! 

Chronique des années de braise de Mohammed Lakhdar-Hamina (1975), en salles le 6 août.