Les Bas-Fonds

Critique de Mahjong (1996) | Événement Edward Yang

Dans un monde où l’argent règne, dessous l’Occident, cette liasse de pièces d’un mah-jong aussi rectangulaires que des billets, se trouve toujours l’Orient. Toute la filmographie de Yang le pressentait : on ne freine pas le capitalisme, les États-Unis ont gagné. Une fois lancé, il se précipite dans chaque pays, fait abstraction de toute frontière, nul océan ne le retient et Taïwan, dans son essor industriel, se le prend en pleine face ; Mahjong (1994) en montre ainsi ses liminaires lésions.

Par une galerie de personnages tous plus violents les uns que les autres, Taipei s’expose comme l’antre des magouilles – une nouvelle loi de la jungle – et de l’autoritarisme que fatalement le capital implique. Edward Yang nous enfonce là où par la nuit, les trahisons et l’animosité deviennent la règle. Ici-bas, aucun héros ni héroïnes – ou toustes, peut-être –, juste plusieurs hommes (un monde viril) et quelques femmes (principales victimes de ce système), anti-héros et héroïnes à leur manière. Marthe (Virginie Ledoyen), au nom proche de celui d’une société de métro nationale, débarque dans ces bas-fonds, candide et encore pure de cette réalité sociale : les traîtrises, que son amant britannique d’un temps lui rappellera dès le premier soir. L’expression de la mondialisation se personnifie par ce cosmopolitisme : une proxénète étasunienne, un entrepreneur britannique, une bourgeoise chinoise, une jeune française perdue et adoptée par une bande de jeunes voyous taïwanais. Un début de mauvaise blague en somme.

Pendant deux heures, nous parcourons la ville comme nous parcourions le monde pour y déceler toute sa violence. C’est une sorte de gueule de bois ambulante où seule la mort semble nous attendre ; l’amour n’y est qu’une illusion passagère et seule l’argent maintiendra l’artifice. Tout n’est qu’entreprise et le trépas sera la seule faillite possible. Les calculs utilitaires et l’utilisation des autres sont les deux faces de la même pièce : celle du capitalisme qui, quoiqu’il se passe, broiera chacun de nous. Plus de place pour les individus ; il y a un système à tenir – nous en sommes ses rouages.

D’ailleurs, nous le savons aussi bien que Yang, les principaux escrocs de cette structure sociale sont les bourgeois, et c’est pourquoi par exemple, dans le film, le chef des voyous est fils d’un milliardaire et que ses camarades vivent en mondains. Ils y fréquentent les sphères d’élites, les lieux du luxe et des soirées d’alcools très chers. La violence vient du haut et ce sont ses couleurs qui forment l’espace contemporain, et ces couleurs sont toutes obscures. Le cadre de vie étant principalement la nuit, seules quelques lumières artificielles renforcent toute la fausseté des relations, toute la brillance des faux-semblants. « Tu m’as appris à jamais faire de sentiment. C’est pour ça qu’on a si bien réussi. » indique ainsi le fils à son père, dans une reproduction de la violence aussi frontale que symbolique.

Mahjong évolue d’ailleurs peut-être un peu trop par images signifiantes et autres symboles explicites. Venant d’un Yang qui, préalablement, avait réalisé les chefs d’œuvres de finesses que sont Taipei Story (1985) et The Terrorizers (1986), au premier abord, Mahjong perturbe un peu. Mais une fois dépassées les grossièretés d’un Hard Rock Café comme lieu d’une séquence entière, d’un drapeau américain dans le décor ou d’un propos sur l’un des personnages nommé « Hong Kong » qui aurait bêtement « embrassé » une (la) bourgeois(i)e chinoise, il en demeure l’idée d’une résistance par la rue. Car Mahjong est aussi un film d’insurrection, de résistance. Qu’on nous file à la marchandisation de nos corps, à la prostitution envers des clients occidentaux, nous nous y refuserons comme Marthe s’y refuse, et nous trouverons notre place en marge de ce monde là. Nous nous y perdrons sans doute, mais quelques sentiments sauront encore y naître ; l’amour et l’amitié sont les plus belles barricades données à l’humain pour survivre dans la jungle. Nous ferons comme possible pour occulter, malgré tout, le cynisme de Yang qui, d’un détour, n’hésite pas à faire résonner, par un de ses héros, l’axiome libéral qu’ « on ne peut vraiment faire confiance à personne. », comme miroir de ce nouveau monde ; cette partie de Mahjong où pour que certains gagnent, d’autres doivent perdre.

Mahjong d’Edward Yang, ressortie au cinéma le 16 juillet 2025