Critique | Napoléon vu par Abel Gance (restauration)
Dans le prologue de Napoléon vu par Abel Gance, le jeune Napoléon Bonaparte est filmé à plusieurs reprises en gros plan, face caméra, regard caméra. Quand bien même le film dure un peu plus de sept heures, dans les yeux de l’enfant défilent toute la vie du futur empereur, mais une étincelle y affronte également l’adversité dans son ensemble. C’est Napoléon qui contemple son destin (il s’y prépare), mais aussi Napoléon qui regarde Abel Gance, de l’autre côté de la caméra, et lui assène un défi, celui d’ériger le cinéma à un degré de sophistication tel qu’il puisse embrasser la vie d’un homme remarquable. Il y a en effet une aspiration à la grandeur dans ce film, que l’on rangera volontiers parmi les plus grands et audacieux de tous les temps, mais il ne faudrait pas oublier d’étudier sa construction et ses effets pour cerner le projet de Gance à travers ce film.
Si Gance avait pour but de mettre en scène l’intégralité de la vie de Napoléon Bonaparte, son film de 1927 suit son parcours de sa jeunesse jusqu’à la campagne d’Italie de 1796, en mettant l’accent sur quelques moments marquants de ses jeunes années, chacune correspondant à un bloc séquentiel propre : son arrivée à Paris dans l’infortune, le siège de Toulon (qui marque la fin de la première partie), la répression de l’insurrection royaliste de 1795… Un tel montage, rationalisé de sorte à rendre parfaitement lisible la marche de l’Histoire, n’empêche jamais à Gance de déployer avec force un certain lyrisme, de ceux qui ont été perdus et même invisibilisés par l’arrivée du parlant. Toujours dans le prologue, le jeune Napoléon (qui prononce son nom avec un accent corse et lui vaut quelques moqueries — ou un signe de distinction) joue à une bataille de boules de neiges ou écoute attentivement la leçon sur les climats, ses yeux filant d’un tableau à l’autre, de la Corse à Saint Hélène.
Systématiquement, dans le jeu de juxtapositions que propose Gance, la scène se lit sur deux niveaux sans jamais que le premier ne fonctionne qu’en l’existence du second. Ce n’est qu’un jeu dans la cour de récréation, ce n’est qu’une leçon de géographie ; mais c’est aussi l’avenir de l’homme contenu dans une anecdote, laquelle reviendra d’ailleurs sous l’effet de flashbacks lors des moments fatidiques de son existence. Mais là où le réalisateur abandonne complètement le classicisme d’un biopic qui n’aurait pour seul horizon la restitution chronologique d’une vie marquée par quelques états d’âme, c’est bien l’approche purement sensible de Napoléon qui l’intéresse. En se permettant à peu près tout, il le montre d’abord comme un presque-fou, s’enfuyant de la Corse en radeau, proposant de prendre Toulon par un stratagème auquel personne ne croît, pareil pour l’Italie… Le caractère fondamentalement visionnaire de l’homme est ainsi mis en scène par une autre forme de juxtaposition : la réunion de différentes prises de vues dans le même plan. Parce qu’il assimile le globe terrestre au visage de sa femme, et qu’il fait de la guerre italienne et du manque de sa femme une unique et même bataille, parce que son destin coïncide plus d’une fois avec celui de la nation (la tempête qu’il affronte en quittant la Corse est montée en simultané avec celle, politique, que traverse la toute nouvelle Convention), le film se permet alors quelques incursions quasi-expérimentales dans une imagerie psychédélique (accélérés, répétitions, jeu de couleurs), seule à même d’illustrer l’état de profonde conscience et vitesse dans laquelle se trouve Napoléon au beau milieu d’une Europe qu’il pliera bientôt à sa guise. Ce futur, que le film ne montre malheureusement pas, sans doute pour des raisons de temps et d’argent, est tout de même largement suggéré par la séquence phare du film, une invention que l’on doit d’ailleurs à Gance lui-même : le polyécran (ou triptyque), s’offrant littéralement comme une extension de la vision, une ouverture du champ, de ce que seul le stratège militaire est capable de voir en même temps.
Le temps dilaté
On a beaucoup lu et écrit sur la manière dont Gance voit en Napoléon un grand homme, fait de courage et d’ambition, transcendé par ses multiples visions. Qu’en est-il de l’homme politique ? Présenté comme un agent de seconde génération de la Révolution Française, le film n’esquisse que très peu la pensée politique de Napoléon, et s’accommode d’un certain romantisme consensuel à son égard : l’expansionnisme militaire européen qu’il prépare devient par exemple une conquête universaliste des idées de la Révolution. Assez étrangement, Napoléon s’intéresse plus au contexte de la Révolution et de la Terreur dans lequel se forme l’homme politique plutôt que sa propre conception de l’exercice du pouvoir, reléguant ainsi le film à une étude surtout psychologique de Bonaparte.
Un choix somme toute pertinent, dans la mesure où sa figure demeure difficile à cerner dans son intégralité ; mais qui s’intègre également dans l’entreprise sensible de Gance, qui approche la politique avec une poétique que seul le muet permet. Dans une séquence inimaginable aujourd’hui, Napoléon s’entretient avec la Révolution Française en personne, incarnée par quatre de ses « dieux » (une référence à Anatole France ?) : Robespierre, Marat, Danton et Saint-Just. Cet entretien avec ses prédécesseurs, qui remplissent et hantent une Convention vidée la nuit, ne travaillent pas tant à sculpter l’homme politique qu’était Napoléon, mais plutôt à construire le rapport qu’il entretient avec son propre destin. Et c’est peut-être là la position politique la plus ambiguë et réactionnaire d’Abel Gance : un grand destin s’offre à Napoléon car il est un grand homme et vice versa, dans la mesure où celui-ci, doté d’un don de survoyance, s’entretient avec l’Histoire passée pour bâtir celle à venir. Cette hypothèse est agrémentée par le destin purement romanesque de Bonaparte, enchéri par de multiples cartons estampillés comme des vérités « historiques », telle la coïncidence faisant qu’il soit emprisonné en même temps que Joséphine, qu’ils soient sauvés in extremis de la guillotine, où que sa fuite de Corse concorde avec la tempête à la Convention.
La grandeur du destin se vérifié à chacune des étapes de la vie de Napoléon, et celui-ci est un grand homme car il travaille sur tous les tableaux en même temps, et assimile par exemple la conquête italienne à la reconquête du cœur de sa femme. En ce sens, le montage est d’ailleurs particulièrement éloquent tant il dédie presque autant de temps à montrer Napoléon comme un stratège hors pair (à Toulon notamment) qu’à le mettre en scène en train d’approcher et draguer Joséphine. Magie du découpage gancien : le temps se dilate chez les grands hommes, et une nuit pluvieuse dans une ville prise par les anglais dure aussi longtemps qu’une soirée auprès de l’élue de Beauharnais.
Dans l’un des cartons de Napoléon vu par Abel Gance, on peut lire : « Si vous pouviez savoir de quel rêve s’enthousiasme mon âme, vous me suivriez tous. » Telle était la volonté du militaire, un dictateur en devenir qui changera à jamais la face de l’Europe ; tel était aussi le souhait d’un cinéaste qui lutta contre le temps en voulant le prendre à regarder Napoléon durant plus de sept heures pour en percer les plus fins mystères. S’il ne put mettre en scène l’intégralité de sa vie, il réussit tout de même à en poser quelques jalons essentiels, de même qu’il le fit pour le cinéma en réalisant le dernier chef-d’œuvre du muet, mais surtout un film qui, cent ans après, se découvre encore comme un film intact et immaculé, qui ne cessera jamais d’être moderne.
Napoléon vu par Abel Gance, ressortie au cinéma le 10 juillet 2024