Dévoiler le réel

Critique | L’invasion, Sergueï Loznitsa, 2025

Forme. Un film documentaire, 2 heures et 25 minutes, ou bien une série, 28 épisodes d’une durée totale de près de 5 heures. Dans le premier cas, un enchaînement de scènes de la vie quotidienne ukrainienne filmées entre 2022 et 2023 ; dans le second, les mêmes images et sans doute quelques supplémentaires mais auxquelles on laisserait plus de temps pour se déployer. Plus de temps pour les encaisser aussi, car on pourrait s’y confronter sur la durée en grappillant de ci de là un épisode ou un autre, se plonger dans celui qu’on a pas osé voir la veille, en enchaîner quelques-uns ou précautionneusement s’immerger dans un unique moment : il s’agit là de deux ans de vie d’un pays entier et on peut bien se permettre de prendre quelques jours pour les appréhender. Vous l’aurez compris, une fois n’est pas coutume, on a ici fait le choix de voir plutôt la série.

Quotidien, oui mais. Dans chaque épisode, à peine plus de contexte qu’une date et le nom du lieu où ont été filmées les images qui vont suivre. La plupart du temps, il suffira ensuite de quelques secondes pour comprendre ce qu’on est en train de nous montrer. Ici, un mariage, ou bien des funérailles ; et là un spectacle, une célébration religieuse ou bien des passants qui attendent le métro. Oui mais : des soldats, dans presque chaque épisode, omniprésents, et puis des annonces d’attaques aériennes que les passants blasés semblent ne même plus entendre. Et d’autres épisodes qui semblent plus loin du quotidien tel qu’un résident d’un pays en paix se le représente : une opération de déminage, des files de rationnement, des militaires en permission, d’autres qui apprennent à tirer et d’autres encore, mutilés, qui réapprennent à se mouvoir. Des chants patriotiques, des bâtiments détruits et des immeubles éventrés. Oui mais : là encore, l’habituel, le normal, small talk et gestes anodins, des passants qui prennent des photos, des plaisanteries et les immeubles d’à côté qui sont restés bien vivants. La guerre n’a pas le pouvoir de supprimer l’ordinaire mais elle le teinte de couleurs sombres.

Présences. De la guerre donc, partout et tout le temps, avec notamment ces militaires à chaque coin de rue. Soldats qui s’entraînent, qui se marient, qui deviennent papa, en permission, à un spectacle ou sur le cadavre desquels on se recueille. Omniprésence également, on s’y attendait peut-être un peu moins, de la religion : l’Ukraine paraît être un pays très croyant. Voilà qu’entre en jeu l’inculture géoreligieuse qui ne sait pas distinguer ce qui relève du regard du documentariste ou d’une réalité factuelle – mais est-il seulement nécessaire de trancher la question ? Religion quoi qu’il en soit, horloge de la vie quotidienne par ses célébrations et le poids des traditions encore bien vivace à de multiples endroits.

Courts. Quelques épisodes marquent plus la rétine que l’autre. Certaines images ne nous paraissent pas si éloignées de ce qu’on connaît, d’autres ne nous surprennent que la première fois qu’on les voit ; mais quelques-unes s’imposent tout particulièrement, souvent dans les épisodes les plus courts. Ainsi, la séquence la plus succincte, 3 minutes 30 secondes générique compris, filme une forêt au sol bosselé par les bombardements, trous dans lesquels ont été disposés précipitamment des croix en bois, parfois une dizaine dans le même cratère. Une autre, pas beaucoup plus longue, circule dans une ville désertée suite à une attaque, et l’on se surprend presque de constater qu’au milieu des cadavres de voitures et des trous de balle dans les murs, les arbres semblent avoir une fois de plus survécus. Un troisième épisode enfin (quoique, on pourrait continuer l’énumération) en deux parties, toutes deux courtes : un immeuble détruit dans la nuit, dans les gravats duquel on cherche les survivants et le même bâtiment des mois après, dont on a évacué seulement les gravats les plus susceptibles de s’effondrer mais dont le reste se trouve toujours étrangement intact. Intimités de pièces de vie désertées exposées au plein air, desquelles rien ne semble avoir bougé.

Propagande ? Inévitablement, quelque puisse être la justesse d’une guerre, on constate qu’un peuple qui la subit a besoin de se trouver des récits communs, souvent violents ; faire de la propagande consisterait alors soit à mettre en valeur ces discours soit les invisibiliser, et Loznitsa ne fait ni l’un ni l’autre. Ainsi, tout compatissant qu’on puisse être pour ceux qu’on voit à l’écran, on peut aussi recevoir de plein fouet la violence de certains discours filmés faisant de tout Russe des sous-humains, souhaitant l’envoi de missiles sur des civils, ou professant que « la nature et les Ruskofs sont incompatibles ». Ici, on verra des hommages rendus au bataillon Azov d’affiliation néo-nazie, ailleurs des livres russes saisis puis détruits par milliers. Tout ça n’est pas coupé au montage, fait parfois l’objet d’épisodes complets : si le point de vue est évidemment pro-ukrainien, on ne peut le soupçonner de patriotisme forcené. C’est précisément dans la révélation de ces moments que se dévoile toute la démarche de Loznitsa : le réel se dévoile sous sa caméra sans honte ni complaisance, simplement pour ce qu’il est.

L’invasion de Sergueï Loznitsa, disponible dès maintenant sur Arte