Critique | Notre Monde de Luàna Bajrami, 2024
Notre Monde propose une extension, une sorte de suite spirituelle au précédent film de Luàna Bajrami, La Colline où rugissent les lionnes (2021). À partir des mêmes paysages campagnards dans lesquels grandissaient tant bien que mal les gamines kosovares, telles de lointaines cousines des enfants kiarostamiens, le film effectue, littéralement, un virage. La réalisatrice déplace le cadre et ses personnages vers la ville, retirant rapidement de fait la famille (et ses oppressions inhérentes) de l’intrigue, jusqu’à les reléguer volontairement dans un hors champ le plus total. S’il s’agira encore une fois de filmer une jeunesse opprimée (par « l’union » européenne, entre autres), cette fois, ce sera du point de vue de sa mutation. L’art de Bajrami vient d’entrer en rebelle adolescence.
À la veille de l’indépendance du Kosovo en 2007, Zoe et Volta sont deux sœurs, deux jeunes adultes qui fuient le cocon familial pour s’inscrire à la fac d’économie… enfin ce qu’il en reste. La poursuite de ce geste se fait sur un nouvel horizon, qui s’articule dans l’espace donc, mais aussi dans le temps, dans une perspective historique plus marquée. De son ouverture par un montage d’archives filmées à la DV aux found footages qui mêlent l’enfance des deux jeunes sœurs et celle de Bajrami, Notre Monde accompagne la venue au monde (politique) de ses deux personnages ; un monde qui, tout à coup interrogé, n’appelle plus qu’à être soulevé, remodelé dignement.
Mais alors, quel sera le Notre ? Quelle place prendre dans ce Monde théorique, en devenir ? De ce postulat historique, Bajrami racontera surtout ce qu’un étudiant militant nommera la génération « empêchée », en opposition à la génération précédente sacrifiée par la guerre pour l’indépendance. Une génération qui s’élève contre la précédente, mais qui se retrouve la première dans une impasse à laquelle se confronteront, semble-t-il, toutes les générations à venir jusqu’à aujourd’hui, et sûrement demain et après-demain…
La staticité du monde
La caméra filme des corps contraints, surtout d’attendre une émancipation qui n’advient jamais. Si elle a tendance a trop facilement reléguer le conflit politique en hors-champ lui aussi (on voit un étudiant revenir d’une manif’ plutôt que la manif elle-même…), ce dernier se manifeste autrement à l’université, par l’absence de professeurs, la démystification du diplôme, symbole de légitimité pour les classes populaires, devenu un simple passeport à prix fixe donnant supposément accès à du travail…
La jeunesse désillusionnée que met en scène Bajrami connecte ici encore à la musique de The Blaze, témoignant d’un même spleen, d’une impuissance terrassante face à l’indifférence généralisée d’un monde qui se mondialise sans elles et eux, laissés sur le pas de la porte. Fournie, justifiée, la bande originale dans son ensemble témoigne pour les deux sœurs de leur aspiration à ce monde ouvert, celui qui par un simple bouton passe du rock mainstream Gorillaz aux chants traditionnels kosovars. C’est bien de la possibilité de ce swipe avant l’heure qu’il est question dans le film, de sa revendication, en vain. La trajectoire de Zoe et Volta n’échappe pas à quelques passages obligés, une altercation finale notamment, dont on regrette qu’elle ne soit pas le point de départ d’un récit plus frictionnel, mêlant flot de paroles et surplaces protéiformes aux cris et piétinements de manifestations, d’actions politiques bien plus concrètes.
Le Monde que dessine Luàna Bajrami depuis deux films tâtonne encore, se précise et s’étend certes, doucement, sûrement. Territory, The Blaze : « We’ve waited for this day / We shed some tears of love now / Like a desert in the rain ».
Notre monde de Luàna Bajrami, sortie le 24 avril 2024